IIe guerre mondiale : les tirailleurs africains, ces héros de l’ombre
De Provence jusqu’en Alsace, des milliers de soldats venus des colonies sont morts pour libérer la France. Soixante-dix ans plus tard, Paris leur rend hommage. Une douzaine de chefs d’État africains devraient faire le déplacement sur la Côte d’Azur à cette occasion.
Depuis quelques jours, le ciel est tombé si bas qu’il confine les hommes et les végétaux dans un épais brouillard argenté sans éclat. Un de ces ciels de neige qui vous coupent du reste du monde. Impossible de distinguer la moindre silhouette à dix mètres. Impossible de marcher sans s’enfoncer dans la neige jusqu’à la taille. La bise glaciale venue du nord s’est levée. De violentes bourrasques emportent avec elles des tourbillons de grésil, lacèrent les visages et coupent la respiration. Le froid gèle tout. Les narines se collent aux parois du nez. Des gerçures fendent mains, pieds et lèvres non protégés.
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L’hiver, de mémoire d’homme l’un des plus rigoureux de la région, n’épargne rien aux soldats du 4e régiment de tirailleurs tunisiens (RTT). La tempête de neige s’abattant sur le Hohneck et la plaine d’Alsace que domine ce sommet culminant à 1 363 m rend impossible le travail pourtant indispensable de l’aviation et complique le déplacement des blindés. Les Allemands se sont enterrés dans les bois et résistent. Seule l’infanterie peut les déloger. Les hommes du colonel Guillebaud sont livrés à eux-mêmes et ne peuvent compter que sur leur bravoure.
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Alors que les troupes franco-américaines préparaient une double offensive autour de Colmar, un groupe des Forces françaises de l’intérieur (FFI) rattaché à la 3e division d’infanterie algérienne (DIA) a décidé de son propre chef de passer à l’attaque. Et est parvenu dans la nuit du 3 au 4 décembre à occuper les crêtes qui mènent au Hohneck, où se dresse majestueusement le Grand Hôtel Belvédère, occupé par les nazis. Une position déterminante, pensent-ils.
Si le Hohneck tombe, c’est le verrou d’accès à la plaine d’Alsace qui saute, rendant possible l’entrée en Allemagne. Une lutte acharnée s’engage. Les soldats du IIIe Reich reculent, laissant le temps au 4e RTT de relever les FFI et de s’installer dans le bâtiment le 8 décembre. Mais l’opération est mal préparée et c’est compter sans l’opiniâtreté du responsable de la SS, le Reichsführer Heinrich Himmler lui-même, bien décidé à reprendre le sommet.
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Huis clos meurtrier
Face à la puissance de l’artillerie allemande, les tirailleurs de la 3e DIA, la "division des trois croissants", qui comprend les 3e et 7e régiments des tirailleurs algériens (RTA) et le 4e RTT, font pâle figure. Éprouvés, sans ravitaillement ni service de santé, ils n’ont progressé que de 15 km en trois semaines dans les forêts vosgiennes, où se joue un huis clos meurtrier. Plus du tiers des effectifs est mort.
Dans le documentaire réalisé par Éric Blanchot, Ils étaient la France libre, Francis di Constanzo, l’un des pieds-noirs appelés aux côtés des "musulmans" d’Algérie, se souvient du désastre : "On a vécu comme des rats. Nous étions obligés d’uriner sur les mitrailleuses pour les dégeler, mais on était persuadés que nos camarades viendraient nous dégager." Las, ils n’en auront pas le temps. Les Allemands mettent en batterie un canon Flak 36 de 88 mm et bombardent l’hôtel, puis utilisent des lance-flammes avant d’engager le corps à corps.
Les pertes françaises seront effroyables. Sept officiers et quelque 140 hommes de troupes sont portés disparus. Une mauvaise coordination des FFI et de l’armée ainsi qu’une intendance qui n’a pas suivi auront coûté la vie à presque tous les hommes d’une compagnie dont les survivants seront parmi les premiers à fouler le sol allemand. C’est grâce à cette armée de près d’un demi-million d’hommes venus d’Afrique que la France a pu siéger à la table des vainqueurs.
