Fatou Bensouda : « Non, la CPI n’est pas à la solde des Blancs »

Elle va succéder à l’Argentin Luis Moreno-Ocampo comme procureure générale de la Cour pénale internationale. La magistrate gambienne Fatou Bensouda est moins connue pour l’instant que son prédécesseur. Raison de plus pour faire connaissance.

La Gambienne Fatou Bensouda, le 28 juin 2011 à Abidjan. © Issouf Sanogo/AFP/Archives

La Gambienne Fatou Bensouda, le 28 juin 2011 à Abidjan. © Issouf Sanogo/AFP/Archives

Publié le 2 janvier 2012 Lecture : 11 minutes.

Une force tranquille. Telle est l’impression laissée par Fatou Bensouda (50 ans), qui a reçu Jeune Afrique à La Haye (Pays-Bas) pour un long entretien le 2 décembre, jour de sa nomination au poste de procureur général de la Cour pénale internationale (CPI).

Élégante dans son boubou doré, l’ancienne ministre gambienne de la Justice parle d’une voix posée et affiche des convictions affirmées : « Non, la CPI n’est pas une cour de Blancs, c’est l’avenir de la justice criminelle internationale. Elle permet d’éviter les crimes les plus graves, partout dans le monde. » Et de prévenir les leaders politiques africains à l’approche d’une année marquée par plusieurs échéances présidentielles importantes, du Sénégal à l’Égypte et de la Sierra Leone au Kenya : « Le vote est un droit essentiel des citoyens. Ces scrutins ne doivent pas donner lieu à des exactions. S’il faut le rappeler à certains, nous ne manquerons pas de le faire. »

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Bourreau de travail, la Gambienne sera peut-être moins médiatique que l’actuel procureur général, l’Argentin Luis Moreno-Ocampo, mais sûrement pas moins déterminée. Elle peut d’ores et déjà compter sur le soutien de plusieurs chefs d’État africains (Gambie, Botswana, Burkina Faso, etc.).

L’aménagement de son bureau, au 9e étage de l’immeuble de la CPI, fournit quelques indications quant à sa personnalité. À l’évidence, Fatou Bensouda est soigneuse, consciencieuse, rigoureuse, mais aussi très humaine. Au milieu des dossiers et autres guides de procédures pénales, on aperçoit des photos d’elle en compagnie de membres de sa famille, de collègues, ou même de l’actrice américaine Angelina Jolie, lors d’une récente visite de celle-ci au siège de la CPI.

Jeune Afrique : On vous connaît peu. Qui êtes-vous, d’où venez-vous ?

Fatou Bensouda : Je suis née à Banjul, en Gambie, où j’ai passé toute mon enfance. Mon père était fonctionnaire et polygame. Il avait deux épouses au foyer et, bien sûr, une ribambelle d’enfants. Nos mères ne faisaient aucune différence entre nous. Je n’ai d’ailleurs vraiment compris qui était la mienne qu’en grandissant. Mon père est toujours parvenu à maintenir l’harmonie au sein de son foyer.

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Quel genre de petite fille étiez-vous ?

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Très bonne élève, en primaire comme en secondaire, toujours première ou deuxième et ne ménageant pas mes efforts pour être la meilleure. J’ai toujours aimé la littérature, les sciences, l’anglais. En revanche, je n’étais pas très douée pour les maths. Et les chiffres en général.

Gardez-vous un souvenir de la présidence de Dawda Jawara (1970-1994) ?

La Gambie n’ayant, à l’époque, pas d’université, le gouvernement avait mis en place un programme de bourses d’études à l’étranger pour les meilleurs élèves. Une occasion unique dont j’ai profité pour entreprendre des études de droit au Nigeria, où j’ai notamment obtenu mon diplôme d’avocat.

Comment avez-vous vécu le coup d’État de 1994 ?

Procureure adjointe chargée de l’accusation publique, je travaillais au ministère de la Justice. Au début, nous n’avons pas trop compris ce qui se passait. Et puis nous nous sommes rendu compte que le gouvernement était en train de tomber. La transition fut pacifique, sans effusion de sang. Nous avons même conseillé les militaires et le nouveau gouvernement pour qu’il rétablisse le plus vite possible un régime démocratique.

