Qui était Robert Gueï ?

L’ancien chef d’état-major limogé par Bédié en 1995 prend une éclatante revanche. Même si ses relations avec Houphouët ne furent pas toujours sans nuages, il s’efforce aujourd’hui d’apparaître comme son véritable héritier. Portrait.

Publié le 23 décembre 2009 Lecture : 7 minutes.

Article paru dans le hors-série n°2 de Jeune Afrique en Janvier 2000

Félix Houphouët-Boigny se méfiait de Robert Gueï. C’est pour l’avoir à l’œil que, en 1990, il avait nommé ce jeune colonel de 49 ans au poste de chef d’état-major des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci), alors que celui-ci était loin d’être l’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé. À ceux qui avaient tenté de l’en dissuader, arguant notamment de la vénalité supposée de l’officier, le « Vieux » aurait répondu, non sans cynisme : « Eh bien, s’il aime l’argent, je lui remplirai les poches ! »

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Successeur constitutionnel d’Houphouët, Henri Konan Bédié redoutait, pour sa part, l’indépendance et l’esprit frondeur de Gueï, dont la popularité chez les hommes du rang l’agaçait. Un jour d’octobre 1995, il l’a donc relevé de son poste pour le nommer ministre du Service civique, chargé – ça ne s’invente pas ! – de « préparer un plan d’installation des jeunes agriculteurs modernes à la terre » (il en fera, par la suite, son ministre de la Jeunesse et des Sports). Le chef d’état-major venait, il est vrai, en cette veille d’élection, de refuser de réprimer les manifestations de l’opposition. « L’armée ne doit intervenir que lorsque la République est en danger, avait-il expliqué au cours d’une mémorable conférence de presse. Dès lors que la compréhension guide les pas de chacun, qu’il soit du parti au pouvoir ou de l’opposition, je ne vois aucune raison pour que les militaires aillent s’exciter dans la rue. » Bédié lui a donc fait payer ces propos téméraires. L’année suivante, il ira encore plus loin en le radiant de l’armée à la suite d’un « complot » dont la réalité est loin d’être avérée.

Quatre ans après l’affront, et alors même qu’il venait d’être amnistié et mis à la retraite d’office, le général prend donc une éclatante revanche en devenant le troisième président de la Côte d’Ivoire indépendante, à l’issue d’une mutinerie conduite par ses « p’tits gars » de la Force d’intervention rapide des para-commandos (Firpac). Cette unité d’élite, qu’il a lui-même créée, s’était tristement illustrée, en mai 1991, lors d’une sanglante expédition punitive sur le campus de Yopougon.

Houphouët, on le sait, travaillait de préférence dans sa résidence de Cocody. Et Bédié, au Palais de la présidence, au Plateau. Dix jours après le coup d’État – car c’en était un, quoi qu’en dise son auteur –, le général Robert Gueï recevait encore ses visiteurs au milieu des siens, dans l’enceinte du camp Gallieni – dont il supervisa jadis les travaux de rénovation –, en plein cœur du Plateau, le quartier administratif et des affaires. Une caserne comme on n’en trouve pratiquement plus sur le continent : verdoyante, aérée, propre…

Situé au premier (et unique) étage d’un immeuble qui domine le mess des officiers, le bureau du général est à l’image de son occupant. Sobre. Pas de conditionneur d’air ni de télévision, mais un simple poste de radio à ondes courtes posé sur un petit meuble, derrière un grand bureau qui, curieusement, semble ne pas avoir beaucoup servi ces derniers temps. À gauche en entrant, au-dessus d’un autre bureau, trônent des dossiers sur lesquels quelqu’un a oublié une liste manuscrite de numéros de téléphone. Surprise : il s’agit des standards de plusieurs chefs d’État et responsables africains et européens. En tête, les numéros du président français, Jacques Chirac, et de son Premier ministre, Lionel Jospin. Les bonnes habitudes ont décidément la vie dure ! Un coin salon complète les locaux présidentiels.

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Depuis son irruption inopinée sur la scène politique, le tombeur de Bédié n’a pas chômé. Il a reçu, certains à plusieurs reprises, les préfets, les ambassadeurs étrangers, les responsables des partis, les syndicalistes, les chefs religieux, les représentants des étudiants et les chefs militaires. Il a imploré le pardon des familles des victimes des récents événements et des personnes dont les biens ont été saccagés. Il s’est efforcé de rassurer les chefs d’État de la sous-région, ainsi que les communautés étrangères installées en Côte d’Ivoire. Bref, « en une semaine, il a reçu plus de monde et travaillé davantage que Bédié en sept ans », commente, admiratif, un ancien ministre.

Si Gueï est populaire auprès de ses hommes, à cause de sa simplicité et de son autorité naturelle, il est également, depuis le 24 décembre, le chouchou des forums de discussion électronique sur AbidjanNet, le site Web le plus complet sur la Côte d’Ivoire, mais aussi de la presse ivoirienne, pour une fois unanime, de l’ensemble de la classe politique et d’une bonne partie de ses compatriotes, soulagés de voir s’éloigner le spectre de la guerre civile qui planait sur un pays considéré, il n’y a pas si longtemps, comme un modèle de stabilité, de (relatif) développement économique et comme une terre d’accueil pour les ressortissants des pays voisins.

