RDC : Tabu Ley entre les mains de Dieu

Le roi de la rumba congolaise a tiré sa révérence le 30 novembre 2013, à l’âge de 73 ans. Il a marqué toute une génération qui s’est déhanchée sur son répertoire, l’un des plus riches du continent.

Le répertoire de Tabu Ley est l’un des plus riches du continent. © DR

Le répertoire de Tabu Ley est l’un des plus riches du continent. © DR

ProfilAuteur_TshitengeLubabu

Publié le 11 décembre 2013 Lecture : 5 minutes.

C’était d’abord une voix, reconnaissable entre mille. C’était aussi un physique, qui s’était épaissi avec le temps, remarquable par un nez proéminent qui semblait destiné à humer toutes les senteurs du monde et qui ne laissait personne indifférent. Tabu Ley était surtout un géant, le dernier de la chanson congolaise, dont la carrière, commencée avant l’indépendance de l’ancien Congo belge, comporte à ce jour, à n’en pas douter, l’un des répertoires les plus riches que l’on puisse imaginer.

Il chantait l’amour et faisait chavirer les coeurs de ces dames. Il chantait la société. La mort aussi, comme dans Mokolo nakokufa (« le jour où je mourrai », en lingala), qui sera l’un de ses plus grands succès, sorti en 1966. Cette chanson est aussi une réflexion sur la condition humaine. Le trémolo de la guitare électrique, l’authenticité de la voix incitent à la méditation. Le chanteur se demande qui pourra le pleurer le jour où il passera de vie à trépas. Comme il ne le saura jamais, il préfère se pleurer lui-même. Il se demande comment et où il mourra : en ville, dans la brousse, par noyade ou à la suite d’une maladie. Le pauvre, chante-t-il, pensera lui à sa femme, à ses enfants, à la fin de son calvaire. Le riche à toute la fortune qu’il laissera, à ses biens immobiliers et à son parc automobile, aux enfants envoyés étudier en Europe. Le disciple de Bacchus se souviendra de son verre de bière et de la fin du mois, lorsque, une fois son salaire touché, il peut s’amuser avec ses amis. Quant à la prostituée, elle se souciera de sa perruque et de sa garde-robe, tout en souhaitant longue vie à l’African Fiesta, l’orchestre du chanteur. Dans un autre de ses textes, Mokitani ya Wendo (« l’héritier de Wendo », du nom de l’un des précurseurs de la chanson congolaise), Tabu affirme que sa mort se trouve « entre les mains de Dieu ».

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Tabu Ley écrit des textes pour Joseph Kabasele

Pascal Tabu Ley, dit Rochereau, est né en novembre 1940 à Bagata, dans l’actuelle province du Bandundu (Ouest). Il est encore tout petit lorsque ses parents vont s’installer à Léopoldville, aujourd’hui Kinshasa. Inscrit à l’école primaire chez les missionnaires catholiques, il intègre peu après la chorale de la paroisse Saint-Pierre, comme si chanter était déjà son destin. L’adolescent se produit plus d’une fois en public à l’occasion de certaines cérémonies, puis il se met à fréquenter le monde de la musique, spécialement l’African Jazz, l’orchestre de Joseph Kabasele, alias Kallé, son idole. Il va même écrire des textes pour lui.

C’est en 1959 que Pascal Tabu prend sans doute la décision la plus importante de sa vie : il veut devenir chanteur professionnel, alors qu’il peut encore, grâce aux études moyennes (secondaires) qu’il vient de terminer, travailler comme commis au sein de l’administration coloniale. À l’assurance d’une carrière, le jeune homme de 19 ans préfère la vie pleine d’incertitudes de l’artiste. Aux côtés de Kabasele, Rochereau se révèle une recrue plus qu’utile : ses chansons constituent l’essentiel du répertoire. Mais l’African Jazz connaît des difficultés. Rochereau va d’un orchestre à l’autre, retrouve l’African Jazz après reconstitution, repart avec des dissidents… La stabilité ne viendra que le jour où il devient, vers la fin des années 1960, son propre patron à la tête de l’African Fiesta National. Ses chansons inondent le marché et occupent souvent la tête des hit-parades. Sa renommée gagne toute l’Afrique subsaharienne.

