Algérie : Bouteflika, le patient de Zeralda
Affaibli mais toujours lucide, Abdelaziz Bouteflika vit, se soigne et dirige le pays depuis son lieu de convalescence, transformé en siège de la présidence bis. Enquête sur un mode de gouvernance ad hoc.
Il est 16 heures, ce mercredi 15 octobre, quand la limousine blindée du Premier ministre, Abdelmalek Sellal, arrive sous les applaudissements au siège de la présidence de la République, sur les hauteurs d’Alger. Depuis la veille au soir, un millier de policiers occupent la place qui fait face au palais d’El-Mouradia pour réclamer le limogeage de leur patron, le général Abdelghani Hamel, ainsi que l’amélioration de leur situation socioprofessionnelle. Excédés et déçus de ne pas avoir trouvé d’interlocuteur, des dizaines d’entre eux ont même tenté de forcer le passage dans le saint des saints.
Devant cette rébellion inédite dans l’histoire du pays, le président Abdelaziz Bouteflika somme par téléphone son Premier ministre d’aller à la rencontre des protestataires. Après une heure et demie de palabres avec une délégation des manifestants, Sellal reconnaît que leurs conditions de travail sont "difficiles" et que l’État est disposé à écouter leurs doléances. Quatre jours plus tard, le gouvernement accède à une partie de leurs revendications, mais refuse de démettre le directeur général de la Sûreté nationale (DGSN), réputé proche du chef de l’État. Fin de la contestation.
Les policiers regagnent alors leurs casernes, tandis que des éléments de la garde républicaine, casque vissé sur la tête et kalachnikov en bandoulière, se déploient autour du palais présidentiel. Une scène qui rappelle aux Algériens, toutes proportions gardées, le douloureux souvenir d’une capitale sous état de siège après la révolte sanglante d’octobre 1988 ou sous le régime de l’état d’urgence, décrété en janvier 1992, avant d’être levé en février 2011.
Polémique sur son état de santé
Cette jacquerie des forces de l’ordre et son issue sont bien sûr diversement appréciées. Pour les partisans du président, c’est bien Bouteflika qui a géré la crise de bout en bout et permis son dénouement. Pour l’opposition, elle constitue un révélateur patent du délitement de l’autorité de l’État et de la faillite de ses institutions. Cette fronde a également relancé le débat sur la gestion des affaires du pays par le chef de l’État, 77 ans, six mois après sa réélection, le 17 avril 2014, pour un quatrième mandat, et amplifié la polémique sur son état de santé, et donc sur sa capacité à exercer le pouvoir.
Bouteflika est-il vraiment ce président que ces contempteurs se plaisent à décrire comme grabataire et valétudinaire ? Comment se soigne-t-il et comment travaille-t-il, lui qui ne se rend à El-Mouradia que pour présider de rares Conseils des ministres ? Qui gère la grosse machine de la présidence pendant ses éclipses à répétition ?
"Je vais beaucoup mieux", a confié d’une voix fluette Bouteflika à son ami, le diplomate Lakhdar Brahimi, qu’il a reçu le 8 octobre. Face aux rumeurs, véritable sport national et exercice favori du sérail algérien, selon lesquelles il serait à l’étranger, dans le coma, admis en urgence à l’hôpital militaire d’Aïn Naadja, voire décédé, il fallait administrer une nouvelle preuve par l’image et par le son que le président est en Algérie, que son état de santé "s’améliore" et qu’il travaille.
Victime d’un accident vasculaire cérébral (AVC) le 27 avril 2013, après avoir frôlé la mort en 2005 à cause d’un ulcère hémorragique, Bouteflika poursuit toujours sa longue convalescence à Zeralda, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest d’Alger. Bien qu’une escouade de cerbères y montent la garde jour et nuit entourés de grosses berlines aux vitres fumées, l’appartement familial situé dans le quartier d’El-Biar, à Alger, où il a toujours habité après sa première élection, est désert depuis des mois.
