Mayotte : les immigrés comoriens délogés par des « initiatives citoyennes »
L’animosité à l’égard des immigrés monte d’un cran dans le département français d’outre-mer. Les citoyens procèdent à des « initiatives citoyennes » – des expulsions illégales de Comoriens en dehors de leurs habitations. Une nouvelle opération de ce type a eu lieu dimanche dernier dans la commune de Bouéni, mettant à la rue plus de 500 personnes.
Un fort vent de xénophobie souffle-t-il sur l’île française de l’archipel des Comores ? Insécurité, logement, chômage (23% au second semestre 2015)… Les familles étrangères (principalement comoriennes) arrivées (ou non) clandestinement dans le département d’outre-mer sont fréquemment accusées de tous les maux de l’île. Jugeant les réponses de l’État insuffisantes, des habitants se sont constitués depuis décembre en « collectifs » et procèdent à des expulsions totalement illégales de familles hors de leurs logements de fortune.
Leur mode opératoire est à chaque fois identique : après avoir alerté par courrier les hébergeurs de personnes étrangères et les dépositaires de l’autorité publique (maires des communes concernées et services de gendarmerie) de la date prévue de leur action, ils se réunissent pour détruire des habitations. Ces opérations d’expulsion forcée ont ainsi eu lieu dans les villages de Tsimkoura (les 10, 17 janvier et 21 février, conduisant à l’expulsion de 200 à 300 personnes), à Poroani (les 20, 27 mars et 6 avril), à Mbouini (le 24 avril), à MTsangamboua (le 27 avril) et à Choungui (le 8 mai) où des habitants de Kani-Kéli y ont détruit des dizaines d’habitations, laissant des familles apeurées et en pleurs à la rue.
Dans un courrier adressé au préfet Seymour Morsy – qui quitte ses fonctions pour la préfecture de l’Indre -, un regroupement d’associations (La Cimade, Secours-Catholique/Caritas, Village d’Eva, UNSA éducation-Mayotte, Médecins du Monde, Ceméa, Apprentis d’Auteuil) dénonce les conséquences désastreuses de ces actions illégales : « Outre le fait de se retrouver sans logements, les conséquences pour ces populations expulsées de fait sont la destruction de biens et la déscolarisation de nombreux enfants. La plupart sont nés sur le territoire national et certains sont français. »
Un cri d’alarme avait été lancé quelques jours avant la dernière action d’envergure qui a eu lieu dimanche 15 mai dans la commune de Bouéni. « Monsieur le Préfet, concluait le communiqué, les associations signataires espèrent compter sur une intervention de votre part afin que l’ordre public et les droits de tous soient respectés : l’État ne peut rester simple observateur face au développement et à la systématisation de telles pratiques. En parallèle, il est urgent de mettre en œuvre les réponses publiques en termes d’éducation, de santé, d’accompagnement des familles, de sécurité. Un accueil digne et dans des conditions acceptables doit être organisé ».
On ne peut pas mettre les gens manu militari dehors
Du côté des autorités, on renvoie les élus à leurs responsabilités. « À la suite de la parution de ce tract [annonçant la prochaine « initiative citoyenne »], le préfet a envoyé un courrier aux maires pour leur rappeler leurs obligations, les procédures d’expulsion, explique un responsable de la communication contacté par Jeune Afrique. Quand des personnes sont expulsées, elles doivent être relogées. Pour dimanche, nous avons annulé de nombreux dispositifs de gendarmerie pour pouvoir être présent à Bouéni. »
Au final, 500 personnes ont été contraintes de fuir leur « bangas » (petites habitations de fortune) dimanche dernier. Dans un communiqué commun publié le mardi suivant, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve et la ministre des Outre-mer George Pau-Langevin ont condamné ces violences. « De tels comportements n’ont pas leur place dans la République. Tous les individus impliqués, dont l’enquête devra établir l’identité, devront rendre compte de leurs actes devant la justice », ont-ils affirmé. Selon les autorités, « 221 gendarmes et 499 policiers, renforcés par 102 gendarmes mobiles, soit 822 policiers et gendarmes au total » étaient « mobilisés pour rétablir l’ordre républicain, mettre fin à ces exactions inadmissibles et protéger l’ensemble de la population de Mayotte ». En attendant, de nouvelles actions sont prévues, dimanche 22 mai à M’tsamboro et le 5 juin à Kani-Kéli.
Communiqué de presse des ministres de l'Intérieur et l'Outre-mer sur la situation à #Mayotte https://t.co/zUVT6lxOJp
— Préfet de Mayotte (@Prefet976) May 18, 2016
Climat délétère
L’État français peine à gérer, économiquement et humainement, l’important flux migratoire de l’île, qui compte 40% d’étrangers pour 230 000 habitants. Les « Comoriens » tentent le passage dans l’espoir d’améliorer leurs conditions économiques de vie, mais aussi pour avoir accès à des soins de qualité. Pour l’année 2015, la préfecture de l’île de l’Océan indien affichait un triste record : près de 20 000 reconduites à la frontière, soit plus que toute la métropole.