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Ce Saint-Cyrien de 59 ans – il est né, en 1941, à Kabacouma, dans le département de Biankouma, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire – n’est pas vraiment un novice en politique, même s’il passe son temps à affirmer le contraire et qu’il ne rate aucune occasion de souligner sa « neutralité ». Il a servi dans l’administration territoriale, travaillé, on l’a vu, aux côtés d’Houphouët et exercé, même si ce fut à un niveau subalterne, des responsabilités ministérielles sous Bédié. Incorporé de force dans l’armée, au début des années soixante-dix, pour avoir contesté le régime d’Houphouët, le sous-officier Laurent Gbagbo, aujourd’hui leader du Front populaire ivoirien (FPI, socialiste), a travaillé sous ses ordres. « C’est un homme d’honneur, un homme droit », expli­que le plus vieil opposant ivoirien, candidat déclaré à la prochaine élection présidentielle. Évidemment, Gueï connaît également fort bien l’autre poids lourd de la vie politique locale, Alassane Dramane Ouattara, l’ancien Premier ministre avec qui il a étroitement travaillé de 1990 jusqu’à la mort d’Houphouët, trois ans plus tard.

Mélomane, sportif et grand collectionneur d’objets d’art – une passion qu’il partage avec son épouse, Rose Doudou Gueï, une enseignante à la réputation de « dame de fer » –, le général est certainement le moins marqué politiquement des membres du Comité national de salut public (CNSP) mis en place après le putsch. L’intendant général Lassana Palenfo et le général de brigade Abdoulaye Coulibaly, présentés comme les numéros deux et trois de la junte, passent pour proches de Ouattara. Gueï, lui, voue un culte sans limite au « Vieux », avec lequel, de son vivant, il n’a pourtant pas toujours entretenu des relations sans nuages. Peu après sa prise du pouvoir, le général est allé s’incliner sur sa tombe et saluer sa famille, à Yamoussoukro. Houphouët, « le sage de l’Afrique », « l’homme de la paix », le « bâtisseur de basilique », dont les portraits, depuis le coup d’État, ont partout remplacé ceux de Bédié, est devenu une référence obligée pour cet homme qui, à l’occasion, n’hésite pas à taper du poing sur la table.

Ainsi, dans la matinée du 31 décem­bre, lorsque trois hommes du rang – qui comptent pourtant parmi les principaux meneurs des journées de décembre – ont fait irruption dans son bureau pour lui rappeler les raisons qui les ont amenés à se révolter, il a laissé éclater sa colère, oubliant la présence du journaliste : « Allez donc demander de l’argent à Bédié ! Je viens d’arriver et je n’ai rien trouvé dans les caisses. Vous me parlez, comme si c’était moi le voleur ! » Le « suffit » particulièrement ferme qu’il leur a lancé a… suffi à les faire déguerpir.

Ancien élève de l’École d’application de l’infanterie de Saint-Maixent et de l’École de guerre, à Paris, Gueï, qui a fêté l’avènement de l’an 2000 à Kabacouma, avec ses anciens camarades français de Saint-Cyr (Promotion « Serment de 1914 »), connaît bien les us et coutumes de la vie politique française. S’il a dénoncé, au plus fort de la mutinerie, les immixtions « inacceptables » de Michel Dupuch, le conseiller de Chirac pour les Affaires africaines, soupçonné de vouloir « imposer Bédié au peuple ivoirien », c’est parce qu’il sait pertinemment qu’il n’y a pas, dans la capitale française, d’unité doctrinale sur la question. Mais, sans doute aussi, en habile tacticien, pour mieux vanter, quelques jours plus tard, les mérites de cette « grande et prestigieuse France qui nous a émerveillés parce qu’elle a cassé la stratégie de ceux qui voulaient jeter le pays dans une crise aux conséquences insoupçonnables ».

Et s’il répète à l’envi que les militaires rentreront le plus vite possible dans leurs casernes, il omet de fixer une échéance et entretient soigneusement le mystère au sujet de ses propres intentions. Se retirera-t-il une fois sa mission achevée, comme naguère le général malien Amadou Toumani Touré ? Possible. Pourtant, certains hommes politiques, toutes tendances confondues, travaillent d’ores et déjà, dans l’ombre, à son éventuelle candidature à la présidentielle. « C’est un rassembleur qui rappelle, par certains côtés, Houphouët. Ce sera un candidat idéal pour barrer la route du pouvoir à Gbagbo et, surtout, à Ouattara », confie un ancien ministre proche du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI-RDA).

Mais, pour l’heure, le général a d’autres urgences. Former une équipe largement ouverte à tous les courants d’opinion – PDCI compris – et dans laquelle les militaires contrôleraient plusieurs portefeuilles de souveraineté, sans tomber dans le piège d’un gouvernement des partis. Il doit également maintenir la fragile unité et la cohésion du mouvement militaire qui a rendu la révolution possible, remettre la Côte d’Ivoire au travail et, surtout, renouer au plus vite avec les bailleurs de fonds…

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