Depuis son retour au pays en juillet 2013 après deux mois et demi d’hospitalisation à Paris, au Val-de-Grâce puis aux Invalides, le chef de l’État a donc élu domicile dans une vaste résidence de deux étages, ultra-sécurisée, entourée de hauts murs et d’un portique, ancienne propriété du groupe pétrolier Sonatrach avant d’être cédée au Département du renseignement et de la sécurité (DRS) et ensuite à la présidence.
Son nouveau quartier général : Depuis juillet 2013, le chef de l’État a élu domicile
à Zeralda, dans une vaste résidence de deux étages ultra-sécurisée
et entièrement aménagée de façon qu’il puisse se déplacer en chaise roulante.
La résidence est dotée, entre autres, d’une clinique moderne. © DR
Entièrement aménagée, avec de vastes couloirs et de larges ascenseurs permettant au patient de se déplacer en chaise roulante, elle dispose d’une clinique moderne, d’une bibliothèque et d’une cafétéria. Un visiteur qui a eu le privilège d’y accéder raconte que la salle de réception est équipée d’une sonnerie pour annoncer aux invités le début et la fin des entretiens avec le chef de l’État. Les hôtes doivent patienter au moins une demi-heure dans le salon d’honneur avant d’être reçus, le temps que le protocole finisse d’"installer" le président.
Quand il ne se rend pas en France ou en Suisse pour des soins – il aurait récemment séjourné dans une clinique à Barcelone pour un traitement bénin lié à sa vue -, Bouteflika peut compter sur une équipe de médecins, de rééducateurs et de kinésithérapeutes français, belges ou chinois, aussi dévoués que discrets. Le président a même attribué par décret, paru le 22 septembre 2013 dans le Journal officiel, la médaille de l’Ordre du mérite national au rang d’achir ("chevalier") à une équipe de cinq professeurs chinois spécialisés notamment dans les soins post-accident vasculaire cérébral.
Le bulletin de santé de Bouteflika étant le tabou des tabous, la distinction n’a pas été médiatisée. En dépit d’une rééducation soutenue et de séances régulières d’aquagym, Bouteflika n’a pas recouvré l’usage de ses membres inférieurs, ce qui l’oblige à recevoir ses hôtes assis. C’est d’ailleurs en chaise roulante qu’il s’était rendu le 17 avril au bureau de vote pour accomplir son devoir électoral, et c’est sur cette même chaise qu’il avait prêté serment douze jours plus tard.
Saïd est l’interface entre le chef de l’État et le reste des institutions
Si son élocution s’améliore, à en croire certains de ses ministres, Bouteflika est toujours contraint de porter discrètement un micro relié à un haut-parleur pour amplifier sa voix. Pas de quoi indisposer ses hôtes étrangers, qui louent la perspicacité de ses analyses. Jean-Marc Ayrault évoque son "courage" face à la maladie, Rached Ghannouchi assure qu’il l’a "accueilli debout" alors que Béji Caïd Essebsi note "sa mémoire phénoménale".
D’autres confirment qu’il est en pleine possession de ses facultés intellectuelles ou jurent qu’il suit quotidiennement tous les dossiers, donnant des instructions par écrit et très souvent par téléphone, outil de communication que le président affectionne. Des assertions qui font grincer quelques dents chez les opposants. "Le président est incapable de diriger le pays, maugrée l’un d’entre eux. Il fonctionne deux à trois heures par jour. Il ne voyage plus et a cessé de s’adresser à ses compatriotes. Pour donner l’illusion qu’il exerce encore le pouvoir, on lui organise toutes les trois semaines des audiences télévisées durant lesquelles il marmonne deux phrases avant de retourner à son mutisme. Combien de temps peut-il tenir ainsi ?" Aussi longtemps que sa santé le lui permettra, répondent ses fidèles.
C’est donc à Zeralda, transformée en siège bis de la présidence, que Bouteflika a pris ses quartiers. Du moins pour le moment. À ses côtés, sa soeur Zhor, qui l’accompagne et lui concocte ses mets préférés depuis toujours, ainsi que son inséparable directeur du protocole, Mokhtar Reguieg, ancien ambassadeur à Rome. Le chef de l’État peut aussi et surtout compter sur son frère cadet, Saïd Bouteflika, conseiller spécial, que certains présentent comme le président bis.
