Mohamed Saadi
Expert-comptable gérant les affaires de nombreuses célébrités françaises, ce natif d’Alger est aussi le fondateur de la première chaîne de télévision berbère.
Pour Mohamed Saadi (57 ans), l’histoire tumultueuse des relations entre la France et l’Algérie est d’une délicieuse ironie. En 1871, lorsque les troupes coloniales de l’amiral Louis Henri de Gueydon achèvent de mater l’insurrection de la Kabylie, des milliers de familles sont dépossédées de leurs terres et les meneurs envoyés dans les bagnes de Nouvelle-Calédonie. Originaire des Ouadhias, une grosse bourgade des montagnes de Grande Kabylie, la famille Saadi ne fait pas exception : elle est expropriée et contrainte de s’exiler à Alger.
Un siècle et trente-huit ans plus tard, Mohamed Saadi est à la tête d’un cabinet d’expertise comptable qui réalise un chiffre d’affaires de 5 millions d’euros, dirige Berbère Radio Télévision (BRTV), la seule chaîne berbère du paysage audiovisuel français, figure dans le Who’s Who depuis 2007, habite la très chic île de la Cité, à Paris, et possède une résidence secondaire avec piscine en Normandie. Alors, heureux ?
« Comblé, répond-il en sirotant son verre dans une brasserie parisienne. Je suis reconnaissant envers la France, qui m’a offert la possibilité de faire des études et de réaliser mes rêves. Le paradoxe est que cette même France qui avait chassé mes ancêtres de leurs terres a fait de moi un homme épanoui. »
Aujourd’hui père de trois enfants, Mohamed Saadi n’est pas peu fier de sa réussite. Mais il s’empresse de préciser qu’elle n’est en rien un cadeau de la providence : « Je n’ai pas gagné au loto, j’ai tout bâti brique par brique. »
Son parcours commence à Alger, où il voit le jour en 1952, deux ans avant le début de la guerre de libération. Père contremaître dans une entreprise privée, mère femme au foyer. Il grandit entouré de dix frères et sœurs. Soucieux de garantir un avenir à ses rejetons, leur géniteur veille à ce que leur scolarité soit irréprochable.
Après des études de comptabilité dans une école de finances à Alger, Mohamed a des envies d’ailleurs. « Mon propre pays me refusait le droit de revendiquer mon identité et ma culture berbères. De plus, j’étais convaincu que, si je restais, je finirais gratte-papier dans une entreprise d’État, à tirer le diable par la queue. »
Après deux années de cours par correspondance dans une école française et deux courts séjours à Paris, il fait définitivement sa valise en octobre 1980. Les diplômes algériens n’étant pas reconnus, il lui faut reprendre son cursus de zéro. Pas de quoi décourager ce bourreau de travail. Entreprenant, il décroche son premier job en 1981 : stagiaire à la SEP, une agence de publicité. Huit ans plus tard, il obtient son diplôme d’expert-comptable et de commissaire aux comptes.
Saadi apprend vite, se constitue un réseau de clients et gagne très bien sa vie. Au milieu des années 1980, il fait un stage dans le cabinet d’expertise comptable Moutault, présidé par Jean-Pierre Berger. Lorsque ce dernier part à la retraite, il propose à son stagiaire d’acquérir 51 % du capital de l’entreprise. Mohamed décline l’offre, pourtant alléchante : « J’étais honoré de sa confiance, mais je voulais m’installer à mon compte. » Avec un salaire mensuel qui avoisine les 132 000 F (environ 20 000 euros), il a les moyens de ses ambitions. En 1989, il achète un appartement dans le 5e arrondissement de Paris, où il installe son cabinet.
Deux ans plus tard, il déménage du côté des Champs-Élysées. « Les Champs, explique-t-il, c’est l’endroit le plus fréquenté par les gens qui comptent. Toute ma clientèle, sociétés de production, artistes, auteurs ou chanteurs, possède ses bureaux dans le coin. D’ailleurs, le Fouquet’s est à deux pas. »
S’il cite cette célèbre brasserie où Nicolas Sarkozy fêta sa victoire à l’élection présidentielle avec ses amis du CAC 40, ce n’est ni par coquetterie ni par fanfaronnade. Mais parce que ses clients y ont leurs habitudes.
Le premier d’entre eux se nomme Maurice Guy, plus connu sous le pseudonyme de Guy Lux, l’ancien « pape » de la télévision française. Séduit par le bagout du Kabyle, l’animateur lui confie la gestion de ses affaires. Une sacrée aubaine, car l’arrivée de l’ancien présentateur d’Intervilles entraînera dans son sillage celle de nombreux happy few.
Gestion de société ou de patrimoine, fiscalité, conseil en management, placement d’argent, montage financier, vente ou revente de sociétés, conseil juridique… Le cabinet de Saadi, qui emploie aujourd’hui trente-cinq personnes, offre de multiples et précieux services.
Mais ne comptez pas sur son patron pour lâcher des noms. À peine consent-il à révéler que dans son carnet d’adresses figurent des producteurs, des présentateurs de TF1, France 2, M6 ou Canal+, des musiciens, des joueurs de l’équipe de France de football et une flopée d’acteurs de ciné et de théâtre. Si la politesse est l’apanage des rois, la discrétion est celui des experts-comptables !
Mais cet admirateur de Saint-Exupéry – il est aussi pilote d’avion – ne se contente pas de potasser des dossiers et de gérer les intérêts de sa clientèle sélecte. Il préside également BRTV, autrement dit Berbère Radio Télévision, créée avec son frère, l’avocat Mustapha Saadi, en janvier 2000, avec un capital de 1 million d’euros. La chaîne, qui émet en langue berbère et en français et dont le siège se trouve à Montreuil, est diffusée en Europe, en Amérique et, bien sûr, en Afrique du Nord, où elle touche une dizaine de millions de personnes.
Déficitaire depuis sa création, BRTV atteint aujourd’hui l’équilibre financier et émet 24 heures sur 24. Artisanale à ses débuts, la petite télé est devenue un groupe propriétaire de deux autres chaînes, Berbère Jeunesse et Berbère Music, d’une radio (Antinea Radio) et d’une maison d’édition.
Mais pourquoi une chaîne berbère ? « Ce n’est pas une entreprise commerciale, répond Mohamed Saadi. Au cœur de ce projet, il y a la culture et l’identité. Longtemps ostracisé et marginalisé, mon peuple a le droit, le besoin, l’envie, la nécessité de promouvoir sa langue, sa culture, ses traditions… Et c’est en France, pays des droits de l’homme, que le rêve de créer une télé berbère a pu se réaliser. »
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