« Jeune Afrique » avant « Jeune Afrique »

Le 17 octobre 1960 paraît à Tunis le numéro 1 d’Afrique Action. Un an plus tard, le journal changera de nom, devenant, à partir de son numéro 60 (daté du 21 au 27 novembre 1961), Jeune Afrique. Voici comment le regretté François Poli, l’un des collaborateurs du nouvel hebdomadaire, a raconté cette aventure dans un ouvrage inédit.

Publié le 10 décembre 2008 Lecture : 7 minutes.

Le projet du journal a mûri. On a trouvé le titre, Afrique Action. Et le local où on le rédigera.

Béchir Ben Yahmed et Mohamed Ben Smaïl, futur rédacteur en chef, en parlent chaque jour entre eux, naturellement, mais s’en entretiennent également avec des amis de passage dans la région, ou qui y vivent. On en parle sur la terrasse de la petite maison blanche et bleue de Ben Yahmed au bord de la plage de Gammarth, ou sur la plage même, en maillot, entre deux bains de mer et deux coups de vin rosé. Outre Ben Yahmed et Ben Smaïl, il y a là Jean Daniel, amoureux inconditionnel de la Tunisie, qui conseille avec affection et un peu de condescendance, le sociologue-écrivain-journaliste Jean Duvignaud, chargé de cours à Tunis, qui théorise en machouillant son éternelle Gitane filtre, Guy Sitbon, le benjamin, et Tom Brady du New York Times, que Ben Yahmed écoute d’une oreille particulièrement attentive, car il est le seul représentant de cette presse anglo-saxonne que le futur directeur d’Afrique Action juge la meilleure de toutes.

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Pour fabriquer Afrique Action, il faut évidemment de l’argent. On en aura un peu – très peu. Une société sera créée au capital de 1 000 dinars tunisiens (1 500 euros actuels). Ben Yahmed souscrira 50 % des parts ; un ami, l’avocat tunisien Othman Ben Aleya, un communiste, l’autre moitié. Chacun apportera en outre 500 dinars en compte courant. Il faudra donc du crédit – et pas qu’un peu.

Mais il y a le passé de L’Action, les quinze mille lecteurs potentiels, l’image de marque de Béchir Ben Yahmed, homme d’affaires sérieux. Le crédit suivra.

Quant au programme politique du journal, il est parfaitement délimité. Afrique Action se battra pour l’indépendance de tous les pays du Tiers Monde encore colonisés, pour l’Algérie en guerre, pour le développement, contre les injustices sociales, pour la démocratie. Non pour obtenir celle-ci dans l’immédiat (ne rêvons pas), mais afin que croissance et progrès politique aillent du même pas. On dira aux hommes du pouvoir : il est possible que vous ayez raison, que nous soyons pour le moment condamnés aux partis uniques et à l’absence de liberté, mais il faut que ce soit provisoire. Même lentement, la situation doit évoluer.

1960 est pour l’Afrique une date d’une importance exceptionnelle. Ce monde nouveau, auquel il vient d’être fait allusion, commence réellement à sortir du néant.

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Entre le 1er janvier et le 31 décembre, dix-sept pays africains deviennent indépendants, s’ajoutant aux sept qui le sont déjà. Le Cameroun, souverain depuis le 1er janvier, a inauguré la série. Ont suivi le Sénégal, le Togo, le Mali, Madagascar, le Zaïre, la Somalie. En août, cascade d’indépendances : Bénin, Niger, Haute-Volta, Côte d’Ivoire, Tchad, Centrafrique, Congo et Gabon. En octobre, le Nigeria. En novembre, la Mauritanie.

En Afrique du Sud, Blancs et Noirs s’affrontent avec une violence sans précédent (les massacres de Sharpeville datent de cette année-là), mais pour l’ensemble du continent le départ est définitivement donné.

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Au Congo, le 5 septembre, peu après l’intervention des Casques bleus, Lumumba est révoqué par Kasa-Vubu. Il réplique en destituant Kasa-Vubu et en se proclamant chef de l’État. Le 14, Mobutu prend le pouvoir. Situation extrêmement confuse jusqu’au 3 décembre, où Lumumba est arrêté, puis transféré au Katanga, où il sera assassiné. Plus d’une fois, comme ici, la liberté se paiera très cher.

Au nord du Sahara, l’Algérie est toujours en guerre. En septembre, Ferhat Abbas se rend à Pékin et à Moscou, où il est reçu comme un chef d’État : reconnaissance de fait de l’Algérie combattante par les deux grandes puissances du monde communiste. De Gaulle sera contraint d’en tenir compte.

C’est dans ce contexte que le 17 octobre paraît le premier numéro d’Afrique Action. En couverture, la photo de Dag Hammarskjoeld. L’éditorial de Ben Yahmed – sa déclaration d’intention, pour mieux dire –, intitulé « Renaissance », dit notamment ceci :

« L’Action a eu d’innombrables amis qui aujourd’hui attendent Afrique Action. Cela dit, nous ne nous faisons pas d’illusions : on nous attend avec une amicale impatience, mais en même temps, on nous attend au tournant.

« Les tournants sont nombreux, nous le savons : comment concilier le journalisme et l’engagement ; la solidarité avec nos camarades algériens et l’opiniâtre volonté que nous avons d’intéresser et de convaincre le peuple français ; notre attirance pour les civilisations collectivistes et notre désir, parfois presque désespéré, de voir l’Occident se sauver du déclin et de la ruine ; notre volonté de dialogue et de coopération et notre susceptibilité ombrageuse à l’égard de ceux qui ne savent pas nous parler ?

