Comment Kadhafi a cédé aux Américains
En renonçant à ses programmes d’armes de destruction massive, le Guide donne de nouveaux gages de bonne volonté aux Anglo-Saxons. Une décision spontanée qui s’apparente à une reddition préventive.
« Homme d’État », leader « sage », « raisonnable » et « courageux » : jamais, depuis son accession au pouvoir il y a trente-quatre ans, le colonel Kadhafi n’avait bénéficié de tant de qualificatifs laudateurs de la part de ceux qu’il fustigea, trois décennies durant, à longueur de discours. À l’origine de cet extraordinaire retournement sémantique, qui fait de ce paria de l’Amérique un chef d’État arabe presque comme les autres aux yeux des Anglo-Saxons, l’annonce faite à Tripoli le 19 décembre en fin d’après-midi de la décision libyenne de démanteler, sous contrôle international, la totalité de ses armements biologiques, chimiques et nucléaires, interdits aux pays jugés par Washington comme non fiables, ou indignes d’en posséder. La Libye devient ainsi le deuxième État, après l’Afrique du Sud, à renoncer volontairement à ses programmes de fabrication d’armes de destruction massive (ADM) – une décision dont le caractère spontané demeure évidemment sujet à caution, tant elle s’apparente à une reddition préventive…
Tout commence en 1999 lorsque Mouammar Kadhafi accepte de livrer à la justice écossaise les deux présumés coupables de l’attentat de Lockerbie. À l’initiative des Saoudiens, de Nelson Mandela, mais, surtout, du Premier ministre britannique Tony Blair, dont le pays vient tout juste de reprendre ses relations diplomatiques avec la Libye, une première rencontre secrète a lieu à Genève entre le spécialiste libyen des affaires de sécurité, Moussa Koussa, et le « monsieur Maghreb/Moyen-Orient » de l’administration Clinton, Martin Indyk. L’entretien ne débouche sur rien de concret – il s’agit alors d’attendre le verdict du procès de Camp Zeist -, mais un déblocage imperceptible se fait jour. En 2000, pour la première fois, le rapport annuel du département d’État sur la situation des droits de l’homme et des « activités antiaméricaines » dans le monde reconnaît que, depuis l’expulsion du groupe Abou Nidal en 1988, plus aucun terroriste n’a été repéré en Jamahiriya.
Les événements du 11 septembre 2001 vont servir de catalyseur à cette évolution. Kadhafi est l’un des tout premiers, dans le monde arabe, à condamner les attentats. Il organise une collecte de sang pour les victimes des Twin Towers et rappelle à l’occasion qu’il lança, six ans auparavant, un mandat d’arrêt contre Ben Laden, lequel finançait un mouvement radical clandestin déterminé à l’assassiner : le Groupe de combat islamique libyen (GCIL). Dans la redistribution majeure des cartes géopolitiques qui s’annonce, le colonel a l’intelligence de jouer, sans hésiter et sans y avoir été invité, dans le camp américain. En saisissant ainsi cette « fenêtre d’opportunité », le Guide obéit, certes, à des impératifs de Realpolitik – isolement dans le monde arabe, asphyxie due à des sanctions implacables qui pénalisent lourdement un secteur pétrolier en déclin, désir mal contenu de reprendre avec cette Amérique, qui l’a toujours fasciné, des relations rompues en 1981, etc. -, mais la stratégie sera payante.
À la mi-octobre 2001, puis en janvier 2002, William Burns, le successeur de Martin Indyk, rencontre, à Londres, Moussa Koussa accompagné des ambassadeurs de Libye auprès de l’ONU (Abouzeid Dourda), à Rome (Abdellati el-Obeïdi) et dans la capitale britannique (Mohamed el-Zwai). Cette fois, on ne se cache plus et l’on parle de tout (voir J.A.I. n° 2142). La partie libyenne offre ce qu’elle sait sur les réseaux d’el-Qaïda, mais aussi sur le jeu ambigu à l’égard de Ben Laden pratiqué par les services des « pays frères » (syriens et saoudiens, notamment). De leur côté, les Américains ajoutent le GCIL sur la liste des organisations terroristes, officialisant ainsi la présence de Kadhafi du bon côté de la lutte. C’est à cette occasion que sont discutés les principaux termes du deal de Lockerbie, les Libyens acceptant d’indemniser, à hauteur de 2,7 milliards de dollars, les familles des victimes de l’attentat du 21 décembre 1988. Dès lors, tout va s’accélérer.
En août 2002, le ministre britannique Mike O’Brien est reçu par le colonel sous la tente, à Syrte. Kadhafi insiste sur sa volonté de rouvrir la Libye aux investissements anglo-américains dans le domaine pétrolier. Les concessions des sociétés Occidental, Amerada Hess, Marathon et Conoco, gelées depuis quinze ans, arrivent à expiration en 2005 et le lobby pétrolier s’active à Washington auprès de George Bush et de Dick Cheney. Mouammar Kadhafi parle également droits de l’homme : huit cents prisonniers politiques ont été libérés ces deux dernières années, insiste-t-il, et ceux qui demeurent en détention (un chiffre sensiblement égal) sont tous des islamistes radicaux, que l’Amérique ne saurait lui reprocher de maintenir hors d’état de nuire.
