Sénégal : Keur Gui, duo de choc !

Cofondateurs du mouvement citoyen sénégalais Y’en a marre, les deux rappeurs contestataires de Kaolack, Thiat et Kilifeu, reviennent en force avec Encyclopédie, un « livre audio » en deux opus qui mélange hip-hop et sonorités africaines.

Kilifeu (à g.) et Thiat, dans le quartier de la Médina, à Dakar (le 17 septembre). © Sylvain Cherkaoui pour J.A.

Kilifeu (à g.) et Thiat, dans le quartier de la Médina, à Dakar (le 17 septembre). © Sylvain Cherkaoui pour J.A.

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Publié le 8 octobre 2014 Lecture : 6 minutes.

"Les sponsors ont fait marche arrière. Ils ont eu peur que ça leur apporte des problèmes avec les autorités." Six ans après leur précédent opus, le nouvel album de Keur Gui, groupe phare de la scène hip-hop sénégalaise, avait fait accourir les partenaires. Campagne d’affichage, spots télé et radio, concerts… la sortie, en pleine Tabaski, du double album Encyclopédie s’annonçait comme l’événement musical de la rentrée. Mais, à deux mois du lancement, le duo a mis en ligne le clip de son single "Diogoufi" ("Rien n’a changé", en wolof), un état des lieux sans concession du Sénégal sous la gouvernance de Macky Sall. Le morceau fait le buzz. Mais, dans l’entourage présidentiel, la "dédicace" fait tousser. Et plusieurs sponsors importants se sont volatilisés.

"On fera tout par nous-mêmes", relativise le groupe, qui en a vu d’autres et gère sa carrière internationale sans label ni tourneur, fidèle au système D pratiqué à ses débuts. Fin 1998, c’est en faisant des quêtes dans les quartiers que Thiat ("le benjamin") et Kilifeu ("le père de famille") étaient parvenus à amasser les 40 000 F CFA (60 euros) qui leur avaient permis d’enregistrer leur premier album, Première mi-temps. Jugeant certains morceaux trop virulents contre le président Abdou Diouf, le Haut Conseil de l’audiovisuel leur avait demandé de modifier cinq titres sur huit… L’album, mort-né, n’est jamais sorti.

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À l’époque, la notoriété de Keur Gui ne dépasse guère les faubourgs de Kaolack. C’est là, au coeur du Saloum arachidier, que s’est forgé le destin de ces deux trublions qui ont fait de la contestation leur étendard. "On s’est connus quand on était dans le ventre de nos mères", plaisante Thiat. Les deux femmes, des amies proches, ont accouché à cinq mois d’écart, en 1979. Inséparables, les deux rejetons ont passé leur enfance et leur adolescence dans le même quartier et ont fait leur apprentissage sur les mêmes bancs.

Les deux boys saloum se produisent torse nu

En 1996, ils créent Keur Gui ("La maison", en wolof). Leur principale source d’inspiration, ils la puisent dans leur quotidien : Kaolack, une ville où "le maire ne foutait rien, où il n’y avait pas d’infrastructures et où rien n’était fait pour la jeunesse". Keur Gui tire sans nuances sur Abdoulaye Diack, baron socialiste et inamovible maire de la ville. La sanction est immédiate. "Il nous a mis en prison pendant une semaine. On a été condamnés à deux ans avec sursis et à une amende pour outrage et diffamation."

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L’année suivante, Thiat et Kilifeu n’ont que 18 ans lorsqu’ils font l’objet d’une opération punitive de la part de nervis proches de la mairie. Un soir, trois hommes les attendent à la sortie d’un concert et se font passer pour des fans avant de les embarquer dans un quartier de la ville où ils les forcent à se mettre torse nu et les passent à tabac. La convalescence durera un mois. La blessure, elle, ne cicatrisera jamais. En souvenir de ce baptême du feu, les deux "boys Saloum" se produisent toujours torse nu lors de leurs concerts.

En février 2000, ils n’ont pas encore atteint la maturité lorsque "l’alternance" couronne l’éternel opposant Abdoulaye Wade. "C’était une joie de se séparer du régime socialiste, se rappelle Thiat. Mais, dès son arrivée, Wade s’est comporté en apprenti dictateur : au bout de quelques mois, il a renvoyé du gouvernement tous les responsables politiques qui l’avaient soutenu, avant de modifier la Constitution en sa faveur."

Tout bascule le 16 janvier 2011, date qui marquera leur parcours en même temps que l’histoire politique du pays.

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Keur Gui aiguise ses rimes. "Leurs premiers textes étaient très agressifs. Je leur disais que s’il y avait des injures, ça serait censuré et je les ai incités à installer une certaine distance dans leurs lyrics", raconte leur vieux complice Hady Niang, un comédien originaire de Kaolack. "Laissez le temps à Wade", plaide leur entourage. Ils lui laisseront deux ans. En 2002 sort l’album, Ken Bugul. Toujours aussi âpre, leur hip-hop change d’échelle. Si Kaolack y tient toujours une place importante, Thiat et Kilifeu "passent du micro au macro", résume Hady Niang, en faisant écho aux problèmes du Sénégal. "Le bateau est incliné / Si on ne fait rien, il va sombrer", entonnent-ils de manière prémonitoire quelques mois avant que le Joola, qui relie Ziguinchor à Dakar, ne sombre au large des côtes gambiennes. Un drame national dû à des comportements jamais remis en question : "On surcharge les bateaux et les véhicules, on contourne les règlements, on obtient des passe-droits par la corruption", résument les rappeurs.

