Préférence nationale : au tour des Africains !
Employés, actionnaires, sous-traitants… Les multinationales doivent davantage recourir aux ressources locales. Les États du continent ont tout à y gagner. Et commencent à le comprendre.
Début 2010, le quotidien Cameroon Tribune publiait un article assassin dans lequel il s’inquiétait de voir les fleurons industriels du pays dirigés par des étrangers. Qu’en est-il aujourd’hui ? Selon le Groupement interpatronal du Cameroun (Gicam), des avancées notables ont été réalisées ces dernières années pour promouvoir et protéger l’emploi local à tous les échelons, même les plus élevés (lire interview). Africaniser l’économie : ce débat n’est pas spécifique au Cameroun, il traverse actuellement l’ensemble du continent.
Ainsi, le Ghana devrait bientôt adopter une loi obligeant les investisseurs étrangers à ouvrir 30 % de leur capital à des entreprises du pays. La Côte d’Ivoire réfléchit à l’instauration de quotas réservés à la sous-traitance locale sur ses grands projets d’investissements. Le Mozambique, lui, a déjà introduit une contrainte similaire auprès des groupes miniers. Et la Guinée, enfin, tente de faire de même avec Rio Tinto sur le gisement de fer de Simandou.
La préférence nationale ou contenu local – local content, en anglais – est à l’ordre du jour en Afrique. « Le continent semble enfin en avoir saisi toute l’importance », constate Stéphane Brabant, avocat associé chez Herbert Smith Freehills. Défini depuis près de vingt ans par les institutions financières internationales, ce concept vise à « assurer un rééquilibrage des richesses en invitant les États à capitaliser sur leurs ressources naturelles », explique Paul Mercier, directeur Afrique du cabinet de recrutement Michael Page. Pour cela, les pouvoirs publics disposent de plusieurs outils : imposer le recours à l’emploi local ; obliger les entreprises étrangères à ouvrir leur actionnariat aux acteurs nationaux ; exiger d’elles qu’elles se fournissent localement en biens et services, afin de densifier le tissu de PMI-PME…
Avec le Black Economic Empowerment, l’Afrique du Sud a été pionnière.
Saupoudrage
L’Afrique ne fait aujourd’hui qu’emboîter le pas aux économies sud-américaines ou asiatiques. Le Brésil, le Chili ou la Malaisie ont par exemple multiplié les expériences de local content ces cinq dernières années. Bien décidé à rattraper son retard, le continent vise d’abord les entreprises étrangères présentes dans les hydrocarbures et les mines. Le secteur extractif est en effet le premier concerné par la préférence nationale, « dans la foulée des objectifs de transformation et de valorisation des matières premières affichés par certains pays », précise Jan Rieländer, économiste à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
En dehors de l’Afrique du Sud, pionnière en 2007 avec son Black Economic Empowerment (BEE, appliqué à tous les secteurs d’activité), les premiers à saupoudrer leurs cadres juridiques d’un peu de contenu local ont ainsi été les producteurs d’hydrocarbures comme l’Algérie en 2009, le Nigeria en 2010 (lire encadré) et l’Angola plus récemment. Le Gabon a lui aussi tenté l’expérience, mais uniquement sur sa filière bois et sans grand succès, faute de compétitivité face à des concurrents régionaux qui ont pour l’instant préféré s’abstenir.
« Les activités extractives ont rapidement été ciblées, car elles demandent des investissements lourds – comme dans le cas de gisement offshore – qu’il était nécessaire d’inclure dans le reste de l’économie », explique Henri-Bernard Solignac Lecomte, directeur Afrique à l’OCDE. D’autant que, crise financière aidant, le pouvoir de négociation des États détenteurs de licences d’exploration semble s’être renforcé face à des opérateurs étrangers soucieux de mettre la main sur de nouvelles capacités de production, quitte à abandonner le contrôle capitalistique d’un projet – notamment sous la pression de la société civile.
Cascade
Derrière le local content, des enjeux majeurs : la création d’emplois et le transfert de compétences. En astreignant les grandes majors situées en haut de la pyramide à s’approvisionner localement, les gouvernements espèrent bénéficier en retour – et « en toute légitimité », selon les experts – d’effets en cascade. « Le local content est une opportunité formidable pour créer des capacités », confirme-t‑on du côté de l’OCDE. Avec, à la clé, l’émergence d’une main-d’œuvre qualifiée et la constitution d’une sous-traitance industrielle digne de ce nom. La politique de contenu local a également un rôle essentiel à jouer « en formalisant l’informel », selon Stéphane Brabant. En ayant recours à des entreprises locales, les multinationales les aideront à se structurer et à adopter de bonnes pratiques managériales. En d’autres termes, à sortir de l’économie grise.
