« Vidomégons » : un débat national

La coutume autorise à « placer des enfants auprès d’un tiers ». Ce sont pour la plupart des petites filles. Pour elles, c’est une grande chance. Mais le pire, parfois, les attend.

Publié le 12 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Il y a quelques années encore, Rosalie et Pélagie ne savaient ni lire ni écrire, encore moins compter. Aujourd’hui, elles récitent par coeur l’alphabet français, comptent « jusqu’à 70 ». Avec fierté, elles exhibent aux visiteurs les deux cahiers d’écolier sur lesquels elles consignent, depuis de longs mois, des chiffres et des lettres.
Rosalie, 12 ans, et Pélagie, 10 ans, partagent les mêmes repas que leur « patronne ». Certains soirs, elles font la prière avec elle avant d’aller se coucher. « Je les considère comme des membres de la famille, explique Isabelle Mahugbé, qui les a recueillies chez elle il y a bientôt deux ans, et qui, au retour du travail, leur donne, le soir, des cours particuliers. J’ai même envisagé, un moment, de leur ouvrir un compte d’épargne, mais elles n’ont aucune pièce d’état civil ni, a fortiori, la carte d’identité indispensable pour cela. »
Rosalie et Pélagie sont des vidomègons, ce qui signifie littéralement, en fon (la langue la plus usitée dans le centre et le sud du Bénin), des « enfants placés auprès d’un tiers ». Les vidomègons sont, dans leur quasi-totalité, des petites filles, de 7 ans à 15 ans, parfois plus jeunes, cédées par des parents nécessiteux à des familles citadines pas toujours riches, mais censées être à l’abri du besoin.
En les confiant à ce fonctionnaire ou à ce commerçant vivant à Cotonou, vague connaissance de la famille, ou à un cousin, toujours impeccablement vêtu, comptable à Porto Novo ou homme d’affaires au Gabon, les parents, bien souvent des ruraux, espèrent soustraire leur progéniture à la fatalité et à la misère.
Isabelle Mahugbé avoue, pour sa part, n’avoir jamais rencontré les parents de Rosalie et de Pélagie : « Ils ne sont jamais venus me voir, ne serait-ce que pour prendre des nouvelles de leurs filles. Elles m’ont été confiées par des intermédiaires », assure-t-elle. Bien traitées, nourries, éduquées, Rosalie et Pélagie doivent, en contrepartie, veiller à la propreté de la maison, faire du rangement et quelques « petits travaux ». C’est (à peu près) tout. Toutes les vidomègons, loin s’en faut, ne sont pas logées à la même enseigne.
Premières levées, dernières couchées, du ménage matinal au loquet à mettre au portail, lorsque le chien est – enfin – soulagé de sa chaîne, les vidomègons ont des journées bien remplies : cuisine, vaisselle, lessive, marché. Elles veillent à la quiétude et à la sécurité des « enfants de bonne famille », parfois plus âgés qu’eux. Mal nourries, privées d’école et, au-delà, de toute instruction, en haillons, ces petites filles logent généralement dans des dépendances insalubres, se contentent des restes, et entretiennent, parfois, des relations ambiguës avec le maître de maison. Certaines sont placées par leurs parents, en attendant d’être suffisamment « mûres » pour être cédées en mariage au plus offrant…
Les candidates à la fugue sont promises à un châtiment terrible : bastonnade, supplices divers, dont le plus prisé consiste à introduire du piment dans le sexe de la petite fille, en présence des parents « compréhensifs », à qui l’on aura pris le soin de glisser subrepticement quelques billets de banque. On en trouve même qui portent des marques de fer à repasser sur la tempe ou sur les seins, des griffures sur le visage ou sur le corps, autant d’indications des mauvais traitements qui leur sont infligés.
