Littérature : extraits de la leçon inaugurale d’Alain Mabanckou au Collège de France
Extraits de « Lettres noires : des ténèbres à la Lumière », d’Alain Mabanckou, leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 17 mars, à paraître le 24 avril aux éditions Fayard.
Premier extrait
Monsieur l’Administrateur,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
[…]
Qui suis-je au fond ?
Vous n’aurez pas de réponse dans mes deux passeports congolais et français. Suis-je un « Congaulois », comme dirait le grand poète congolais Tchicaya U Tam’si ? Suis-je un « binational », pour coller à l’air du temps ?
En réalité, en 1530, année de la création du Collège de France – j’allais dire du Collège royal –, je n’existais pas en tant qu’être humain : j’étais encore un captif et, en Sénégambie par exemple, un cheval valait de six à huit esclaves noirs ! C’est ce qui explique mon appréhension de pratiquer l’équitation, et surtout d’approcher un équidé, persuadé que la bête qui me porterait sur son dos me rappellerait cette condition de sous-homme frappé d’incapacité depuis la « malédiction de Cham », raccourci que j’ai toujours combattu. Mais ce mythe de Cham, revisité selon les époques et les circonstances, a nourri en grande partie un certain racisme à mon égard et a servi de feuille de route à l’esclavage des Noirs dans ses dimensions transatlantique et arabo-africaine. En même temps, de près ou de loin, il m’a sans doute inoculé la passion des mots, le désir de conter, de raconter et de prendre la parole.
Si ma couleur de peau, que je ne troquerais pour rien au monde, est absente des textes religieux rapportant cet épisode, on la retrouve curieusement chez Origène, le père fondateur de l’exégèse biblique, qui introduisit au IIIe siècle l’idée de la noirceur du péché. Être noir sera par conséquent un destin pour des millions d’individus, parce que cette couleur, jetée en pâture, cousue de fil blanc, était devenue une posture face à l’Histoire. Le combat des femmes et des hommes épris de liberté, d’égalité et de fraternité – j’inclus les écrivains et les professeurs qui m’ont précédé – a contribué à nuancer les choses.
Pourtant, je suis le même homme : j’ai gardé mon nez épaté, et vous avez depuis longtemps dépassé les clichés des XVIe et XVIIe siècles où, ainsi que le note François de Negroni, certains abbés professaient que « les Noirs n’étaient en rien fautifs, ne devaient leur couleur qu’au soleil de leurs latitudes, qu’ils auraient une meilleure odeur s’ils vivaient dans le froid, et que si les mères africaines cessaient de porter les enfants écrasés sur leur dos, les nègres auraient le nez moins épaté(*) ».
Tout cela est, certes, de l’histoire, tout cela est certes du passé, me diraient certains. Or, ce passé ne passe toujours pas, il habite notre inconscient, il gouverne parfois bien malgré nous nos jugements et vit encore en nous tous car il écrit nos destins dans le présent.
En m’accueillant ici, vous poursuivez votre détermination à combattre l’obscurantisme et à convoquer la diversité de la connaissance. Je n’aurais pas accepté cette charge si elle était fondée sur mes origines africaines, et j’ai su que mon élection était singulière par le fait que vous élisiez pour la première fois un écrivain à cette chaire de Création artistique, et je vous remercie sincèrement de me compter parmi les illustres membres de votre institution.
(*) François de Negroni, Afrique fantasmes, Paris, Plon, 1992.
Deuxième extrait
En même temps, les années 1970 verront l’arrivée des femmes dans le paysage littéraire. […]
Les deux plus grandes révélations seront cependant les Sénégalaises Mariama Bâ et Aminata Sow Fall. La première publiera Une si longue lettre (1979), « roman épistolaire » dans lequel son personnage, à la suite de la mort de son mari, revient sur son existence de femme mariée avec un homme polygame.
Aminata Sow Fall – que je considère comme la plus grande romancière africaine et à qui je consacre un chapitre dans mon essai Le monde est mon langage (*) – publia en 1976 un premier roman intitulé Le Revenant. Elle apportait un ton et une originalité remarquables avec un regard éloigné de celui de ses consœurs, empêtrées pour la plupart dans les thématiques attendues de la condition féminine, de l’excision, de la polygamie, de la dot ou de la stérilité. Sow Fall privilégie le « citoyen narrateur » au détriment du personnage principal, féministe et trop sermonneur. Son roman le plus connu, La Grève des bàttu (1979) pourrait, dans une certaine mesure, même si l’auteure s’en défend souvent, être lu comme une charge contre la politique menée par le président-poète Léopold Sédar Senghor qui avait décidé, dans les années 1970, pour la « bonne image du pays », de traquer les mendiants des rues de Dakar.
Cette génération de femmes sera suivie par une nouvelle, incarnée par la Sénégalaise Ken Bugul et la Camerounaise Calixthe Beyala. Si Ken Bugul est à cheval entre la thématique de l’aliénation du colonisé et celle de la réalité des us et coutumes du continent – comme dans Riwan ou le chemin de sable, où la narratrice, ayant séjourné en Europe, rentre au pays et choisit de se dépouiller de son acculturation en embrassant les traditions de ses racines –, Calixthe Beyala se tourne vers une littérature de migration car, désormais, installés en France, les écrivains alors en vogue à la fin des années 1980 et tout au long des années 1990 suivent les errances de l’Africain. Celui-ci, éloigné de son continent, devra composer avec la rumeur du monde et les nouvelles injustices liées à sa condition d’immigré. Bessora, Fatou Diome, Daniel Biyaoula, J. R. Essomba, entre autres, sont des exemples de cette tendance, à savoir une littérature de l’observation du lieu de la migration en opposition avec le continent d’origine, et Jacques Chevrier parlera à juste titre d’une littérature de la « migritude ».
