Clément Duhaime : « Le Qatar n’a pas tenu ses promesses » à l’OIF
En 2012, l’émirat a fait des pieds et des mains pour intégrer l’organisation francophone en tant que membre associé. Depuis, il ne paie même pas ses cotisations. Le désormais ex-administrateur de l’OIF s’en agace.
En dépit de ses yeux clairs et de son accoutumance aux frimas, le Canadien Clément Duhaime (61 ans) est un animal à sang chaud, presque un Latin. Fils d’un ouvrier qui n’obtenait jamais de promotion "parce qu’il ne parlait pas l’anglais", il a étudié à Paris grâce à une bourse du gouvernement français. Comme nombre de Québécois de sa génération, il est viscéralement attaché au français.
En 2006, sa nomination par Abdou Diouf au poste d’administrateur de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) a fait de lui le numéro deux de l’institution. Ce fut un aboutissement, le couronnement de sa carrière. "J’en suis conscient, c’était ma dernière grande responsabilité", dit-il. Rendu inéluctable par la désignation de sa compatriote Michaëlle Jean au secrétariat général en remplacement d’Abdou Diouf, son départ, fin mars, a donc été un déchirement. D’autant qu’il a eu lieu dans un climat rendu désagréable par l’envoi à tous les employés de la maison d’un e-mail anonyme révélant le montant de son indemnité de départ (lire J.A. no 2831).
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Dans quelques mois, après être revenu de vacances, Clément Duhaime prendra ses nouvelles fonctions auprès de Philippe Couillard, le Premier ministre québécois. En attendant, il s’est longuement confié à J.A.
Jeune Afrique : L’élection du nouveau patron de la Francophonie a été très disputée. La bagarre a-t-elle laissé des traces ?
CLÉMENT DUHAIME : Certains candidats ont été meurtris par leur défaite. Le Mauricien Jean Claude de l’Estrac, par exemple, a eu des mots très désagréables pour le Sénégal. Mais je pense que la page est tournée. D’ailleurs, le Congolais Henri Lopes a participé au dernier conseil permanent. Certaines craintes face au changement ont pu se manifester, mais nous laissons une équipe solide, constituée pour l’essentiel de cadres de qualité.
Quand le Canada a annoncé la candidature de Michaëlle Jean, vous saviez que son élection entraînerait votre départ…
Des mauvaises langues ont prétendu que nous étions, elle et moi, à couteaux tirés, mais ça n’a jamais été le cas. Pendant la transition, j’ai tout fait pour l’accompagner dans ses nouvelles fonctions. J’ai rencontré Adama Ouane, mon successeur, dès qu’il a été pressenti. Ce qui m’importe, c’est que l’héritage d’Abdou Diouf fructifie. Pendant la campagne, quand j’ai constaté que certains cadres se permettaient de faire des commentaires sur les candidats, j’ai rédigé une note pour donner au personnel l’instruction de ne pas se mêler de ça. Je ne voulais pas que le nouveau secrétaire général se retrouve avec une administration politisée.
Comment jugez-vous ses premiers pas ?
Michaëlle Jean est la première femme à occuper le poste. Elle hérite d’une institution solide et a toutes les qualités requises pour la diriger. Elle sait utiliser les réseaux sociaux et manifeste une grande spontanéité, une vraie chaleur humaine, une grande proximité avec la société civile… C’est une grande communicante qui nous sera très utile pour faire connaître l’OIF, surtout en Europe. Mais il va lui falloir du temps pour découvrir l’institution et, surtout, trouver de nouveaux partenaires.
Mon bilan en ce domaine est insuffisant puisque nous ne sommes parvenus à réunir que 25 millions d’euros. Or Michaëlle Jean n’a pas le choix : les deux principaux bailleurs de fonds, la France et le Canada, connaissant des difficultés, elle va devoir se rapprocher des banques de développement et des fondations. Son expertise et son carnet d’adresses vont lui servir.
Abdou Diouf avait une relation particulière avec les chefs d’État africains. Il jouait souvent un rôle de médiateur informel. Pourra-t-elle faire la même chose ?
C’est vrai, c’était le style de Diouf. Je le lui reprochais d’ailleurs amicalement, car j’aurais aimé que son action soit mieux connue. Mais il pensait qu’une diplomatie efficace ne se fait pas sur la place publique. Il consultait tout le monde, même les opposants, et pouvait se montrer très ferme avec des chefs d’État. Il pouvait se le permettre parce qu’il était un sage respecté. Michaëlle Jean est à l’évidence différente, son action sera sans doute plus visible, ce qui n’est d’ailleurs pas sans risque : si elle échoue, ça se saura. Il faut lui laisser le temps de trouver un équilibre entre, d’une part, les gouvernements, et, de l’autre, la société civile et la jeunesse.
De quoi êtes-vous le plus fier ?
