Les mille et un matins d’Eglal Farhi
À 85 ans passés, la directrice égyptienne du club parisien le New Morning, qui fête ses 27 ans d’existence le 16 avril, programme chaque mois les plus grands musiciens, parmi lesquels de plus en plus d’Africains.
Supposons que vous soyez né hier. Comme tombé du ciel. Vierge de toute culture. Vous êtes doté de deux oreilles, d’un bon déhanché, d’un pied énergique et d’une curiosité sans faille. Votre unique but dans la vie est d’écouter de la musique et de découvrir d’un seul tenant les grands mouvements qui, à l’exception du courant classique, ont embrassé le XXe siècle à coups de pulsions intestines et de rythmes endiablés : le blues, le funk, la soul, la world, la salsa, les musiques afro-cubaine, brésilienne, sans oublier le jazz. Tous les jazz. Supposons qu’au même moment vous souhaitiez en savoir plus sur leurs dignes représentants. Des dieux plus ou moins vivants et plus ou moins morts. De Miles Davis à Nina Simone. De Steve Coleman à Pharoah Sanders. De Bonga à Ray Barretto et de Youssou N’Dour à Prince, en passant par Tony Allen, Cesaria Evora, Roy Ayers, Fred Wesley ou Salif Keita Que vous vouliez une restitution de la formidable synthèse de tout cela. Des styles comme des stars. Votre priorité sera alors de rencontrer Eglal Farhi. Son nom ne vous dit rien ? Elle est l’une des plus grandes ambassadrices de la musique afro-américaine de ces trois dernières décennies et exerce ses talents à Paris.
Passion et obstination
L’histoire de cette ancienne journaliste née à Alexandrie, en Égypte, en 1925, directrice de la salle de concerts le New Morning dans le 10e arrondissement de la capitale française, se livre à cur ouvert. Depuis son inauguration le 16 avril 1981, avec tambours et trompettes, son établissement est devenu aussi célèbre que le Village Vanguard ou le Blue Note à New York. Une longévité exceptionnelle dont le secret tient en deux mots : passion et obstination. « Je baigne dans la musique depuis mon enfance. À la maison, nous écoutions en permanence des disques de jazz sur des gramophones que l’on remontait à la main. » Les réussites les plus marquantes se font souvent dans un terreau familial. Aussi, c’est sans hésiter qu’elle accepte, au début des années 1980, la proposition de son beau-fils, directeur d’un club de jazz à Genève, de transposer le concept à Paris après avoir dégoté, au cur d’un quartier populaire, un improbable local pouvant accueillir cinq cents personnes. « Les grands musiciens qui passaient en Suisse n’avaient qu’une hâte, celle de jouer à Paris. Comme il n’y avait plus beaucoup d’endroits où se produire dans cette ville à cette époque, ils ont tout de suite plébiscité le New Morning. » Dès les premières semaines, des pointures comme Stan Getz, Freddie Hubbard, Johnny Griffin et autres hauts représentants du label américain Blue Note sont programmées. « D’emblée, nous avons eu les meilleurs, qui plus est payés au pourcentage. Nos risques furent donc limités. » Très vite, l’endroit rouge vermillon à l’architecture gréco-romaine s’impose, tout en renvoyant à un lointain souvenir les caves de Saint-Germain-des-Prés, où l’on commençait à s’ennuyer ferme au son du New Orleans. Enfin, l’une des plus belles villes du monde ?disposait d’un club, un vrai, avec vue sur la rue et l’avenir.
