Jusqu’où ira Boko Haram ?
Le monstre grandit aux confins du Nigeria. Villes et villages tombent les uns après les autres, toujours dans le sang, et personne ne paraît en mesure d’arrêter les islamistes armés. Ni le Cameroun, ni le Tchad, ni le Niger ne sont plus à l’abri.
Comme pléthore d’autres chefs d’État, il n’a pas fallu longtemps à Goodluck Jonathan pour dénoncer la tuerie de Charlie Hebdo en France (12 morts le 7 janvier). Dès le lendemain, le président nigérian s’est fendu d’un communiqué dans lequel il condamne ces "meurtres odieux, insensés et totalement injustifiables".
Mais sur le massacre de Baga, ville-impasse située au bout du bout de l’État de Borno, qui durait déjà depuis quatre jours quand les frères Kouachi ont fait irruption dans la salle de rédaction de l’hebdomadaire français, il n’a pas dit un mot. Tout juste a-t-il consenti à se rendre à Maiduguri, la capitale de l’État de Borno, le 15 janvier – douze jours après le début de ce qu’Amnesty International a qualifié de "massacre le plus meurtrier de l’histoire de Boko Haram" – et à promettre aux survivants qu’ils rentreraient bientôt chez eux…
Sur les rives du lac Tchad, l’offensive des jihadistes aurait fait, selon plusieurs sources, 2 000 victimes. Personne, de l’autre côté du lac, à N’Djamena, ou non loin de là, à Diffa, au Niger, n’était en mesure de le confirmer. L’armée nigériane a parlé de 150 morts, mais voilà bien longtemps que plus personne ne la croit. Le HCR a recensé 11 300 réfugiés arrivés au Tchad depuis le 3 janvier. Les survivants évoquent des "tueries indiscriminées", une ville ravagée "à 90 %", "qui empeste l’odeur des cadavres en décomposition", et des villages alentour "entièrement rasés".
Il n’est plus un jour sans qu’un drame ne se joue dans le nord du Nigeria. Le 25 janvier, Monguno, la dernière base militaire avant Maiduguri, capitale de l’État de Borno, a été prise par le groupe jihadiste. Deux semaines avant, le 11 janvier, quand des millions de Français marchaient contre le terrorisme, les habitants de Maiduguri comptaient leurs morts dans un silence médiatique de plomb. Cette fois, ils étaient une vingtaine à avoir péri dans un attentat perpétré la veille au coeur d’un marché par une fillette d’une dizaine d’années. Ce marché avait déjà connu un bain de sang en novembre (45 morts) et en décembre (10 morts) de l’année dernière.
souvent, ce n’est plus l’armée qui tente de repousser l’assaut des jihadistes
mais des milices d’autodéfense, comme ici dans l’État d’Adamawa en décembre.
© Mohammed Elshamy/Anadolu Agency
Les milices ont résisté, pas les militaires
Boko Haram n’a aucune limite dans l’horreur. La secte ne se contente plus d’attaquer des symboles de l’État. Elle s’en prend désormais à sa base, à ces villageois et à ces pêcheurs qui, jadis, la soutenaient en réaction aux exactions de l’armée. Une dérive tout à la fois suicidaire et vitale, selon le chercheur Marc-Antoine Pérouse de Montclos, spécialiste du Nigeria : "Pour dissuader les paysans de rejoindre les milices paragouvernementales qui ont émergé depuis la proclamation de l’état d’urgence en mai 2013, Boko Haram a étendu sa stratégie de terreur contre les civils." À Baga, le 3 janvier, ce sont ces milices d’autodéfense qui ont résisté, pas les militaires. Ces derniers ont fui, laissant derrière eux un arsenal qualifié de "très important" par une source française.
De par son positionnement, Baga était une place stratégique. Une garnison historique, censée abriter l’état-major de la force multinationale de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT). Mais le Tchad puis le Niger avaient retiré leurs officiers il y a quelques semaines. "Nous avions constaté que c’était une position trop vulnérable, explique un général nigérien. Baga était déjà virtuellement tombée." Quant au Cameroun, il n’en avait même pas envoyé. "Tant que je n’y vois pas clair, je n’y envoie pas mes hommes", a expliqué Paul Biya à son état-major.
