Mali : la drôle de guerre

À Mopti et à Sévaré, on est au plus près de la ligne de front du Nord-Mali. Les islamistes armés sont à moins de 200 km. Les militaires prétendent qu’ils sont prêts à se battre, mais refusent encore de voir que, seuls, ils ne peuvent rien ou presque… Reportage.

Publié le 3 décembre 2012 Lecture : 9 minutes.

Assise derrière son comptoir, soeur Évangéline suit les instructions à la lettre. « D’où venez-vous ? Pourquoi êtes-vous là ? Vous restez combien de temps ? » Pour louer une chambre au Centre Jean Bosco de Sévaré, un hôtel appartenant au diocèse, il faut affronter le feu roulant des questions de sa gérante. L’oeil affûté, elle traque la moindre hésitation. « Nous sommes en zone de guerre, se justifie-t-elle. On nous a demandé d’être très vigilants. »

« On », ce sont les autorités administratives et militaires de la communauté urbaine de Mopti-Sévaré. La place forte, le dernier rempart contre les islamistes armés qui, depuis fin mars, contrôlent tout le nord du Mali. Avec sa garde nationale, son camp de l’armée de l’air et sa base de l’armée de terre, où est installé le poste de commandement opérationnel (PCO), Sévaré a des allures de ville-garnison.

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Bamako, la capitale malienne, est à 600 km de là, mais moins de 200 km séparent Mopti et Sévaré (deux villes situées à une dizaine de kilomètres l’une de l’autre) de Douentza, première position occupée par des jihadistes. Au-delà de cette ligne, il n’y a plus ni administration ni service public. Peu ou pas de centres de santé. Aucun treillis arborant le vert, le jaune et le rouge – les couleurs du drapeau malien. De fait, à Douentza, on n’est plus au Mali, mais dans un territoire dirigé d’une main de fer par trois groupes jihadistes qui, en quelques mois, ont supplanté les rebelles touaregs du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA). Nul n’ose plus contester la suprématie d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) et des combattants d’Ansar Eddine, emmenés par Iyad Ag Ghali. Femmes voilées, mains et pieds coupés, lapidations, coups de fouet pour les fumeurs ou les consommateurs d’alcool… Moins de 200 km séparent les habitants de la ville de l’horreur.

Check-points

À Mopti, les discussions en cours au Burkina Faso entre Ansar Eddine et le MNLA laissent indifférents. On se moque ici du fait que, le 16 novembre, les deux groupes rivaux se soient dits prêts à « un dialogue politique » avec Bamako. On fait peu de cas des tergiversations des politiciens sur la tenue d’une concertation nationale, censée ouvrir la voie à des élections. Les déclarations en provenance de Paris ou de New York ne sont répercutées que de loin en loin par les médias locaux. À Mopti, seule compte la proximité de la ligne de front, dont on est sûr qu’elle va bientôt bouger. Oumar Bathily, le maire de la ville, explique qu’il a « dû faire face à un afflux de réfugiés qui va sûrement augmenter dès la reprise des combats ». Près de 41 000 déplacés ont été recensés, et l’aide humanitaire peine à satisfaire tous les besoins.

À Sévaré comme à Mopti, des check-points permettent de filtrer les arrivées. Des soldats abrités sous des tentes ou à l’ombre des acacias surveillent mollement les allées et venues. Le dispositif n’est pas très convaincant, mais rassure – un peu – les populations. « Ici, vous êtes en sécurité, promet soeur Évangéline. L’armée contrôle tout, ils ont arrêté des gens… Vous le saviez ? »

Rares sont ceux qui sont ouvertement favorables au plan d’intervention de la Cedeao

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La presse malienne et internationale avait largement relayé l’information : le 4 novembre, les gendarmes ont intercepté un apprenti jihadiste, un Français d’origine malienne, à la gare routière de Sévaré. Ibrahim Ouattara tentait de rallier Tombouctou à bord de l’un des rares cars bancals qui osent encore faire le trajet. Depuis, « tout le monde surveille tout le monde, observe Mamoudou Bocoum, journaliste à Radio Kaoural, la radio communale. Chacun de nous a des yeux derrière la tête. On n’a pas envie d’en voir débarquer d’autres ou même que des jihadistes s’infiltrent ici et commettent des attaques. »

