Les leçons des élections au Nigeria
Gilles Olakounlé Yabi est économiste et analyste politique. Il a été directeur Afrique de l’Ouest de l’ONG International Crisis Group et collaborateur de Jeune Afrique. Il vient de lancer, avec un groupe de citoyens intéressés par le présent et le futur de l’Afrique de l’Ouest, le think tank Wathi.
Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de dire du bien du Nigeria, de le donner en exemple à un quelconque autre pays de la planète, du continent africain ou même de la région ouest-africaine. Les petits pays voisins du géant démographique de plus de 170 millions d’habitants ont une peur bleue de ses gangsters, de ses trafiquants de haut vol, de ses cybercriminels ingénieux, de ses pirates suréquipés, de ses millions de jeunes engagés tous les jours dans une lutte sans merci pour la survie, de ses réseaux mafieux d’exploitation sexuelle, des violences meurtrières récurrentes qui opposent des communautés entre elles dans différents Etats de la fédération, et bien sûr, de l’hydre terroriste qu’est devenu Boko Haram au cours des cinq dernières années.
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De la crainte du pire à la divine surprise : le choix tranché des Nigérians
Alors que Muhammadu Buhari a été investi le 29 mai nouveau président du Nigeria, c’est le moment ou jamais de revenir sur l’excellente surprise que fut le déroulement des élections générales de fin mars dernier. Je faisais partie des nombreux observateurs qui redoutaient une catastrophe postélectorale. Tous les ingrédients d’une crise postélectorale plus violente qu’en 2011, – près de 1 000 morts dans le Nord-, semblaient réunis. Et ils l’étaient. Si la crainte du pire s’est transformée en la divine surprise d’une reconnaissance immédiate des résultats par les perdants, c’est avant tout parce que le choix agrégé des électeurs nigérians fut d’une grande clarté.
On savait le président Goodluck Jonathan en mauvaise posture mais on ne s’attendait pas à une défaite aussi nette. Il est apparu assez vite après le début de la proclamation des résultats que l’écart de voix était considérable entre les deux principaux candidats et que Buhari raflait la mise non seulement au Nord mais qu’il gagnait aussi largement dans les États peuplés du Sud-Ouest. Ce serait vite aller en besogne que de prétendre que les logiques politiques clientélistes anciennes n’aient pas joué un rôle dans le résultat de l’élection présidentielle. La mobilisation des identités ethniques, religieuses, régionalistes, la distribution massive d’argent, de sacs de riz et de promesses de gratifications individuelles ultérieures ont influencé sans doute de manière significative le vote de quelques millions d’électeurs.
Mais de nombreux autres millions de Nigérians ont voté en fonction de leur évaluation personnelle du bilan du gouvernement de Jonathan et des élus du parti présidentiel, le People’s Democratic Party (PDP). Ces électeurs ont voté comme on vote dans toutes les démocraties établies. Ils sont sortis massivement sanctionner l’équipe sortante parce qu’il y avait d’une part une offre politique crédible alternative et parce qu’il existait une commission électorale nationale indépendante qui jouissait d’un préjugé favorable largement lié à l’image de compétence et d’intégrité projetée par son président, le professeur Attahiru Jega.
Derrière le vote Buhari, l’existence d’un parti politique crédible
Dans ces deux raisons se logent les leçons les plus importantes à tirer de la bonne surprise électorale nigériane : l’importance capitale de la construction d’institutions publiques et privées qui ne se confondent pas aux personnes qui les animent et celle de disposer, même dans les environnements les plus corrompus, d’un noyau de personnalités perçues comme intègres à la tête des institutions dont l’indépendance est cruciale pour la sauvegarde des intérêts supérieurs nationaux.
Ce n’est pas l’existence d’une personnalité comme Muhammadu Buhari qui a offert aux électeurs nigérians une option crédible pour remplacer Jonathan. A 72 ans, ce n’est pas un candidat qui, tel un Barack Obama nigérian, a pu faire rêver. C’est l’existence d’un grand parti, le All Progressive Congress (APC), créé en février 2013 à la faveur de la fusion de trois importants partis d’opposition, qui a offert une alternative politique au PDP. La force immédiate de l’APC est venue de la fusion de partis solidement implantés dans deux grandes aires culturelles du pays, le Sud-Ouest majoritairement yoruba et le Nord majoritairement Hausa-Fulani.
L’APC ne s’est pas construit comme une coalition de circonstances entre des partis qui se confondent à leurs chefs et à leurs fiefs régionaux, mais bien comme un parti structuré qui s’est doté de règles permettant à de fortes personnalités parfois très antagonistes de travailler ensemble à proposer une alternative crédible au PDP et de choisir le ticket présidentiel qui était le mieux placé pour incarner une rupture avec l’administration Jonathan. Comme celles du PDP, les fortes têtes de l’APC sont rompues aux manœuvres parfois peu orthodoxes pour défendre au mieux leurs intérêts personnels au sein et en dehors du parti, mais elles se sont pliées à la discipline et au respect de règles minimales qu’impose l’appartenance à une institution.
En Afrique francophone, l’illusion d’une consolidation démocratique sans partis
Discipline, mais aussi apprentissage du dialogue et des compromis permanents, de la démocratie interne, du débat d’idées, de la mise en commun des compétences de plusieurs personnes au service d’une institution et peut-être même d’un projet politique, préparation minimale à la gestion des affaires publiques, voilà ce qui accompagne inévitablement la construction et la consolidation de véritables partis politiques. Au Nigeria, au Ghana et dans nombre de pays anglophones du continent, les systèmes et les pratiques politiques sont parfois très dysfonctionnels, mais au moins s’y est installée une culture politique incarnée par l’existence de partis qui ne se confondent pas totalement aux intérêts de leurs leaders du moment.