La littérature africaine des années 2000 poursuit cet élan de migration en y inscrivant une dimension plus éclatée. Elle nous dit qu’en se dispersant dans le monde, les Africains créent d’autres « Afriques », tentent d’autres aventures, peut-être salutaires, pour valoriser les cultures du continent noir, conscients que l’oiseau qui ne s’est pas envolé de l’arbre sur lequel il est né ne comprendra jamais le chant de son compère migrateur.
Comment justement entrer dans la mondialisation sans perdre son âme pour un plat de lentilles ? Telle est la grande interrogation de cette littérature africaine en français dans le temps présent. Et la thèse de Dominic Thomas dans Noirs d’encre nous rappelle que l’heure est venue pour la France de comprendre que ces diasporas noires qui disent le monde dans la langue de Molière et de Kourouma se trouvent au coeur de l’ouverture de la nation au monde, au coeur même de sa modernité(**).
J’appartiens à cette génération-là. Celle qui s’interroge, celle qui, héritière bien malgré elle de la fracture coloniale, porte les stigmates d’une opposition frontale de cultures dont les bris de glace émaillent les espaces entre les mots, parce que ce passé continue de bouillonner, ravivé inopportunément par quelques politiques qui affirment, un jour, que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » et, un autre jour, que la France est « un pays judéo-chrétien et de race blanche », tout en évitant habilement de rappeler que la grandeur du pays en question est aussi l’oeuvre de ces taches noires, et que nous autres Africains n’avions pas rêvé d’être colonisés, que nous n’avions jamais rêvé d’être des étrangers dans un pays et dans une culture que nous connaissons sur le bout des doigts. Ce sont les autres qui sont venus à nous, et nous les avons accueillis à Brazzaville, au moment où cette nation était occupée par les nazis.
J’appartiens à la génération du Togolais Kossi Efoui, du Djiboutien Abdourahman Waberi, de la Suisso-Gabonaise Bessora, du Malgache Jean-Luc Rahimanana, des Camerounais Gaston-Paul Effa et Patrice Nganang.
En même temps, j’appartiens aussi à la génération de Serge Joncour, de Virginie Despentes, de Mathias Enard, de David Van Reybrouck – avec Congo, une histoire –, de Marie NDiaye – avec Trois femmes puissantes –, de Laurent Gaudé – avec La Mort du roi Tsongor –, de Marie Darrieussecq – avec Il faut beaucoup aimer les hommes –, d’Alexis Jenni – avec L’Art français de la guerre – et de quelques autres encore, qui brisent les barrières, refusent la départementalisation de l’imaginaire parce qu’ils sont conscients que notre salut réside dans l’écriture, loin d’une factice fraternité définie par la couleur de peau ou la température de nos pays d’origine.
Monsieur l’Administrateur,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Dans la chaire que vous m’avez confiée cette année, c’est en libre créateur que j’entreprendrai mes voyages à travers cette production littéraire africaine, m’interrogeant à chaque quai sur ses lieux d’expression, sur sa réception critique et sur ses orientations actuelles.
Je m’appesantirai également sur l’aventure de la pensée africaine – on parle aujourd’hui de « pensée noire » –, et j’insisterai par conséquent sur la place de l’Histoire (passée ou contemporaine), sur l’attitude de l’écrivain africain devant l’horreur – je pense notamment au génocide du Rwanda ou aux différentes guerres civiles qui ont donné naissance à un personnage minuscule, terrifiant et apocalyptique : l’enfant-soldat. La présence d’historiens, d’écrivains ou de philosophes dans mes séminaires aura pour ambition d’illustrer la richesse des études africaines qui constituent depuis une discipline autonome dans les universités anglophones, en particulier américaines.
Le colloque que j’organiserai ici même le 2 mai prochain auquel seront conviés de nombreux intellectuels et bien d’autres penseurs du temps présent, résonnera comme un appel à l’avènement des études africaines en France, non pas dans une ou deux universités marginalisées, non pas dans un ou deux départements dénués de moyens, mais dans un tout qui fait désormais sens pour comprendre la France d’hier mais surtout la France contemporaine – donc par une présence dans chaque espace où le savoir est dispensé dans ce pays.
J’ai conscience que c’est une entreprise qui nous conduira toujours à feuilleter les pages de notre passé commun, loin de l’esprit de revanche ou de l’inclination à rechercher la culpabilité d’un camp qu’on opposerait à l’innocence de l’autre, même s’il est délicat de juger avec les yeux d’aujourd’hui ce qui a eu lieu bien des siècles auparavant, sans pour autant mettre de côté la tentation de la morale et la séduction du manichéisme.
Je vous remercie.
(*) Alain Mabanckou, Le monde est mon langage, Paris, Grasset, 2016.
(**)Dominic Thomas, Noirs d’encre. Colonialisme, immigration et identité au cœur de la littérature afro- française, traduit de l’anglais par Dominique Haas et Karine Lolm, Paris, La Découverte, 2013.
La leçon inaugurale d’Alain Mabanckou sera également disponible en édition électronique et en libre accès sur http://books.openedition.org/cdf/156
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