Dans son bureau climatisé du gouvernorat de Mopti, Mamadou Gaoussou Traoré, conseiller aux affaires administratives et juridiques, n’en revient toujours pas : « Je ne comprends plus rien. Alors qu’on ne pense qu’à se débarrasser des jihadistes, il y a des jeunes, en France, qui cherchent à les rejoindre. C’est insensé ! Comment peut-on penser que ça [les exactions commises par les groupes armés, NDLR], c’est l’islam ? » peste-t-il, avant de vanter la tradition de tolérance qui caractérise sa région. « Mopti, cela veut dire "rassemblement" en peul. Nous avons toujours vécu ensemble. Nous devons combattre ceux qui veulent utiliser la religion pour cacher leurs trafics. »

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Femmes s’entraînant au maniement des armes à Sévaré. Elles appartiennent à la Force de libération des régions Nord du Mali (FLN), une milice d’autodéfense qui prétend pouvoir se battre contre les jihadistes.

© Reuters

Hagards et poussiéreux

Est-ce une manière d’approuver le plan d’intervention proposé par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et sur lequel doivent se prononcer les Nations unies ? Non. Rares sont ceux qui y sont ouvertement favorables. Les seuls habilités à mener les combats, explique-t-on à Mopti et à Sévaré, ce sont les militaires maliens. Même si on les a vus rentrer hagards et poussiéreux après la débâcle du mois de mars, quand les garnisons du Nord sont tombées les unes après les autres sous les assauts conjugués du MNLA et d’Ansar Eddine. « C’est une question d’honneur, martèle Moussa Maïga, un commerçant originaire de Gao réfugié à Mopti. L’armée malienne a perdu ces villes, c’est à elle de les reprendre ! » Lui n’a pas de mots assez durs pour parler de ces soldats qui « passent leur temps dans les maquis et qui, au moindre prétexte, se bagarrent avec des jeunes de la ville ». Au fil des mois, la cohabitation est devenue compliquée, et le commandant de région lui-même a dû intervenir pour ramener le calme.

Le colonel Didier Dacko, 45 ans, dirige le PCO de l’armée redéployé à Sévaré après la chute de Gao. Il fait partie de la première promotion du prytanée militaire de Kati – tout un symbole pour les Maliens qui vouent une admiration sans bornes aux porteurs d’uniforme de la première heure. Les éloges se succèdent lorsque l’on évoque le nom de ce Bobo originaire de San, dans la région de Ségou. Dans les états-majors de la sous-région, on le décrit comme un officier de grande valeur, qui a le sens de la patrie chevillé au corps. Ses hommes, eux, parlent d’un « officier exceptionnel » et « profondément meurtri par l’état de l’armée ». À Sévaré, un commandant affirme « l’avoir vu pleurer quand il a dû quitter Gao ». « Il était le dernier, se souvient-il. On a dû le forcer à partir. Aujourd’hui, il n’a qu’une envie : retourner au front. » Si intervention il devait y avoir, le colonel Dacko serait un des hommes clés du dispositif militaire. Il n’est pas rare de le voir sillonner la ville au volant de son pick-up.

En juin, il avait expliqué à Jeune Afrique qu’il n’avait « pas besoin des troupes de la Cedeao pour libérer [le Mali]. Un soutien aérien serait le bienvenu, mais nous pouvons nous en passer ». Aujourd’hui, s’il consent à nous recevoir tard le soir, entouré de ses plus proches collaborateurs, il refuse d’aborder les questions militaires. Un téléphone vissé à l’oreille, à l’affût de la moindre information en provenance du Nord comme du Sud, il fait valoir le devoir de réserve auquel il est astreint. Tout juste reconnaît-il ronger son frein en attendant les ordres qui l’enverront au-delà de Konna, un bourg situé à 70 km au nord de Mopti, où sont stationnés la plupart des militaires maliens. Combien sont-ils ? Quatre mille, cinq mille ? L’armée refuse de confirmer les chiffres les plus couramment avancés, mais à Bamako, une source militaire nous assure qu’ils sont « plus de deux mille ».

Pas de négociations avec les gens qui ont du sang sur les mains.