En 2002, vous avez dirigé la Banque internationale pour le commerce de Gambie. Une bizarrerie dans votre parcours ?

[Rires] Lorsque j’ai quitté le ministère de la Justice, en 2000, j’ai monté un cabinet privé qui conseillait cette banque en matière d’administration et de mise en œuvre d’instruments juridiques. Un jour, son patron m’a proposé d’en prendre la direction. Mais l’expérience a été brève. Cinq mois plus tard, j’étais appelée au Tribunal pénal international pour le Rwanda. Ce qui m’a conduite à vouloir intégrer la CPI. Lors de mon arrivée, en 2004, l’institution était très récente et ne traitait encore que les exactions les plus graves : génocide, crimes de guerre et contre l’humanité… Tout était à construire.

Comment travaillez-vous avec Luis Moreno-Ocampo ?

Nos relations sont très bonnes. Nous nous consultons beaucoup et travaillons en étroite collaboration avec les équipes du bureau du procureur : enquêtes, poursuites et coopération internationale. Il y a parfois des désaccords sur la stratégie ou la conduite à tenir sur telle ou telle affaire, mais tout est mis sur la table. Jamais nous n’étalons nos différends à l’extérieur.

Vous êtes moins médiatique que lui…

Au quotidien, je dirige la division des poursuites internationales, qui présente les affaires criminelles aux différents juges de la Cour. Lui, il représente le bureau en tant que procureur général. Mais je suis aussi son adjointe et il me délègue nombre de tâches. Lors des violences en Guinée, c’est moi qui, médiatiquement, suis montée au créneau.

L’année dernière, l‘Union africaine (UA) a déclaré que votre élection serait une promotion pour la femme africaine et une fierté pour le continent. Qu’en pensez-vous ?

C’est une bonne chose que le futur procureur soit une femme et une africaine. L’appui de l’UA montre que les présidents africains s’intéressent au leadership de cette institution. Mais ma candidature ne répond à aucune de ces considérations. J’estime avoir la compétence et l’expérience nécessaires pour le poste.

Certains responsables du continent paraissent convaincus que vous pourriez vous montrer moins regardante sur les crimes commis par des Africains…

Je serai une procureure impartiale. Ceux qui en doutent se trompent lourdement.

Ces propos me choquent profondément. Surtout quand ils sont le fait de militants des droits de l’homme respectés. Pourquoi disent-ils cela ? Parce que je suis une femme ? Une Africaine ? Ils ne le diraient sûrement pas si j’étais un homme et un Occidental. C’est de la pure discrimination. Si j’étais influençable ou peu encline à poursuivre les auteurs de crimes, je n’aurais jamais brigué ce poste. Rassurez-vous, je serai une procureure générale impartiale et indépendante. Ceux qui en doutent se trompent lourdement.

Serez-vous un procureur politique comme Moreno-Ocampo ?

On n’a pas besoin d’être politique. Mais il est important d’être transparent sur ce que l’on fait et d’informer pour éviter les spéculations.

Quels sont les principaux défis auxquels la CPI est confrontée ?

Beaucoup de chemin a été parcouru depuis sa création, en 2002. Au départ, les États qui l’ont portée sur les fonts baptismaux n’avaient qu’une vague idée de notre future mission. Nous avons créé une vraie institution et accompli notre mandat au-delà de toute espérance. La CPI est aujourd’hui un acteur de premier plan, mais nous devons rester vigilants. Les États qui reconnaissent notre compétence doivent exécuter nos décisions. Certains ne jouent pas le jeu et ignorent les mandats d’arrêt internationaux. Si cette pratique devait se généraliser, la Cour risquerait de se retrouver sans aucun criminel à juger.

N’est-ce pas le cas d’Omar el-Béchir, le président soudanais, qui est reçu dans nombre de pays africains alors qu’un mandat a été délivré contre lui ?

Il s’est rendu au Kenya, au Tchad et à Djibouti. Certains pays se montrent plus attentifs à des considérations de politique régionale qu’au respect des lois internationales, qu’ils ont pourtant reconnues. Chaque fois qu’ils ne respectent pas leurs obligations, nous avertissons le Conseil de sécurité de l’ONU.