Sur l’île, qui ne fait que 374 km2, le climat est délétère. La presse locale est notamment accusée de l’entretenir en jouant sur les peurs. Comme le site de la chaîne (tv et radio) indépendante Kwezi qui relayait depuis le 28 avril, sans commentaire, le tract de l’action de délogement de dimanche. Contacté par Jeune Afrique, le directeur de ce groupe de médias privés, Patrick Millan, s’explique : « Pour moi il ne s’agit pas d’initiatives citoyennes ! Il s’agit d’une réaction épidermique. Les Mahorais se retrouvent dans une situation qui ne ressemble pas à la culture locale. Mayotte est habituellement un symbole d’accueil et d’hospitalité. La population considère que l’État de fait n’assume pas ses missions régaliennes et a le sentiment d’être abandonné. Certains ‘craquent’ et mettent en place des actions intolérables pour la dignité humaine comme ces expulsions. D’autre se rendent sur les lieux d’expulsions avec de la nourriture, des boissons et du lait pour les enfants. Pour moi, la France est sur le point de transformer les Mahorais. Je ne reconnais plus mon île ni certain de mes amis. Mais relayer une info est le propre d’un média d’information surtout si elle doit avoir des conséquences sur la sécurité des citoyens (…) Ici ce n’est pas l’Afrique. C’est la France, mais nombreux sont ceux qui se posent la question ‘Mais où est la France ? Où sont ses missions ?’ Et s’il se passe quelque chose de grave à Mayotte, on connaît déjà la réponse des autorités : ‘C’est la faute des médias !’ ».
Des arguments qui agacent certains. « En direct, le jour en question [de la parution du tract, NDLR], ils ont présenté ces ‘luttes contre le fléau de l’immigration’ comme des sortes ‘d’initiatives citoyennes’ », explique un métropolitain installé sur l’île depuis quelques années, qui souhaite garder l’anonymat. Les médias locaux pratiquent en permanence le double sens, l’injonction insidieuse. Les termes « Comoriens », « Mahorais », « étranger », « clandestin », « flux migratoire », « délinquance », etc. font système ici, comme ailleurs. La censure et la violence s’exercent d’abord dans un certain ordre de la langue, dans des mots d’ordre. » Et d’expliquer : « Après, il ne faut pas non plus juger les gens qui procèdent à ces expulsions, la plupart d’entre eux sont victimes d’une situation pleine de contradictions qui les dépassent et se font d’autant plus facilement manipuler par des entrepreneurs ‘identitaires’ (politiciens, intellectuels, etc.) qu’ils se sentent impuissants. Beaucoup de « Mahorais » sont contre ce qui se passe, mais tout le monde se connaissant, il est difficile de s’opposer au groupe dans une société encore largement coutumière où l’appartenance au groupe est vital… »
Le problème de Mayotte c’est qu’elle a perdu son Afrique, sa boussole, et qu’elle ne cesse de retarder…
Mais pour lui le problème est beaucoup plus profond. « C’est le désencrage d’une île de son archipel, de Madagascar à laquelle elle est intimement liée, et plus généralement de son continent, l’Afrique. Sachant que l’Afrique swahili (le shimaore fait partie de la famille des langues swahili, et plus généralement bantoues) qui s’étend du nord de l’Afrique du sud à la Somalie en passant par la Tanzanie, le Kenya, le Rwanda, etc. est l’Afrique qui décolle actuellement, avec projets d’intégration régionale (Union monétaire, autoroutes, rail, etc.). Donc, oui, le problème de Mayotte c’est qu’elle a perdu son Afrique, sa boussole, et qu’elle ne cesse de retarder… » Une situation schizophrénique, dans laquelle les « Mahorais » dénoncent l’État colonial qu’ils ne cessent dans le même temps de réclamer.
État de droit ?
Pour Marie (le prénom a été modifié, NDLR), enseignante mahoraise, il faut être prudent avant de parler de xénophobie, car la réalité sociale de l’île est plus complexe qu’on peut le croire vu de l’extérieur : « La population étrangère est majoritaire à Mayotte. Depuis 20 ans, les Mahorais absorbent chez eux l’afflux massif et incessant des étrangers. Ces derniers, quand ils n’occupent pas illégalement des parcelles appartenant au Conseil général ou aux municipalités, ils sont accueillis sur des parcelles privées appartenant aux Mahorais. Et cela explique l’intégration profonde des comoriens et des malgaches dans la société mahoraise car dans toutes nos familles sans exception, je dis bien sans exception, les couples se forment majoritairement avec des étrangers en situation irrégulière. D’ailleurs l’Insee précise que seulement 28% des couples à Mayotte concernent deux Mahorais. Alors, les personnes qui parlent de xénophobie doivent faire les mêmes efforts avec les étrangers chez eux, mais elles en sont incapables. (…) Une population métissée à 78% avec des étrangers en situation irrégulière ne se lève pas le matin en décidant d’être xénophobe envers les familles de leurs conjoints ».
L’attitude de l’État est colonialiste et dangereuse
Pour l’enseignante, c’est encore une fois l’insuffisance de l’État à faire respecter le droit français – et celui des étrangers – qui est ici en cause. Une incapacité qui, selon l’enseignante, pousse les habitants de l’île à agir eux-même : « L’État ne chercherait- il pas à utiliser la population pour faire le sale boulot à sa place ? Car pendant que les habitants chassent les gens de leur cour ou de leur parcelle, les gendarmes se contentent de veiller à ce que la situation ne dégénère pas en affrontements, sans plus. Paris sait qu’il laisse les gens entrer sans rien leur proposer. » Une situation inacceptable, selon elle : « Ce n’est pas parce que la population de Mayotte est composée d’Africains bantous que nous sommes dans un contexte France-Afrique, lâche Marie. L’attitude de l’État est colonialiste et dangereuse pour les valeurs de la république. »
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