"Saïd est l’interface entre le chef de l’État et le reste des institutions, observe un ancien ministre. Il est l’interlocuteur des dirigeants étrangers, gère l’agenda du président, filtre les communications et le courrier, relaie ses instructions, décide de qui peut lui rendre visite et organise ses déplacements à l’extérieur du pays." Des opposants soupçonnent même ce conseiller d’une discrétion monastique et à l’influence avérée de signer des décrets présidentiels, à la place du chef de l’État, de nommer et/ou de démettre ministres et hauts cadres de l’État. Sans aucune preuve évidemment.
Saïd Bouteflika, frère cadet et conseiller du président. Derrière lui, Ahmed Ouyahia
(lunettes) et Mokhtar Reguieg. © Farouk Batiche / AFP
Fidèle à son habitude, acquise dès son accession au pouvoir, en 1999, Bouteflika reçoit relativement peu son Premier ministre, Abdelmalek Sellal, homme de confiance dévoué. "Les deux hommes communiquent par téléphone, via le frère conseiller ou à travers le cabinet présidentiel", croit savoir un connaisseur du sérail. Il accorde encore moins de temps au directeur de cabinet de la présidence, Ahmed Ouyahia, son ancien chef de gouvernement (mai 2003-mai 2006, puis juin 2008-septembre 2012), revenu aux affaires en pleine campagne présidentielle après une mise en réserve de la République qui aura duré plus d’un an. C’est à cet homme qui se définit comme un serviteur de l’État que Bouteflika a confié la tâche de mener les consultations politiques autour de la nouvelle Constitution.
Le cabinet présidentiel : un mini-gouvernement
"C’est Ouyahia qui fait tourner la machine administrative à El-Mouradia, note un conseiller à la présidence. Il coordonne le travail des chargés d’étude et des conseillers, une bonne trentaine, dont la plupart n’ont aucun contact avec Bouteflika. Ouyahia fonctionne en tandem avec le secrétaire particulier du chef de l’État, Mohamed Rougab, véritable courroie de transmission entre le cabinet et le président, ainsi qu’avec le très discret Logbi Habba, secrétaire général de la présidence. Ouyahia travaille également avec le secrétariat général du gouvernement."
Le cabinet présidentiel est un "mini-gouvernement", avance un sherpa. "Le Palais est devenu une administration glaciale, observe un habitué des lieux. Depuis que le président a cessé d’y mettre les pieds, les lieux ont moins de haiba [majesté]. C’est que la dimension politique d’El-Mouradia a été progressivement transférée vers Zeralda." Là où Bouteflika vit, se soigne et décide.
C’est l’un des plus importants chantiers auquel le président s’est attaqué à la fin de son troisième mandat et au début de son quatrième : la normalisation du tout-puissant Département du renseignement et de la sécurité (DRS). En septembre 2013, le président a ainsi dissous le service de la police judiciaire du DRS qu’il avait lui-même créé en 2008. Dans la foulée, la Direction de la sécurité intérieure (DSI) est placée sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, les services d’écoutes téléphoniques sont rattachés à l’état-major de l’armée, alors que la Direction de la documentation et de la sécurité extérieure (DDSE) dépend désormais de la présidence.
Dernière décision en date, prise courant octobre : le retrait des colonels du DRS présents dans les ministères et les grandes administrations. La mission de ces officiers consistait à protéger les personnels, les documents et les informations classifiées. Pour certains, ces décisions entrent dans le cadre de la restructuration et de la modernisation de l’armée. Pour d’autres, elle traduit la volonté de Bouteflika de réduire les pouvoirs de ce département, dirigé depuis 1990 par le général major Mohamed Mediène, dit "Toufik", soupçonné d’avoir conduit certaines enquêtes sur des affaires de corruption (Sonatrach, autoroute Est-Ouest) et éclaboussé des ministres proches du cercle présidentiel pour affaiblir Bouteflika.
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