Certains prétendent que la CPI est une institution raciste à la solde des Occidentaux, acharnés à poursuivre les « méchants Africains »…

C’est un débat lamentable. Un nombre important de pays africains ont contribué à notre création, à Rome, en 2002. Le continent compte le plus grand nombre de pays ayant ratifié notre statut. L’Ouganda, la Centrafrique et la RDC ont été les premiers à nous demander d’intervenir. Concernant le Soudan et la Libye, pour lesquels nous avons été sollicités par les Nations unies, les ambassadeurs africains ont tous demandé notre intervention lors du vote au Conseil de sécurité. Qu’en conclure ? Que les Africains sont les leaders en matière de justice criminelle internationale.

Une dernière chose : les victimes sont très souvent africaines, et il faut les protéger. Les États ont le devoir de le faire. Nous pouvons les y aider, ou le faire pour eux quand ils n’en ont pas la possibilité.

Verra-t-on un jour devant la CPI des auteurs de crimes appartenant à l’armée israélienne ou des terroristes palestiniens ?

La CPI suit déjà, même si ce n’est pas connu, les crimes commis sur tous les autres continents. Mais nous ne pouvons intervenir qu’à la demande des États ou du Conseil de sécurité. Israël n’a pas ratifié nos statuts. L’Autorité palestinienne non plus, même si ses dirigeants ont reconnu notre compétence. Il y a donc des obstacles juridiques à lever.

Depuis neuf ans, la CPI n’a prononcé aucune condamnation…

Le procès de Thomas Lubanga [chef présumé des Forces patriotiques pour la libération du Congo, NDLR] s’est ouvert en janvier 2009. Il est désormais presque terminé. Au mois d’août, nous avons présenté les conclusions orales finales. Le verdict pourrait être prononcé avant la fin de cette année ou au début de la suivante. Celui de Germain Katanga [commandant présumé de la Force de résistance patriotique en Ituri] se termine également.

Certains jurent que le dossier d’accusation de Jean-Pierre Bemba est vide. Que l’accusé n’est maintenu en détention que pour le tenir éloigné de la scène politique congolaise…

La CPI ne tient pas compte de l’agenda politique congolais. Nous avons collecté les témoignages de victimes qui démontrent clairement l’implication du parti de Bemba dans les crimes commis en Centrafrique. Et nous avons établi sa propre responsabilité de commandement.

Ses avocats dénoncent le gel de ses avoirs, ce qui ne lui permettrait pas de se défendre correctement…

Quand un inculpé n’est pas en mesure de payer ses avocats, la cour le fait à sa place. Il en a bénéficié et il n’y a donc pas de problème.

À quand le procès des six inculpés pour les violences électorales au Kenya ?

Cela dépend des juges : on n’a pas encore la confirmation des charges pour toutes les personnes poursuivies. Leur décision devrait tomber avant la fin de l’année.

En 2012, il y aura des présidentielles au Sénégal, en Égypte, en Sierra Leone et au Kenya. Craignez- vous des débordements ?

Ce sont des défis importants. Nous suivons de très près l’évolution de la situation dans tous ces pays comme d’ailleurs actuellement en RDC. À part l’Égypte, tous ces États reconnaissent la CPI. Le vote est un droit essentiel des citoyens. Ces scrutins ne doivent pas servir de plateforme pour commettre des crimes. S’il faut s’adresser à des individus en particulier pour le leur rappeler, nous ne manquerons pas de le faire.

Pourquoi assiste-t-on en Afrique, plus qu’ailleurs dans le monde, à des violences électorales ?

Il y a plusieurs raisons : la longue impunité dont ont bénéficié les auteurs de crimes et le refus des dirigeants de passer la main. Leurs partisans font aussi tout pour être sûrs qu’ils garderont le pouvoir. C’est pour ça qu’il faut continuer. Nos mises en garde ont notamment permis de réduire les violences en Guinée.

Les nouvelles autorités libyennes n’ont pas donné suite aux mandats émis par la CPI. Elles souhaitent que Seif el-Islam Kadhafi et Abdallah Senoussi, l’ancien chef des services de renseignements, soient jugés dans leur pays. N’est-ce pas un camouflet ?