En mars 2003, vraisemblablement convaincu de la détermination de Washington d’en finir avec Saddam Hussein, le colonel fait le geste décisif : il autorise l’inspection secrète de son arsenal par des experts de la CIA et du MI6 britannique. Ces visites guidées, véritables tour-opérateurs des ADM, ont lieu début octobre, puis début décembre, et durent près de trois semaines. Des dizaines de sites, de laboratoires et d’usines sont ainsi visités par les agents, qui ont accès en toute liberté aux scientifiques libyens et rencontrent, en prime, le Guide lui-même. Rien à voir avec l’Irak de Saddam : la Libye offre tout et reconnaît tout. Missiles Scud B et C, stocks de gaz moutarde et innervant produits par l’usine de Rabta, programme d’ultracentrifugation permettant d’enrichir l’uranium, etc. Même si les experts n’apprennent rien, ou presque, qu’ils ne sachent déjà – et même si le savoir-faire des Libyens en la matière ne semble pas être à la hauteur de la menace potentielle que représentent leurs armes -, la bonne volonté de Tripoli est patente et la démarche de son maître apparaît (une fois n’est pas coutume) tout à fait cohérente.
Le dernier round de discussions a lieu le 16 décembre dans le salon cossu d’un club du Pall Mall Building, au coeur de Londres. Koussa, Obeïdi et Zwai font face à deux hauts diplomates du Foreign Office et à deux responsables du MI6. La négociation dure six heures, arrosée de thé et d’eau minérale. Le texte de l’accord est aussitôt soumis à Tony Blair, lequel consulte Condoleezza Rice à Washington et… Mouammar Kadhafi à Tripoli. Le 17, à midi, le Premier ministre téléphone en effet, pour la première fois de son existence, au leader libyen. Trente minutes de conversation pendant lesquelles Blair rassure Kadhafi : si le Guide donne son feu vert à l’accord, Londres et Washington ne se montreront pas ingrats à son égard. Le vendredi 19 décembre, le ministre libyen des Affaires étrangères rend publique la décision de son pays de désarmer. Bush et Blair applaudissent et rendent hommage à celui que certains de leurs prédécesseurs n’avaient pas hésité à traiter de « fou ». La boucle est bouclée, et l’on parle même d’un sommet à trois, en Italie, au cours des mois à venir…
Si la levée totale des sanctions américaines à l’encontre de la Libye attendra sans doute encore un peu – pour cause de pressions induites sur la Corée du Nord, la Syrie et l’Iran -, nul doute que cette mesure sera effective d’ici à la fin de 2004. Hasard, calcul ou nécessité (ancien étudiant en sciences politiques à l’Université du Michigan, l’homme est parfaitement anglophone), celui que Kadhafi a choisi pour négocier, depuis quatre ans, avec les administrations américaine et britannique, le retour de la Jamahiriya dans le concert des nations dites « fréquentables » – Moussa Koussa, 56 ans – est sans doute celui qui fut le plus impliqué dans l’exportation, par tous les moyens, de ce que le colonel qualifiait alors de « révolution à l’échelon mondial ».
En arrière-plan, l’un des fils du Guide, Seif el-Islam, a également joué un rôle crucial. Souvent présent à Londres, ce partisan déclaré des réformes économiques et de l’introduction d’une certaine dose de démocratie à l’occidentale dans les structures grippées de la Jamahiriya est un peu le cerveau de la campagne de charme et d’ouverture menée par Tripoli. Lui et son père ont-ils fait le constat que le meilleur moyen de sauvegarder le régime passait obligatoirement par une modernisation, impossible sans le soutien multiforme des ennemis d’hier ? C’est probable. Le fait que l’acte du 19 décembre, purement solitaire, ait mis les « frères » syriens en position délicate vis-à-vis de Washington – qui exige de Damas une déclaration similaire, alors que, face à un Israël lourdement nucléarisé depuis trente ans, la Syrie est toujours en état de guerre et d’occupation – n’a que très peu compté dans la décision libyenne. Pas plus que la mise à l’écart, voulue également par les Américains, de la France, dont le président Jacques Chirac a pourtant toujours milité pour une approche « réaliste » du dossier libyen. Cela fait longtemps que, des leaders arabes qui l’ont tant raillé et boycotté, Mouammar Kadhafi n’attend plus rien de bon. Pourquoi donc s’en préoccuper ? Quant aux Français, déjà humiliés par le règlement au rabais de l’affaire du DC-10 d’UTA, ils ont toujours été considérés à Tripoli comme une simple carte de substitution. Maintenant que Washington sourit à Kadhafi, Paris pèse évidemment d’un bien moindre poids.
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