La veille du jour J, des messages codés préviennent la résistance : "Le chef est affamé", "Nancy a le torticolis", "Gaby va se coucher dans l’herbe".
Lorsque à la conférence anglo-américaine de Québec d’août 1943 les Alliés mettent au point la libération de l’Hexagone, ils ne conçoivent pas le débarquement en Normandie surnommé dans un premier temps Sledgehammer ("le marteau") puis Overlord sans son pendant provençal, l’opération Anvil ("l’enclume"). En novembre 1943, Churchill s’y oppose. Il préfère donner la priorité aux actions déjà engagées en Italie, mais il sera finalement contraint ("dragooned", ce qui donnera le nom à l’opération Anvil-Dragoon) par Roosevelt. Le débarquement en Provence est fixé au 15 août 1944. La veille du jour J, sur les ondes de Radio Londres, des messages codés préviennent la résistance : "Le chef est affamé", "Nancy a le torticolis", "Gaby va se coucher dans l’herbe". C’est le branle-bas de combat.
Le théâtre des opérations est placé sous l’autorité du général britannique Wilson. La VIIe armée américaine, que commande le général Patch, constitue le corps expéditionnaire. Elle est composée du 6e corps d’armée et d’une division aéroportée, mais aussi de l’armée B française et ses 260 000 hommes placés sous les ordres du général de Lattre de Tassigny.
Le 18 avril 1944, de Gaulle a mis à la disposition de ce dernier sept divisions : les 1re et 5e divisions blindées formées en Afrique du Nord, la 9e division d’infanterie coloniale (DIC), qui en juin 1944 a conquis l’île d’Elbe, ainsi que les unités et le groupement de tabors qui constituaient le "corps expéditionnaire d’Italie" du général Juin : à savoir, la 3e DIA (celle de Cassino), la 2e division d’infanterie marocaine (DIM), la 4e division de montagne marocaine (DMM) et la 1re division française libre (DFL), dans laquelle figurent des soldats venus du Cameroun, du Tchad, du Sénégal, de Djibouti et d’Afrique du Nord.
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"Pluie d’ombres"
Trente mille hommes ont embarqué à partir du 9 août à Tarente et Brindisi, à Ajaccio et Bastia, à Oran et Alger. Trois jours plus tard, c’est au tour des tabors et d’une partie de la DIC. Jusqu’au 40e jour, les soldats débarqueront au fur et à mesure. C’est "une pluie d’ombres" qui tombe sur les côtes de Provence à l’aube du 15 août. En 2004, lors du 60e anniversaire du débarquement, Jules Castellan se souvenait dans les colonnes du journal La Croix : "La veille, en fin d’après-midi, on m’avait dit de venir à 5 heures du matin sur la place pour accueillir des parachutistes américains. Le ciel était encore noir et des ombres par dizaines tombaient autour de moi comme une averse."
Ils sont près de 10 000 Anglo-Américains à sauter entre Draguignan et Fréjus. La DFL débarque, elle, la première. De Lattre lui a confié "la mission la plus rude" : "Saisir l’ennemi à la gorge, fixer et maintenir sur place les forces allemandes qui défendent le camp retranché de Toulon." "C’est là que l’ennemi applique son effort principal, explique le général Saint-Hillier. Son système défensif, le long du front de mer, comporte deux positions bien organisées avec abris bétonnés, batteries fortifiées et champs de mines. Il est tenu par la 242e division, renforcée de bataillons de la Kriegsmarine."
Dans la soirée, peu après minuit, la 1st Special Service Force du colonel Walker neutralise les batteries des îles d’Hyères. Au même moment, les commandos d’Afrique du colonel Bouvet atteignent la côte et s’emparent du cap Nègre. Les tirailleurs subissent d’importantes pertes. Ils ne servent pas de chair à canon mais sont engagés dans des offensives laborieuses. Selon l’historien Julien Fargettas, à qui l’on doit l’important ouvrage Les Tirailleurs sénégalais (Tallandier, 2012), les statistiques ne permettent pas d’affirmer que les soldats africains aient été, plus que d’autres, envoyés à la mort.
