Guinée : quand la détention provisoire devient permanente

Un rapport exclusif obtenu par Jeune Afrique montre comment, en Guinée, des détenus restent en prison de nombreuses années sans aucun jugement. La faute aux multiples carences de la justice guinéenne.

Un prisonnier à Conakry, le 9 novembre 2015. © AFP/Cellou Binani

Un prisonnier à Conakry, le 9 novembre 2015. © AFP/Cellou Binani

Publié le 17 août 2016 Lecture : 5 minutes.

En plein centre de Conakry, l’ouverture du grand portail de la Maison centrale laisse apparaître la plus grande prison du pays. Dans la cour du bâtiment hérité de l’époque coloniale française, des hommes en uniforme militaire appellent tour à tour les visiteurs, essentiellement des femmes. Leurs mains sont encombrées de casseroles contenant les repas concoctés pour leurs proches placés derrière les barreaux.

Au cœur de la centrale, l’heure de la prière de la mi-journée approche. Pour leur toilette religieuse, les détenus des différents quartiers (hommes, femmes, mineurs, personnes âgées, prisonniers « de marque »…) vont et viennent entre leur cellule et le point d’eau, les bras chargés de bidons jaunes sur lesquels sont inscrits leurs noms, surnoms ou numéro de cellule.

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Dans le quartier des hommes, « le plus dangereux » selon les surveillants, des cellules exiguës contiennent au moins une dizaine de prisonniers chacune, éclairées par un filet de lumière. Les plus grandes en comptent près du triple, le sol couvert de fines nattes et un bloc de béton avec une évacuation près de la fenêtre faisant office de salle de bain. Sur les 2 500 à 3 000 prisonniers du pays, la centrale en compte environ 1 300.

Appels à l’aide

Certains détenus se plaignent d’être enfermés depuis des années sans être passés une seule fois devant le juge et demandent à ce qu’on rouvre leur dossier. Les appels à l’aide se montrent plus insistants dans le quartier des mineurs, vidé de sa fonction première tant la surpopulation et les durées de détention font se côtoyer mineurs et adultes, et mineurs devenus adultes.

65% des prisonniers du pays sont en détention provisoire

Un garçon apeuré ne comprend pas ce qu’il lui arrive. Il n’est pas sûr de son âge, mais a affirmé avoir 14 ans aux autorités pénitentiaires. « Je suis enfermé depuis huit mois pour le vol d’un portable. Ma famille au village ignore que je suis là, je n’ai aucun moyen de les joindre. Pourquoi me laisse-t-on ici aussi longtemps ? » Sa situation est loin d’être exceptionnelle puisque 65% des prisonniers du pays sont en détention provisoire, selon les enquêtes de l’ONG guinéenne Même droits pour tous.

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« Dysfonctionnements à divers niveaux »

Un chiffre proche de celui calculé par la Commission de suivi de la détention provisoire, mandatée par le ministère de la Justice. Son rapport du mois de février 2016 (voir ci-dessous) dénombre 1 548 personnes en situation de détention provisoire et indique « des dysfonctionnements à divers niveaux qui expliquent en grande partie le malaise du justiciable », de l’aveu même de l’avocat général et président de la Commission, Me Baila Diallo, en conclusion du rapport.

Dans le Fouta Djalon, une femme était encore sous les verrous après plus de treize ans sans le moindre jugement

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Si 58% de ces détenus provisoires n’avaient pas encore dépassé les douze mois à l’époque, une large partie des prisonniers sont enfermés de manière abusive. Sur l’ensemble du territoire, 430 détenus ont passé entre un et quatre ans derrière les barreaux et sont toujours en attente de leur procès ; 97 ont dépassé les sept années ; 13 approchent de la décennie. Dans les extrêmes, sept personnes ont franchi la ligne des dix ans de détention, le record revenant à la préfecture de Labé, dans le Fouta Djalon, où une femme était encore sous les verrous au moment de la rédaction du rapport de la Commission, après plus de treize ans sans le moindre jugement.

« En principe, le mandat de dépôt ordonne quatre mois de détention renouvelables une fois pour les délits, six mois pour les crimes », explique Me Frédéric Loua, président de l’ONG Même droits pour tous. « Un jour, MDT a fait sortir quinze prisonniers avec 115 ans de détentions cumulées », poursuit-il. « Notre appareil judiciaire souffre du manque de moyens humains, financiers et matériels. Imaginez-vous que tout se fait manuellement faute d’ordinateurs. »

Certaines juridictions n’ont même pas de véhicule adéquat pour le transfert des détenus, ou ne peuvent fournir le carburant. À Conakry, Saikou Barry, juge correctionnel du tribunal d’instance de Kaloum, décrit des situations ubuesques où « le greffier en chef doit débloquer un montant pour utiliser des taxis. C’est très risqué, il y a déjà eu des tentatives d’évasion. » De quoi provoquer des renvois de procès systématiques, et donc l’allongement de la durée de détention.

Budget faible pour réforme ambitieuse

Vétusté des 31 établissements pénitentiaires du pays, manque de cours d’appel (deux pour tout le pays), de salles d’audience, corruption, insuffisance du nombre de magistrats correctement formés, du budget nécessaire à la tenue des assises… Les causes de la détention provisoire abusive sont nombreuses. « En matière criminelle, il y a beaucoup de détentions provisoires. La cour d’assises est censée se tenir trois fois par an. Mais dans les faits, il peut se passer trois ans sans session », explique Me Emmanuel Bamba, président de la Ligue guinéenne des droits de l’homme.

Un chemin long et difficile reste à faire, le ministre reconnaissant que les moyens alloués à son département ne dépassent pas 1% du budget de l’État

« À mon arrivée en janvier 2014, la justice était un champ de ruine », raconte Cheick Sako, le ministre de la Justice. Six mois plus tard est lancé un plan d’action prioritaire de quatre ans pour la réforme de l’appareil judiciaire, avec une participation de l’Union européenne à hauteur de vingt millions d’euros, essentiellement alloués aux infrastructures.

« Il fallait d’abord mettre en place des organes pérennes, détaille le garde des Sceaux. Il n’y avait ni statut des magistrats, ni du Conseil supérieur de la Magistrature. Il existe pourtant des textes depuis les années 90 donnant vie à ces organes, mais aucun courage politique pour les appliquer. C’est chose faite aujourd’hui. » Entre autres projets en cours : la construction d’un centre pénitentiaire à Dubréka, aux portes de la capitale, et un centre de formation renforcée, notamment via la signature d’une convention avec les États-Unis. Un chemin long et difficile reste à faire, le ministre reconnaissant que les moyens alloués à son département ne dépassent pas 1% du budget de l’État.

Rapport de la Commission de suivi de la détention provisoire (février 2016)

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