La perte de Baga ne sera peut-être que provisoire. Les éléments de Boko Haram n’ont probablement pas les moyens d’y tenir leurs positions, malgré l’arsenal de guerre dont ils disposent. Mais elle est lourde de sens. Elle confirme l’incapacité de l’une des armées les plus puissantes du continent à défendre son territoire. Surtout, elle souligne la vulnérabilité de ses voisins. Désormais, Boko Haram contrôle près de 150 km de la zone frontalière avec le Niger, une grande partie des rives du lac Tchad et environ 200 km entre le Nigeria et le Cameroun. Et le monstre grossit à vue d’oeil.
>> Lire aussi : Les islamistes nigérians de Boko Haram inquiètent le Niger
Dans une vidéo publiée le 5 janvier, Abubakar Shekau, le chef de la secte,
met en garde le président camerounais. "Paul Biya, si tu ne mets pas fin à
ton plan maléfique, tu vas avoir droit au même sort que le Nigeria." © DR
"Ils disposent d’un armement de très haut vol", souligne une source militaire française. Après s’être approvisionné en Libye et au Soudan via le Tchad, le groupe se sert désormais dans les casernes de l’armée nigériane, qui tombent les unes après les autres. Dans son escarcelle : quelques chars, des voitures blindées, des centaines de pick-up, des pièces d’artillerie et peut-être même des armes antiaériennes. Boko Haram ne semble pas manquer d’argent non plus. Après avoir bénéficié de la générosité de certains politiciens du Nord, la secte a diversifié ses sources de financement : le racket, les kidnappings, les pillages… Au Forum international sur la paix et la sécurité, organisé en décembre dernier à Dakar, tout le monde s’accordait à dire que Boko Haram est désormais le groupe jihadiste le plus puissant du continent.
Au Niger, où les menaces viennent de partout, notamment de Libye, le spectre de Boko Haram est ainsi devenu la première des préoccupations, alors qu’il était balayé d’un revers de main il y a à peine deux ans. À Diffa, selon le maire, Hankaraou Biri Kassoum, "on peut apercevoir le drapeau noir des jihadistes flotter de l’autre côté de la frontière", dans la ville de Damasak, conquise il y a un mois et demi. "Ils sont là, de plus en plus près, déplore une autorité en poste à Diffa. Ils contrôlent tous les villages frontaliers." "On les voit, et chaque jour on s’attend à ce qu’ils nous attaquent", témoigne un notable de Bosso, à 90 km de Diffa.
Potiskum, comme Maiduguri, est la cible régulière de Boko Haram. Le 12 janvier,
deux femmes kamikazes se sont fait exploser sur le marché. © Adamu Adamu/AP/Sipa
Des incursions sporadiques
Pour l’heure, les autorités nigériennes ont contenu les velléités de Boko Haram. "Ils ne nous ont jamais attaqués", assure le ministre de l’Intérieur, Hassoumi Massaoudou, qui indique qu’un "dispositif militaire très puissant" a été mis en place dans la région : l’opération Bouclier, qui mobilise plusieurs milliers de soldats, de gendarmes et d’agents de renseignement. Il y a bien eu des incursions, mais elles furent sporadiques. "Nous savons que des hommes de Boko Haram cherchent à s’approvisionner en vivres et en carburant chez nous, explique un représentant de l’État en poste dans la région. Quand nous les repérons, nous les arrêtons."
La menace est omniprésente. Menace sociale (l’afflux de 100 000 réfugiés en deux ans dans une région qui compte 600 000 habitants est source de tensions) et sécuritaire. "Nous ne sommes pas à l’abri d’une offensive, confie un général proche du président Issoufou. Cela peut arriver à tout moment… ou jamais. On ne sait pas ce que veut ce groupe."
À Niamey court la thèse (peu probable) d’une "kanurisation" de la secte : certains croient à la volonté d’Abubakar Shekau de conquérir les territoires habités par les Kanuris, ce qui est le cas de la région de Diffa. "Boko Haram a recruté beaucoup de Nigériens ces derniers temps, confie un notable de Diffa. La secte les attire en leur promettant de l’argent. Ces jeunes reviennent régulièrement voir leur famille. Il est presque impossible de les contrôler. Dans un mois, la Komadougou Yobé [la rivière qui fait office de frontière naturelle] sera tarie. Il sera possible de la franchir à pied. C’est très inquiétant."