Espoirs d’indépendance
Le 16 août débarque la Force Garbo, composée pour moitié de troupes des colonies (mi-européennes, mi-"indigènes"). Il faut prendre Toulon au plus vite. De Lattre ne dispose que de 16 000 soldats face aux 25 000 Allemands. Peu importe, sans attendre, il lance dans la bataille la 1re division de marche d’infanterie (DMI) et la 9e DIC à laquelle sont rattachés les hommes du 6e régiment de tirailleurs sénégalais (RTS).
Comme le rappelle l’exposition consacrée à l’opération Dragoon au Musée des troupes de marine de Fréjus, à partir du 15 août, ceux-ci "jouent un rôle important dans la libération du territoire et tout particulièrement dans celle du port de Toulon". Et de rappeler que ses faits d’armes lui auront valu d’être cité à l’ordre de l’Armée.
Les combats durent plusieurs jours et sont d’une extrême violence. Mais, combinée aux opérations de harcèlement menées par les FFI à l’intérieur de la ville, l’attaque française sera victorieuse. Le 23 août, des éléments du régiment colonial de chasseurs de chars (RCCC), de la 1re DIM et de la 3e DIA font leur jonction dans le centre-ville, place de la Liberté. Le 28 août, le contre-amiral Ruhfus se rend.
Les tirailleurs n’ont pas été accueillis les bras ouverts à Marseille, rappelle Éric Blanchot.
Le même jour, les Allemands capitulent également à Marseille. La Provence est libérée. C’est le résultat d’une lutte acharnée menée notamment par le groupe des tabors marocains (GTM), le 7e RTA et les FFI. Même si tout ne s’est pas fait sans heurts. "Les tirailleurs n’ont pas été accueillis les bras ouverts à Marseille, rappelle Éric Blanchot, dont l’un des aïeuls était spahi.
C’était une ville ouvrière, et les forces de l’ordre, qui ont violemment réprimé grèves et manifestations, étaient notamment composées d’Arabes et de Kabyles, appelés des colonies. Quant aux FFI, elles se rappelaient qu’avant le débarquement anglo-américain de 1942, sur les côtes nord-africaines lors de l’opération Torch, l’armée d’Afrique était vichyste."
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De fait, alors que l’Afrique-Équatoriale française (AEF) bascule du côté allié dès 1940 grâce à l’engagement personnel du gouverneur Félix Éboué, ce n’est qu’en 1942 que le reste de l’empire français devient gaulliste. Colons et musulmans sont appelés à servir dans l’armée française. Certains sont contraints, d’autres acceptent la conscription, pensant que l’engagement auprès de la "mère patrie" conduira à l’indépendance des colonies. Dans Ils étaient la France libre, un ancien combattant du 5e RTM, Youb Lalleg l’explique : "Il y avait un espoir que nous libérerions notre patrie, la France, et qu’au retour nous aurions l’égalité".
Dès lors, la France libre dispose d’une armée disciplinée, équipée en matériel moderne par les Américains, qui fournissent aussi des uniformes aux tirailleurs sénégalais. Difficile alors de les identifier, à tel point que les populations françaises penseront bien souvent être libérées par les GI et non pas par des "indigènes" vêtus de l’uniforme américain. Cette armée est cosmopolite mais pas égalitaire. Les coloniaux qui vont combattre pour sauver une nation qui leur refuse la citoyenneté n’ont ni les droits ni les mêmes soldes que les Européens. Comme les soldats africains-américains, qui subissent la ségrégation parmi les GI, les tirailleurs vivent de fait sous un régime discriminatoire.
Des tirailleurs algériens à Marseille, en août 1944. © AFP archives
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Le terrible hiver vosgien
Les plans alliés prévoyaient la libération de Toulon et de Marseille respectivement en vingt et quarante jours après le débarquement : grâce aux soldats de l’armée B, il n’en aura fallu que treize ! En avance d’un mois sur les prévisions du haut commandement allié, les reconquêtes s’enchaînent le long de la vallée du Rhône. En moins de trente jours, de Lattre et ses divisions parcourent 700 km et libèrent un tiers du territoire national. Lyon est délivré le 5 septembre alors que les Alliés n’espéraient pas y parvenir avant le 15 novembre.