Selon l’Unicef, il y aurait un demi-million de vidomègons au Bénin, dont quelque cent mille dans la seule agglomération de Cotonou. Certains parents dans le besoin acceptent même, pour 10 000 F CFA ou 20 000 F CFA, de confier leurs enfants à des rabatteurs qui les conduisent clandestinement sous des cieux plus cléments, à savoir les « émirats » pétroliers que sont le Gabon, le Congo-Brazzaville et le Nigeria. Sur place, les gamines sont placées dans des ménages pour des prix qui varient entre 50 000 F CFA et 100 000 F CFA. Elles se lèvent aux aurores, alors qu’elles se sont endormies à peine deux ou trois heures plus tôt, transportent sur la tête des ballots de tissus au marché de Mont-Bouët (Libreville), de Poto-Poto (Brazza) ou de Yaba (Lagos).
Pour comprendre le phénomène des vidomègons, il convient de rappeler que, dans la société béninoise, l’enfant apparaît d’une manière générale comme « appartenant » à la famille au sens large du terme. À ce titre, il est le bien de ses géniteurs, certes, mais aussi celui des collatéraux. Avec la crise économique, le relâchement des structures familiales et des valeurs culturelles, et l’urbanisation sauvage, ce « trésor potentiel » qu’est l’enfant devient de plus en plus une charge. Incapables de faire face à leurs obligations, certains parents poussent leur ribambelle à la « débrouille ». Quand ils ne les mettent pas à la rue, ils les placent en ville comme vidomègons.
On en trouve dans toutes les couches de la population. Chez les hommes politiques, les fonctionnaires, les Mamas Benz, ces fameuses revendeuses de tissus wax du grand marché de Dantokpa, et chez les intellectuels, prompts à s’indigner des « inégalités sociales. »
Certaines vidomègons – c’est le cas de Rosalie et de Pélagie – tirent le bon numéro. Avec un « tuteur » ouvert d’esprit, elles peuvent toujours apprendre quelques rudiments du français, langue de travail des Béninois, mais aussi des notions d’arithmétique, voire, pour les plus chanceuses, suivre une formation (couture, broderie ou cuisine) qui leur permettra, plus tard, de gagner leur vie et leur liberté. Malheureusement, nombre de ces petites filles échouent chez des gens qui, eux-mêmes, tirent le diable par la queue.
« Les mentalités ont beaucoup évolué ces dernières années, et le sort des vidomègons est même devenu un débat national, surtout depuis le battage fait, en avril 2001, autour de l’Etireno » [un navire arraisonné au large du Gabon avec quelque 250 enfants béninois à bord], souligne Isabelle Mahugbé.
Ce scandale avait attiré l’attention de la presse internationale et des organisations non gouvernementales sur le Bénin. Depuis, les autorités sont devenues intraitables avec le trafic transfrontalier et la sortie illégale des mineurs du territoire national. Mieux, journalistes, leaders d’opinion, services de police et de gendarmerie, magistrats, assistants sociaux, enseignants et paysans sont, plus que par le passé, sensibilisés à la protection des enfants. Par ailleurs, devant la réprobation internationale, de plus en plus de cadres béninois refusent d’accueillir des vidomègons, leur préférant des bonnes majeures et (faiblement) rémunérées.
Il n’est pas rare, aujourd’hui, que des voisins, qui entendent un enfant hurler dans une concession appellent aussitôt la police à la rescousse en utilisant un numéro vert (gratuit) mis à la disposition du public par l’État. Les moyens d’intervention de la brigade des mineurs ont été sensiblement renforcés. Des « comités de vigilance » ont été installés dans les provinces les plus sensibles, le Zou, les Collines (centre) et l’Ouémé (sud-est). Des programmes de formation des vidomègons ont été mis en place, avec l’aide des organisations non gouvernementales et de l’Unicef. Les radios et les télévisions publiques et privées organisent régulièrement des talk-shows et des émissions spécialisées sur le sujet. Elles n’hésitent pas à passer en direct des témoignages d’enfants battus. Récemment encore, elles ont fait leurs choux gras du cas pour le moins inquiétant d’une dame qui enchaînait une petite fille vidomègon, tous les matins, avant de s’absenter pour la journée. Afin, avança-t-elle en guise d’explication, « d’éviter qu’elle ne fugue ».

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