Fatoumata Siré Diakité, vice-présidente du Front du Refus

En attendant l’arrivée des instructeurs promis par l’Union européenne, 17 officiers français sont venus à Sévaré, le 15 novembre, pour tenter d’évaluer les besoins de l’armée malienne. « Nous avons besoin de formation en matière de guidage, explique un militaire sous le couvert de l’anonymat. En cas de tirs aériens, il faut des militaires qualifiés au sol pour donner des positions exactes aux pilotes d’avion. Pour le reste, nous pouvons former nos soldats : la majorité d’entre nous a fait ses classes aux États-Unis, en Algérie ou en Allemagne », ajoute-t-il convaincu.

Optimisme

Un optimisme un peu fou qui fait fi du rapport de forces, pour l’instant en faveur des groupes armés. Mais, à Bamako, la grande opération de « reconquête du Nord » a presque disparu des discours officiels. Le 18 novembre, le Premier ministre, Cheick Modibo Diarra, a affirmé que « le dialogue [était] inévitable » et a souligné que les combattants du MNLA et d’Ansar Eddine étaient des Maliens – par opposition aux étrangers d’Aqmi, avec lesquels il n’y aurait pas de négociation possible.

Ces miliciens qui veulent libérer le Mali

Il n’y a pas que l’armée qui se prépare à affronter les islamistes qui contrôlent le nord du Mali. Nées au début des années 1990 pour se protéger des rezzous des rebelles touaregs, les milices d’autodéfense sont majoritairement composées de Songhaïs et de Peuls : Force patriotique de résistance (FPR), Boun Ba Hawi (« la mort vaut mieux que la honte »), Force de libération des régions Nord du Mali (FLN), Ganda Koy (« propriétaires terriens »), Ganda Izo (« les enfants du pays »)… Ces derniers se sont installés à Soufroulaye, petite commune située à une dizaine de kilomètres au sud de Sévaré. Pour Ibrahim Issa Diallo, leur chef, pas question d’attendre une hypothétique intervention internationale qui débuterait au mieux en 2013. « On ne peut pas toujours attendre, ce n’est pas possible ! s’emporte-t-il. Nous allons tenter quelque chose si ça continue de prendre du temps. » Muni de quelques carabines et de fusils (il refuse d’en préciser le nombre), Diallo est persuadé qu’il peut faire reculer les jihadistes avec ses 800 recrues. Oubliant un peu vite que certains de ces combattants sont soupçonnés d’accointances avec les islamistes. M.G.-B.

Le Front du refus (FDR, la coalition hostile au coup d’État du 21 mars) a manifesté son désaccord. « Pas question de négocier avec des gens qui ont le sang de Maliens sur les mains », a déclaré sa vice-présidente, Fatoumata Siré Diakité. Même chose pour Yèrè wolo ton, une association membre de la Coordination des organisations patriotiques du Mali (Copam, soutien de la junte) qui avait appelé à manifester le 22 novembre, réclamant la démission du Premier ministre. Pour eux comme pour beaucoup, il n’est pas envisageable de discuter avec ceux qui ont pris les armes. « Un groupe veut l’indépendance, l’autre l’application de la charia… Ni l’une ni l’autre ne sont possibles. De quoi peut-on discuter ? » s’emporte Ousmane Sylla, commerçant à Bamako.

Quant à l’intervention militaire, rien ne dit qu’elle pourrait débuter rapidement. Le 19 novembre, Romano Prodi, l’envoyé spécial de Ban Ki-moon au Sahel, a affirmé que rien ne serait possible avant septembre 2013. Un audit de l’armée malienne, mené par des experts internationaux, vient à peine de commencer, et les 250 formateurs européens ne seront pas là avant la fin de l’année. Ils devront former quatre bataillons de soldats maliens (2 600 hommes) à l’École militaire interarmes (Emia) de Koulikoro, avant leur départ pour le front.

En attendant, la nuit tombe sur Sévaré. Huit militaires entassés dans un pick-up patrouillent à vitesse réduite. Au Fiesta Club, l’un des derniers « bars branchés » encore ouverts, on boit des bières, on danse, mais dans quelques heures la tension grimpera de nouveau. Ici, désormais, on se réveille au bruit des armes automatiques.

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Par Malika Groga-Bada, envoyée spéciale au Mali

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