Dans les pays francophones d’Afrique de l’Ouest, du Bénin à la Côte d’Ivoire en passant par le Togo, le Mali ou la Guinée, on continue à préférer soit des systèmes politiques fondés sur des partis dont la grandeur s’évalue à l’aune de l’écrasement de l’institution par son président, soit des systèmes qui encouragent des coalitions instables de mini et de micro-partis personnalisés ponctuellement rassemblés autour d’un leader. Les conséquences d’une absence de structuration de l’espace politique par un mécanisme rigide d’incitations, de sanctions et de régulation des activités politiques sont dramatiques. Dans un pays comme le Bénin par exemple, après 25 ans de pratique du multipartisme démocratique, les institutions cruciales pour la sauvegarde de l’intérêt général se sont affaiblies au lieu de se consolider. Inutile de rappeler l’effondrement politique du Mali en 2012, cet autre pays cité en exemple pendant vingt ans en Afrique francophone.
Une institution indépendante et un homme intègre, facteurs cruciaux du miracle
La construction d’institutions publiques fortes, qui se consacrent exclusivement à l’accomplissement de leurs mandats tels que définis par la loi, est vitale pour des pays qui ont l’ambition d’être des démocraties effectives et utiles. Sans le travail acharné de l’INEC, la commission électorale nigériane, et sans la détermination de son président à protéger l’intégrité du processus électoral jusqu’à la proclamation des résultats, il n’y aurait pas eu de dénouement heureux au terme du scrutin des 28 et 29 mars dernier.
Au Nigeria, tous les observateurs attentifs du processus ont estimé que la décision de l’Inec d’imposer, malgré les difficultés techniques, l’authentification des cartes électorales par des lecteurs électroniques a été l’arme fatale contre les fraudes électorales. Ne se laissant à aucun moment déstabiliser par les attaques des uns et des autres, le président de l’Inec a expliqué à l’opinion publique toutes les mesures qui ont été prises par son institution pour préserver l’intégrité de leurs votes. Il faut voir dans la performance de l’Inec à la fois la force théorique de l’institution telle qu’elle a été conçue par la loi et la force effective qu’elle est devenue parce que l’homme qui l’a présidée ces dernières années, réputé intègre et compétent, s’est hissé à la hauteur des attentes des Nigérians et de la responsabilité historique qui incombait à son institution.
Dans la plupart des pays francophones, on ne semble pas trouver très important de se doter d’institutions électorales dont les prérogatives, les modalités de composition, de financement et de fonctionnement créent une réelle possibilité d’indépendance de tous les autres pouvoirs. De manière générale, on n’accorde qu’une importance secondaire à l’existence et à la consolidation de toutes les institutions qui permettent dans un État de droit démocratique d’équilibrer les pouvoirs et de limiter les abus.
Construire des institutions pour limiter les excès des hommes ou jouer à la roulette russe
Plutôt que de faire reposer l’avenir des nations sur l’existence d’institutions fortes, qui sont indissociables de la culture d’une éthique de la responsabilité, la plupart des pays francophones africains continuent à préférer le jeu certes plus excitant mais ô combien dangereux de la roulette russe : celui de compter sur la clairvoyance et le génie politique de leurs présidents, des hommes « forts ». Il faut bien sûr des hommes et des femmes pour penser les règles et adopter les usages qui installent dans la durée des institutions fortes. Mais la force qui est alors requise, c’est celle de l’intégrité personnelle et de la conscience de la primauté de l’intérêt général sur les intérêts particuliers.
En Côte d’Ivoire par exemple, personne ne semble avoir trouvé qu’une réflexion approfondie sur une réforme constitutionnelle tirant toutes les leçons des années de crise devait être une priorité. On n’a même pas jugé indispensable de procéder à une réforme fondamentale de la commission électorale, ni à celle du conseil constitutionnel. Au Togo, tous les cinq ans, une opposition qui ne réussit pas à construire une alternative crédible réclame des réformes constitutionnelles légitimes. Puis elle se rendort profondément. Au Bénin, à l’approche de chaque scrutin présidentiel, les candidatures se multiplient comme de petits pains, sans qu’on ne se donne la peine de construire des partis politiques dignes de ce nom. En Guinée, les controverses électorales alternent avec les manifestations violentes et les dialogues de sourds entre pouvoir et opposition. Aucune institution n’est perçue comme non partisane. La Cour constitutionnelle n’a été installée qu’en avril dernier, avec près de cinq ans de retard.
Il ne s’agit pas de tomber dans une analyse simpliste consistant à accabler les pays francophones de tous les maux et à donner en exemple les anciennes colonies de l’empire britannique. Ce n’est pas parce que le Nigeria a échappé au chaos postélectoral cette année qu’il est devenu un modèle de démocratie et de bonne gouvernance. Les semaines précédant l’investiture du président Buhari ont été un cauchemar pour les Nigérians : pas d’électricité comme d’habitude, mais pas d’essence non plus ou très peu dans les stations.
Les défis auxquels doit s’attaquer le gouvernement Buhari sont extraordinaires, aussi bien sur le plan économique et social que sur le plan de la sécurité. Pour le moment, le Nigeria n’a qu’un nombre très limité de leçons à donner aux autres pays de la région. Mais celles-ci méritent d’être soulignées, pour que les acteurs du changement politique et social en Afrique de l’Ouest placent plus que jamais la construction d’institutions fortes et la promotion de l’éthique personnelle dans la gestion des affaires publiques au cœur de toutes leurs batailles.
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