La CPI est une cour de dernier ressort. En matière de jugement, la responsabilité première revient aux États. S’ils décident d’enquêter et de poursuivre, la CPI n’a d’autre choix que d’attendre. La justice libyenne fonctionne. Elle a déjà commencé à enquêter, et nous a d’ailleurs demandé de l’aider.

Vous aurez la responsabilité de l’accusation dans le futur procès de Laurent Gbagbo. N’est-ce pas une « patate chaude » que vous transmet le procureur Moreno-Ocampo ?

En Côte d’Ivoire, on enquête de manière impartiale dans les deux camps.

Ne politisez pas notre travail. Nous avons enquêté sur les violences post­électorales en Côte d’Ivoire, puis avons soumis les conclusions de cette enquête à l’appréciation de la Cour. La décision de poursuivre n’incombe pas au seul Moreno-Ocampo. Le procureur général a d’ailleurs été clair : on enquête de manière impartiale, dans les deux camps.

La CPI émettra-t-elle des mandats d’arrêt contre des membres des forces pro-Ouattara ?

Je ne peux encore vous le dire. On procède par étape.

Remonterez-vous jusqu’à 2002 dans vos enquêtes ?

Initialement, nous avions fait une demande d’enquête pour la période postélectorale. Mais certains juges souhaitent que l’on remonte jusqu’à 2002. Le bureau du procureur est entrain d’étudier leur demande.

Si vous ne le faites pas, le camp Gbagbo ne risque t-il pas de continuer à parler de justice des vainqueurs ?

Il ne faut pas confondre justice des vainqueurs et justice de la responsabilité. Encore une fois, je vous assure que nous serons impartiaux.

Les avocats de Laurent Gbagbo ont introduit des requêtes devant la Cour de justice de la Cedeao pour dénoncer l’illégalité des poursuites à l’encontre de leur client. S’ils obtiennent une décision favorable, qui aura la primauté du droit ?

C’est la CPI. Les statuts de Rome, signés par les États membres, nous donnent l’autorisation d’émettre des mandats d’arrêt qui sont mis en œuvre par les justices nationales. Les juges ivoiriens ont décidé de leur exécution. On ne peut revenir en arrière et la Cedeao ne peut plus intervenir.

De quelle CPI rêvez-vous dans dix ans, à la fin de votre mandat ?

D’une CPI libre d’exercer son mandat. Nous prouverons qu’elle est une vraie justice indépendante qui est pertinente pour la paix et la stabilité du monde. Cela ne se fera pas du jour au lendemain. Notre institution judiciaire va continuer à opérer dans un environnement politique délicat et les attaques ne vont pas faiblir.

Faut-il élargir son domaine de compétence aux actes terroristes et à ceux commis par les cartels de la drogue en Amérique du sud ?

Est-ce que les États sont prêts à étendre nos champs de compétence ? Le terrorisme ne fait pas partie de notre champ d’investigation mais les crimes commis par les terroristes tombent sous le coup de nos mandats, comme notamment les attaques du 11 septembre 2001. Si on s’attaque aussi aux cartels de la drogue, la CPI risque de s’éparpiller et de manquer de ressources.

Un mot pour finir sur votre pays, la Gambie. Quelles relations entretenez-vous avec le président Yaya Jammeh ?

Elles sont très bonnes. J’ai été son ministre de la Justice et il a mis à mon service notre diplomatie, à travers le ministre des Affaires étrangères, les ambassadeurs aux États-Unis, au Benelux et à l’Union africaine, pour m’aider à obtenir le poste de procureur général.

Cela fait 17 ans qu’il est au pouvoir. Sa réélection, en novembre dernier, est-elle une bonne chose pour la Gambie ?

Les Gambiens l’ont réélu avec une grande majorité. La plupart des observateurs, même si il y a eu quelques contestations, on jugé le scrutin libre et équitable. Donc, il faut accepter le choix du peuple. Le plus grand défi des autorités est dorénavant de développer l’économie. Et le gouvernement travaille à améliorer actuellement l’environnement des affaires.

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Propos recueillis à La Haye par Pascal Airault

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