Le Nigeria montre l’exemple
De l’avis de nombreux observateurs, le Nigeria est l’un des pays subsahariens qui ont poussé le plus loin le concept de préférence nationale. Bien décidé à maximiser les retombées de sa filière extractive, le pays s’est inspiré des exemples norvégien et brésilien pour promulguer en avril 2010 le Nigerian Content Act, première loi du genre sur le continent. « L’objectif est que, à terme, la part nationale représente 70 % des 18 milliards de dollars [14 milliards d’euros] investis chaque année dans le pétrole et le gaz nigérians », explique Jean Balouga, spécialiste de la filière à l’université de Lagos. Même si la loi n’impose pas de quotas, elle n’oublie aucun aspect et encadre au plus près l’emploi, la sous-traitance, la fiscalité et l’actionnariat. « Elle demande même depuis 2011 aux principaux opérateurs d’assurer la formation de leur personnel », ajoute Alexandre Fabre, directeur associé du cabinet de recrutement Adexen.
Seule ombre au tableau, la question de la mise en œuvre. « Aujourd’hui, tout le monde s’accorde sur la nécessité d’introduire du local content dans les contrats de concession, mais cela reste très délicat à mettre en place », souligne Paul Mercier. Pour que la recette fonctionne, les entreprises étrangères doivent pouvoir trouver sur place des compétences adaptées à des métiers à forte technicité. Une mission parfois impossible, ce qui explique le succès des hommes et des femmes de la diaspora, qui sont aujourd’hui les principaux bénéficiaires du contenu local. Les multinationales doivent enfin pouvoir s’appuyer sur des sous-traitants compétitifs dans un contexte de marché mondialisé.
« Les États doivent avoir les moyens de ce qu’ils veulent imposer aux entreprises », avance Alexandre Fabre, directeur associé d’Adexen, un cabinet de recrutement spécialisé dans les pays pétroliers. D’où la nécessité, plaide Carlos Lopes, secrétaire général de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique, de donner du temps au temps : « On peut imposer à un groupe d’avoir, au bout d’une période donnée, un certain nombre d’ingénieurs locaux. Cela obligera l’entreprise à les former, alors qu’aujourd’hui les États se sentent obligés de prendre en charge les formations qui permettront aux firmes d’embaucher des nationaux. Il faut que cela devienne le problème de l’entreprise, et vous verrez qu’elle trouvera rapidement des solutions », expliquait-il il y a quelques mois à Jeune Afrique.
Défi
Prochaine étape pour assurer du travail au plus grand nombre : les gouvernements pourraient étendre la notion de préférence nationale à d’autres secteurs moins techniques que celui des hydrocarbures, à commencer par celui de l’agro-industrie, une activité fortement consommatrice de main-d’œuvre. « Sous la pression démographique, l’Afrique se trouve face au défi d’insérer dans le marché du travail près de 200 millions de jeunes dans les dix ans », rappelle Thierry Téné, directeur de l’Institut Afrique RSE, un cabinet d’expertise spécialisé dans la responsabilité sociétale des entreprises. Par sa capacité (ou non) à faire croître le taux d’emploi, la politique de contenu local justifiera (ou pas) son statut d’instrument indispensable à la croissance inclusive, si chère aux institutions financières internationales.
3 questions à André Fotso, président du Gicam : « Parmi les avantages, le transfert de technologie »
Le Cameroun vient d’adopter un nouveau cadre légal pour mettre en oeuvre la préférence nationale. Explications du patron des patrons.
Jeune Afrique : Quelles sont les principales dispositions de la loi promulguée le 18 avril pour encadrer le local content au Cameroun ?
André Fotso : Elle prend en compte, de manière explicite ou sous-jacente, l’ensemble des aspects du local content : l’emploi, la fiscalité et l’actionnariat des entreprises. Cette loi vient en complément des dispositions déjà prises pour favoriser l’utilisation et la formation de la main-d’œuvre camerounaise ainsi que la promotion de la sous-traitance locale. Depuis 1993, les emplois d’ouvriers, d’employés et d’agents de maîtrise ne peuvent être confiés à des étrangers que sur présentation d’une attestation certifiant le manque de travailleurs camerounais dans la spécialité concernée. Une circulaire précise même depuis 2012 que 50 % des emplois d’encadrement doivent être réservés à des nationaux, 60 % pour les emplois de maîtrise et 85 % pour les emplois d’exécution.
Existe-t-il un quota réservé à la sous-traitance locale dans les grands appels d’offres actuellement lancés ?
Une circulaire de 2012 relative à la promotion de la sous-traitance locale réserve 30 % des grands projets d’investissements en cours aux entreprises du pays. Nous avons travaillé avec le gouvernement pour obtenir cette disposition et nous entendons poursuivre notre partenariat avec l’Agence de régulation des marchés publics pour que la sous-traitance camerounaise soit davantage prise en compte dans le nouveau code des marchés en préparation.
Quels sont les avantages du local content pour les pays africains ?
Ils sont nombreux, mais je citerai principalement la création d’emplois et le transfert de technologie. Bien que les pays africains connaissent ces dernières années une forte croissance, celle-ci tarde à générer des emplois décents. L’application du local content donne la possibilité d’en créer des millions et de réduire de manière substantielle la pauvreté tout en maintenant les pays sur le chemin d’une croissance durable et inclusive.
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