Je pars avec le bonheur d’avoir servi Abdou Diouf. Avec lui, j’ai vu l’OIF devenir une organisation respectée. Ensuite, je pense avoir réussi à réformer la gestion et la gouvernance de l’OIF. Depuis 2007, les frais de fonctionnement sont passés de 60 % à 24 % de l’ensemble du budget. D’une centaine de programmes, nous sommes passés à vingt-cinq, mais avec une obligation de résultats. Et sur les 340 postes autorisés lors de mon arrivée, seuls 290 sont occupés. Nous avons changé le mode de recrutement, fait appel à des jurys externes indépendants qui nous ont permis de rajeunir et de féminiser le personnel.
Il a fallu vous séparer de certains agents…
J’ai voulu éviter un plan social, qui aurait été plus désagréable encore. Une trentaine de départs ont eu lieu par consentement mutuel. J’ai prévenu le personnel qu’il allait falloir se serrer la ceinture. Les salaires sont par exemple gelés depuis 2011. Mais j’ai préservé les avancements et considérablement augmenté le budget de formation. C’était nécessaire pour attirer les meilleurs.
Pourquoi l’OIF s’est-elle ouverte à des pays où le français n’est que très peu parlé comme le Mexique, le Costa Rica ou le Qatar ?
J’y ai longtemps été hostile, craignant qu’on finisse par perdre notre spécificité : la langue française. C’est Abdou Diouf qui m’a convaincu. J’ai compris que cela pouvait augmenter notre influence, à condition que chaque membre fasse son devoir en utilisant, par exemple, le français dans les conférences internationales. Or certains s’en dispensent. Le français disparaît des institutions européennes, à Bruxelles, à une vitesse vertigineuse. Peut-être faudra-t-il en arriver à suspendre certains membres pour non-respect de la langue qu’ils ont en partage, comme l’a suggéré Henri Lopes.
Mais certains nouveaux membres comme le Qatar ne paient même pas leurs cotisations !
Il y a trois ans, vingt-trois pays ne payaient plus rien du tout. Djibouti, par exemple, avait accumulé 1,5 million d’euros d’arriérés. J’ai donc décidé de tout rendre public et, du coup, la plupart ont régularisé leur situation, parfois au prix de gros efforts, comme Djibouti ou le Niger. Reste le cas des Qataris, dont l’attitude est pour moi une énigme. Ils se sont battus pour devenir membres de l’OIF ; je suis allé à Doha à deux reprises ; et ils s’étaient même renseignés sur le montant des contributions de la France et du Canada !
En principe, le Qatar ne pourra échapper à des sanctions s’il ne paie pas cette année.
Pourquoi ce pays a-t-il été admis directement en tant que membre associé, alors que l’usage est d’octroyer d’abord un statut de simple observateur ?
Le conseil des ministres avait recommandé qu’il soit observateur. Mais lors du sommet de Kinshasa [en 2012], dans la nuit précédant la décision, les Qataris ont fait du lobbying à haute dose, et leur pays est devenu membre associé… On m’a évidemment posé beaucoup de questions à ce propos. J’ai répondu : "Vous jugerez dans deux ans s’ils ont tenu leur promesse." Eh bien, ils ne l’ont pas tenue, ils n’ont pratiquement rien versé ! En principe, le Qatar ne pourra échapper à des sanctions s’il ne paie pas cette année. Je sais que la secrétaire générale a pris contact avec eux, j’espère que ça va aboutir.
L’OIF est-elle un instrument au service de la diplomatie française ?
Ses institutions ont pour la plupart leur siège à Paris, c’est un fait. Et presque tous les responsables de son prochain conseil de coopération seront des Français. Il faudrait plus de diversité. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes battus pour que le siège de l’Initiative francophone pour la formation à distance des maîtres [Ifadem] soit au Sénégal. Et je rêve du jour où l’Algérie, restée en dehors pour des raisons politiques, nous rejoindra.
Cela dit, la Francophonie est pour la France un outil complémentaire de sa politique étrangère. Elle lui permet d’accroître son influence. Prenez le Rwanda. Même au temps de la suspension de ses relations diplomatiques avec Paris, il n’a jamais quitté la Francophonie. Et j’ai bien vu que c’était chez nous, dans les coulisses, que des contacts étaient noués.
La France a pourtant diminué le montant de sa contribution volontaire…
Je suis convaincu qu’elle aurait dû trouver ces quelques millions d’euros ailleurs. Elle se laisse parfois un peu aller, à mon grand désespoir. Elle ne voit pas que les signaux qu’elle envoie à l’Afrique peuvent être très mal interprétés. Pour les Français, les Québécois ou les Wallons, le français est leur langue maternelle. Mais la grande majorité des pays africains a choisi cette langue et peut fort bien en changer. Le Rwanda l’a fait pour des raisons politiques. D’autres pourraient le faire demain. On sait pourtant que l’avenir du français se joue sur le continent.
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