Tabu s’impose. C’est, par exemple, le cas en 1967, lorsqu’il remporte haut la main un concours qui lui permet d’aller représenter son pays à l’Exposition universelle de Montréal, au Canada. En 1970, il devient le premier chanteur africain à se produire à l’Olympia, le célèbre music-hall parisien. Dans son pays, cela est vécu comme un grand événement, la consécration d’une jeune carrière. Revenu de Paris, en 1971, il effectue avec son orchestre une tournée triomphale à travers le tout nouveau Zaïre. Mais Tabu Ley, c’est aussi et surtout un innovateur. Doué pour les arrangements, il veut que la technique vocale, qu’il s’agisse de chants en solo ou à plusieurs voix, tende à la perfection. Il fait de ses concerts de véritables spectacles, à la manière d’un James Brown ou d’un Johnny Hallyday. C’est ainsi qu’il soigne méticuleusement la scénographie et la chorégraphie en recrutant des danseuses.

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« On continue de dire que Joseph Kabasele est le père fondateur de notre musique, mais c’est faux, avance le musicien Ray Lema, qui a travaillé avec lui. Pour moi, les deux vrais pères de la chanson congolaise sont Tabu Ley, qui a brillamment représenté la veine mélodique, et Franco Luambo Makiadi, qui représentait pour sa part la veine groove. La jeune génération a établi un pont entre ces deux tendances. Tabu Ley, grand mélodiste, est celui qui a mis le plus de mélodies dans nos têtes. Malgré son apparente simplicité, sa musique relevait d’une rigoureuse composition et répondait aux normes internationales. La mort de cette voix magnifique est une perte pour le Congo, l’Afrique, le monde et la musique. »

Créer quelque chose d’original en puisant dans les racines de son pays

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Alors que Joseph Kabasele reste fidèle aux rythmes cubains, Tabu Ley se renouvelle, se remet en question pour toujours créer quelque chose d’original en puisant dans les racines profondes de son pays. Sous Mobutu, Tabu Ley est une institution. Son unique rival, c’est Franco, le patron de l’OK Jazz. Tout au long de sa carrière, il suscite des vocations, forme des générations entières de chanteurs. Il est, à lui seul, une véritable école, le représentant de ce que d’aucuns appellent « le style African Jazz ». Dans les années 1970-1980, il intègre un certain Shungu Wembadio, alias Papa Wemba, à son orchestre. Il monte de nombreux duos avec des chanteuses, comme celui, resté légendaire, avec Mbilia Bel. Grand séducteur, Tabu Ley laisse, dit-on, plusieurs dizaines d’enfants. Certains d’entre eux, notamment des filles, ont essayé de lui emboîter le pas. En vain. Seul son fils Youssoupha Mabiki, rappeur français, a su tirer son épingle du jeu.

C’est au début des années 1990 que Tabu Ley quitte le Zaïre pour des raisons obscures. Après les États-Unis, il se retrouve en France, où le statut de réfugié politique lui sera refusé. Il ne regagnera son pays qu’après l’arrivée du nouveau pouvoir. Nommé député à l’Assemblée consultative en 2005, il sera vice-gouverneur de Kinshasa. Mais, en 2007, son élection à l’Assemblée provinciale est invalidée. En 2008, il est terrassé par un AVC. Évacué en Belgique pour des soins, il se retrouvera ensuite en France. En 2012, Tabu Ley s’est rendu à Kinshasa, où une décoration lui a été décernée… dans la quasi-indifférence générale. L’homme qui avait fait rêver plus d’une génération était devenu, en fin de compte, un célèbre inconnu. « Quand je mourrai, qui va me pleurer ? » s’inquiétait-il en 1966. Nous le pleurons.

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