En dépit de son armée très bien équipée et crainte sur le continent, le Tchad est sur ses gardes.
Le Tchad non plus n’a pas été attaqué, même si un doute subsiste sur l’origine des violences signalées il y a quelques semaines sur des îles habitées du lac (s’agissait-il d’une attaque de Boko Haram ?). Un militaire français en poste à N’Djamena estime que cela n’arrivera pas : "Il faudrait être fou pour lancer l’assaut contre cette armée. Les Tchadiens sont très bien équipés. Tout le monde les craint sur le continent." Malgré tout, le pays est sur ses gardes. N’Djamena est la capitale la plus proche des territoires contrôlés par Boko Haram : une action d’éclat, comme la secte en a revendiqué des dizaines sur le territoire nigérian, pourrait y être menée.
Le cancer menace de se généraliser. © Jeune Afrique
De nombreuses complicités
Il y a quelques mois, l’armée avait renforcé sa présence à la frontière. Après la prise de Baga, les autorités ont revu leur dispositif. Les contrôles ont été multipliés, notamment sur le pont de N’Gueli, qui relie N’Djamena à la ville camerounaise de Kousseri, et le long de la Logone, la rivière qui sert de frontière naturelle entre le Tchad et le Cameroun. Plus que du lac, la menace, pour N’Djamena, pourrait venir du Cameroun. Plusieurs éléments de Boko Haram auraient entrepris de s’infiltrer ces dernières semaines en passant par l’Extrême-Nord camerounais. Si bien que le 14 janvier, le Tchad, préoccupé par la fragile position de son voisin, a proposé à Yaoundé "un soutien actif" dans sa guerre contre les jihadistes.
Les attaques de Boko Haram se concentrent aujourd’hui sur le Cameroun, où le groupe bénéficie de nombreuses complicités. Voilà des mois que les militaires camerounais doivent faire face à de violentes attaques et que les villages de la région sont pillés, incendiés et endeuillés. Le 12 janvier, une centaine de jihadistes ont lancé l’assaut à l’aube contre la ville de Kolofata, où se trouve un camp militaire.
Les combats, d’une extrême violence, ont duré plus d’une heure. Ce n’est pas la première attaque du genre : le 15 octobre, les militaires avaient perdu du terrain à Amchidé avant de repousser les jihadistes (107 morts côté assaillants, 8 côté armée, et une trentaine de civils assassinés). Dans une vidéo postée le 5 janvier sur YouTube, Shekau a directement menacé le Cameroun et son président. "Paul Biya, a-t-il averti, si tu ne mets pas fin à ton plan maléfique, tu vas avoir droit au même sort que le Nigeria."
Goodluck Jonathan en visite surprise à Maiduguri, le 15 janvier.
Il ne s’y était pas rendu depuis près de deux ans. © Olatunji Omirin/AFP
Biya a pris les choses en main en juin 2014. Des renforts ont été envoyés sur place. Le trafic d’armes qui profite à Boko Haram a été perturbé, des bases ont été démantelées… Désormais, l’armée camerounaise n’hésite pas à pilonner les bases de Boko Haram situées de l’autre côté de la frontière. Mais les incursions se poursuivent. "Nous sommes dans une situation très délicate, car nous n’avons plus face à nous un État à proprement parler, mais un groupe terroriste qui contrôle la frontière sur des dizaines de kilomètres", précise un officier camerounais.
Comme les Nigériens et les Tchadiens, les Camerounais ne savent pas vraiment ce que cherche Boko Haram. "Leur but, c’est d’instaurer un califat, croit savoir un bon connaisseur de la région qui officie au sein de la diplomatie française. Mais jusqu’où ? Ce groupe n’a pas de frontières." Aujourd’hui, Boko Haram contrôle une bonne partie de l’État de Borno (peut-être 70 %) et des pans de l’État d’Adamawa, plus au sud. Et demain ?
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