Un mot d’ordre : "Y’en a marre"

Pendant un septennat, sopi ("changement", slogan d’Abdoulaye Wade) rime avec léthargie. De nombreux barons socialistes ont transhumé vers les gras pâturages du Parti démocratique sénégalais (PDS), et l’opposition est aphone. "Ce n’est qu’en 2009 que la société civile a commencé à prendre position", se souvient Kilifeu. Un an plus tôt, l’album Nos connes doléances a propulsé Keur Gui dans la cour des grands. Le groupe enchaîne les récompenses (meilleure vente au Sénégal, meilleur album, meilleure prestation scénique…) et commence à tourner à l’étranger. C’est le début de la consécration.

Tout bascule le 16 janvier 2011, date qui marquera leur parcours en même temps que l’histoire politique du pays. Ce jour-là, Thiat et Kilifeu partagent le thé chez le journaliste Fadel Barro, originaire comme eux de Kaolack. "À l’époque, on pouvait rester vingt heures d’affilée sans courant. Fadel nous a interpellés : "Les gars, vous avez un rôle à jouer. Il faut agir !"" L’assemblée tente d’accoucher d’une initiative concrète. Celle-ci se cristallise autour d’un mot d’ordre : "Y’en a marre." La jeunesse sénégalaise a trouvé son slogan et son catalyseur.

Soutenu par d’autres rappeurs (Simon, Fou malade, Djily Bagdad…), le mouvement est lancé deux jours plus tard. Il se répand sur les réseaux sociaux, investit le Forum social mondial, qui se tient à Dakar en février 2011, lance une pétition nationale aux allures de cahier de doléances, invite les jeunes à s’inscrire en masse sur les listes électorales et forge le concept du "nouveau type de Sénégalais" (NTS) – afin d’inciter les populations à "s’administrer elles-mêmes le remède à leur maladie, sans attendre les politiques".


Encyclopédie, double album CD de Keur Gui (Penku Side Prod’action)

Des tensions entre la mouvance présidentielle et les électrons libres

S’ensuivront douze mois de mobilisation sous haute tension pour déloger le monarque vieillissant, qui entend briguer en force un troisième mandat. Un mouvement citoyen dans lequel Thiat et Kilifeu jouent un rôle central, sans crainte des coups de matraque et des passages en cellule. Le 25 mars 2012, la page se tourne pacifiquement. Soutenu par la société civile et la totalité des candidats malheureux du premier tour, Macky Sall devient le quatrième président du Sénégal.

"Macky nous a proposé d’identifier certains d’entre nous pour venir travailler dans les ambassades, les ministères ou les services publics. On lui a répondu qu’on préférait que l’État nous aide à promouvoir le NTS", raconte Thiat. Très vite, des tensions apparaissent entre la mouvance présidentielle et ces électrons libres. "On nous a empêchés d’intervenir dans les écoles ou de manifester, on nous a censurés de manière indirecte, ajoute Kilifeu. Les militants de la mouvance présidentielle nous ont très tôt considérés comme des adversaires politiques."

Déçu par un régime qui "fait du neuf avec du vieux", Keur Gui a donc repris le micro, renouant avec sa vocation de contre-pouvoir musical.

Deux ans et demi plus tard, déçu par un régime qui "fait du neuf avec du vieux", Keur Gui a donc repris le micro, renouant avec sa vocation de contre-pouvoir musical. "On espérait une rupture radicale mais on constate une continuité." Université en miettes, système de santé défaillant, coupures de courant ou d’eau à répétition, autant de thèmes égrenés dans "Diogoufi" et les 25 autres titres d’Encyclopédie… Pour Keur Gui, les maux du pays n’ont pas changé avec Macky. Sa philosophie non plus : "Les libertés ne se demandent pas : elles s’arrachent."

>> Voir aussi : les Sénégalais de "Y’en a marre" publient un clip contre le virus Ebola

Identité multiple

Pour leur retour tant attendu, les deux compères de Keur Gui ont mis les petits plats dans les grands : production léchée, enregistrement à Washington DC et une Encyclopédie en deux tomes riche de 26 titres. Opinion public, plus métissé musicalement, emprunte aux instruments traditionnels (calebasse, kora, xalam…) et propose quelques titres au flow mélodieux, comme le single "Diogoufi", soutenu par des accords de piano et de cordes. Règlement de compte, plus orienté hip-hop, marque une évolution du groupe vers un univers plus métaphorique. Avec comme double ambition de satisfaire les fans de la première heure et le public, pas forcément adepte de hip-hop, qui les a découverts en tant qu’activistes.

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