De ce lieu fréquenté par des milliers d’artistes et passé aujourd’hui au rang de légende, nous avons tous des souvenirs impérissables. Le saxophoniste Dexter Gordon titubant sous l’effet de substances illicites. Elvin Jones fracassant sa batterie réglée au millimètre par Keiko, sa femme. Les yeux d’Art Blakey rivés au ciel comme pour remercier le destin. « J’aime répéter que peu de musiciens ont trouvé le New Morning trop petit pour eux », confie Eglal Farhi, qui regrette toutefois n’avoir pu accrocher Keith Jarrett à son tableau de chasse faute de disposer d’un piano de marque Steinway, mais si fière de se remémorer « tant d’autres amis ». Chet Baker surtout. « Comme Jaco Pastorius, il avait une désespérance dans le regard qui me bouleversait. »
Mais tout n’a pas été rose. Ni dans la vie de cette grande dame de bientôt 86 ans, issue de l’aristocratie égyptienne et contrainte de fuir son pays avec l’avènement de Nasser. Ni dans la saga de son « bébé », souvent rythmée par les menaces. « Dès l’ouverture, nous avons appris que nous n’avions pas toutes les autorisations. La police ne s’est pas privée de nous le faire savoir. » Puis sont venues les plaintes pour nuisances sonores de voisins mal embouchés. Le « Niou » a malgré tout résisté, contre vents et marées. Une performance d’autant plus remarquable que l’austérité apparente de la salle, ancienne imprimerie du journal Le Parisien située à quelques encablures de la rue Saint-Denis, n’était pas non plus le meilleur atout. Portée par ses programmations, cette scène continue pourtant d’opérer tous les soirs, comme par magie. Et cela dure depuis vingt-sept ans.
Mais la passion est loin de suffire à la gestion quotidienne d’un club, si réputé soit-il. Aidée par une équipe soudée et majoritairement féminine, « madame Farhi », comme on l’appelle respectueusement dans le métier, a élargi ses horizons pour s’attirer d’autres publics. « Mes origines égyptiennes m’ont naturellement ouverte sur l’extérieur. » D’où des têtes d’affiche parmi les artistes cubains, jamaïcains et, surtout, africains. Programmés en mars dernier après Eddie Palmieri et le trompettiste Roy Hargrove, la chanteuse Sally Nyolo et le Capverdien Tcheka cèdent leur place, en ce mois d’avril, à deux Béninois en pleine ascension : la chanteuse Mina Agossi et le guitariste Lionel Louéké. Puis, les beaux jours venant, sonnera l’artillerie lourde avec l’afrobeat très en vue d’Antibalas. L’ancien guitariste de Miles Davis, Mike Stern, et la fidèle choriste de James Brown, Martha High, se produiront en mai.
Le New Morning s’africanise, se « cubanéise », mais le jazz règne toujours en maître absolu. Les légendes vivantes, dont le nombre se réduit comme peau de chagrin, font place à une nouvelle génération de musiciens tout aussi captivés par l’endroit et son atmosphère singulière. Pour sa patronne, qui gère ses affaires avec une rigueur orchestrale, l’essentiel est « de ne pas laisser la routine s’installer ». Car la concurrence est là. Celle des festivals et des salles prestigieuses d’ordinaire dévolues au classique (Pleyel, Théâtre des Champs-Élysées), qui n’hésitent plus à marcher sur ses plates-bandes. « Cela nous pousse à être imaginatifs, même si nous avons fidélisé notre public. »
Esthétique décalée
Le lieu, son histoire et son esthétique décalée font la différence. Saisir l’âme du New Morning, c’est se vouer corps et âme à la musique et aux musiciens. Le temps d’une soirée, d’un souffle, d’une gorgée de bière. Avantage incomparable, on peut les observer, les saluer, échanger avec eux. Une communion que les jazzmen, adulés, choyés, chouchoutés, appellent d’ailleurs de leurs vux. « Au New Morning, on se sent bien », notait le critique Francis Marmande en 1991, à l’occasion du dixième anniversaire du club. Depuis, rien n’a changé, ou si peu. Le piano Yamaha, face auquel Michel Petrucciani s’assit très jeune, trône toujours. L’interdiction de fumer est respectée, à la grande joie des chanteuses. Les lettres noires et blanches ayant longtemps servi d’arrière-scène ont été remplacées par un décor couleur de désert. Pour le reste, ne cherchez pas le confort d’un fauteuil anglais ou d’une bonne table, vous n’aurez que celui de vos yeux émerveillés.
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