« Pour chaque sujet que le monde nous impose, le fait pour nous de refuser le sectarisme et la violence nous conduit à des positions difficiles. La facilité aujourd’hui, c’est la surenchère, et l’héroïsme moderne, Bourguiba l’a récemment déclaré, réside dans une modération calculée. Tant de révolutionnaires ne sont pas des révoltés, le lyrisme est si voisin de la démagogie, l’examen attentif des problèmes est devenu une vertu si rare que l’un des tournants où l’on nous attend, c’est précisément le risque d’être pâle, incolore et neutre par prudence et par volonté d’être présent.

« C’est au moins, en tout cas, un reproche que nous nous efforcerons de ne pas mériter. Pour nous, la mesure ne saurait être qu’une passion contenue, c’est-à-dire le contraire de la tiédeur… »

Sur l’Algérie en particulier, la rédaction n’est pas tiède. Il faut le redire aujourd’hui : ce que ce journal a fait pour les Algériens engagés dans leur combat de libération (on a un peu tendance à l’oublier) est considérable.

Afrique Action est évidemment à l’époque interdit à Alger. À Paris, très fréquentes saisies. Mais, à Tunis, c’est avec une réelle impatience que, chaque semaine, on guette son apparition, quand il sort des rotatives de la défunte Dépêche tunisienne, tachant les doigts et parsemé d’innombrables coquilles. La presse internationale aussi l’attend, cite et commente pratiquement chaque numéro.

Le journal s’élabore dans un petit immeuble à deux niveaux de la place Pasteur, près des jardins du Belvédère. La rédaction en haut, l’administration en bas. Dès le début, on sait que l’on ne pourra tenir qu’au prix d’économies draconiennes, en rognant sur tout. Mais il y a au rez-de-chaussée, derrière son comptoir de formica, l’homme qu’il faut pour ça : Chérif Toumi. Sympathique, serviable, débonnaire avec sa bonne brioche d’homme bien nourri, mais souffrant, quand il s’agit des deniers du journal, de paralysie chronique du côté du tiroir-caisse.

La rédaction, en cette fin 1960, ne compte guère plus d’une demi-douzaine de personnes : Ben Yahmed, Ben Smaïl, Abdelhamid Kahia, Josie Fanon (épouse de Franz Fanon), Dora Ben Ayed, le mystérieux Girard (qui ne s’appelait pas vraiment Girard), un jeune homme qui avait des problèmes avec l’armée française (objecteur de conscience ou déserteur, on ne l’a jamais très bien su). Et enfin, chargé de donner apparence plus humaine aux articles difformes, bossus, obèses ou affligés de pieds plats – autrement dit chargé du rewriting –, l’auteur des lignes que vous lisez.

Très jolie, très répandue dans la society tunisoise, Dora Ben Ayed signe d’excellents reportages. Kahia est à la fois reporter-photographe et metteur en pages. En fait, faute d’une rédaction plus étoffée, chacun doit affronter à cette époque des tâches non prévues dans ses attributions. On sait à quelle heure on arrive au journal, jamais quand on en sortira.

Viennent souvent à Afrique Action, en 1960, Mohamed Masmoudi, Azouz Mathari, directeur de la Société tunisienne de banque, et son adjoint Serge Guetta, le futur cinéaste algérien Mohamed Lakhdar Hamina, Jean Amrouche, Franz Fanon (déjà atteint de la leucémie qui l’emportera), ou l’un ou l’autre des responsables du FLN algérien de passage dans la capitale tunisienne.

La conférence de rédaction est prévue à 18 heures, mais elle commence rarement avant 21 ou 22 heures, quand les visiteurs ont fini par s’en aller. Utiles, d’ailleurs, ces visiteurs : ils apportent des informations ou bien, lorsqu’il s’agit de Mathari ou de Guetta, l’annonce qu’un crédit supplémentaire est accordé au journal, dont le découvert commence à s’arrondir.

C’est Kahia qui souffre le plus de ces retards. La conférence terminée, lui seul doit rester encore au journal pour travailler sur la maquette jusqu’aux environs de minuit. Il se rend ensuite à l’imprimerie, rentre chez lui vers 2 heures du matin, se lève à 5 heures pour aller effectuer des tirages photographiques dans son laboratoire, passe à 8 heures à la photogravure, revient à 9 heures au journal et recommence une nouvelle journée. Et ça dure comme ça pendant des mois, quatre jours par semaine. Kahia ne fera pourtant jamais de dépression nerveuse.

À Paris, Jean Daniel a créé pour le journal un bureau que dirigeront successivement Robert Barrat et Paul-Marie de La Gorce, et d’où arrivent, chaque semaine, des articles qui complètent le travail de la rédaction tunisienne. Jean Amrouche, Jean Daniel, Robert Barrat, Albert-Paul Lentin, Jean Rous et quelques autres signent plus ou moins régulièrement dans cet Afrique Action de la période héroïque.

À New York, où il vit, marié à la fille de l’un des rois américains du jean, le tissu des célèbres pantalons, Simon Malley, futur directeur d’Afrique Asie, couvre l’actualité africaine vue des États-Unis.

À Tunis, où il assure dans ses vieilles espadrilles la correspondance nonchalante du Monde, Guy Sitbon commence à donner fréquemment des articles, de même qu’Abdelkader Zghal, sociologue tunisien.

Un jour, en reportage à Bamako, Zghal est abordé par un jeune Malien qui propose de lui servir de guide. Après le circuit touristique traditionnel, Zghal est invité en famille et chaleureusement fêté. Le vieux père demande :

« D’où viens-tu, mon frère ?

– De Tunisie.

– La Tunisie ? Ah, oui, Nasser !

– Non, rectifie Zghal, Bourguiba.

– Ça ne fait rien, mon frère, ce sont tous des prophètes ! » 

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