Une semaine plus tard, la jonction se fait au nord de Dijon avec les troupes débarquées en Normandie. En remontant vers l’est, de sérieuses difficultés se font ressentir. La progression ralentit. L’intendance a du mal à suivre, l’essence se fait rare… Très vite, c’est l’enlisement. Le 25 septembre, l’armée B – devenue Première Armée française après l’incorporation des 140 000 FFI aux forces régulières – prend position à la frontière suisse au pied des Vosges.
Alors que, selon un sondage de l’époque, 90 % des Parisiens espèrent la paix pour la fin de l’année 1944, une nouvelle guerre se dessine. Une guerre non plus de poursuite mais de positions, avec des troupes fatiguées qui vont devoir endurer le terrible hiver vosgien vêtues de tenues d’été. Six mois d’enfer supplémentaires, pendant lesquels il faudra encore affronter la mort.
Dans un témoignage bouleversant accordé à Éric Blanchot, Lucien Laouaty, qui a sacrifié les plus belles années de sa jeunesse au sein du 7e RTA, confie en larmes plus de soixante ans après : "Le plus mauvais moment, c’est au départ du combat. Le premier coup de feu parti, c’est fini, on n’est plus nous-mêmes. C’est après qu’on se rend compte de la mort, parce qu’on a un copain qu’on a bien connu qui est mort ou blessé."
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"Honte noire"
En février 1945, l’Alsace revient dans le giron français. Les soldats métropolitains remplacent peu à peu les Maghrébins et les Subsahariens qui composaient jusqu’alors plus de la moitié de l’armée française. De Gaulle a décrété le "blanchiment" des troupes avant leur entrée en Allemagne, prétextant leur "état sanitaire". On refuse aux tirailleurs sénégalais la garde des prisonniers. Pas question de renouveler l’expérience de l’après-Première Guerre mondiale, lorsque les troupes noires et maghrébines avaient occupé l’Allemagne vaincue, et de nourrir davantage le sentiment de "honte noire" véhiculé outre-Rhin par la propagande.
Les espoirs d’égalité et les rêves de liberté des combattants coloniaux seront vains malgré leur engagement. "[Ils] sont allés jusqu’au bout de l’héroïsme [et] se sont battus pour un drapeau qui n’était pas le leur, reconnaît Serge Létang du 6e RTM dans le documentaire Mémoires de guerre, mémoires de soldats oubliés, d’Éric Blanchot. Mais ils en avaient fait leur oriflamme. Quand on pense à tout ce qu’ils ont fait pour nous, on peut s’incliner devant leur héroïsme."
"Je n’ai eu qu’un regret, confiait quant à lui Bernard Schaefert, ancien membre des FFI intégré au 4e RTT. C’est que ces gens-là n’aient pas eu leur carte d’électeurs quand ils ont été démobilisés. Ils auraient été de très bons Français." Aux "indigènes", la patrie peu reconnaissante !
Tirailleurs sénégalais défilant sur les Champs Elysées. © AFP archives
Chefs d’État et parade militaire
Dix-neuf pays africains ont été conviés aux commémorations du 70e anniversaire du débarquement de Provence, le 15 août prochain : l’Algérie, le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, le Congo, la Côte d’Ivoire, Djibouti, le Gabon, la Guinée, Madagascar, le Mali, le Maroc, la Mauritanie, le Niger, la Centrafrique, le Sénégal, le Tchad, le Togo et la Tunisie.
Une douzaine de chefs d’État ou de gouvernement ont déjà répondu présent, dont Macky Sall, Alassane Ouattara, Idriss Déby Itno, Mahamadou Issoufou, Ibrahim Boubacar Keïta, Faure Gnassingbé, Paul Biya, Thomas Boni Yayi, et Moncef Marzouki. Abdelaziz Bouteflika ne devrait pas être présent, mais une personnalité du gouvernement algérien le représentera. Une vingtaine de bâtiments militaires français et étrangers partiront de Cannes à midi pour rejoindre Toulon en début de soirée. L’hommage aux combattants des anciennes colonies se fera sur le porte-avions français, le Charles-de-Gaulle, en rade de Toulon. Michaël Pauron
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