Tunisie : sept ans après la révolution, les tortures policières restent taboues
Véritable arme du gouvernement sous Ben Ali, la torture policière persiste en Tunisie. Une situation que les observateurs nationaux et internationaux expliquent par la persistance de l’impunité des forces de sécurité, qui pousse de plus en plus de victimes à garder le silence.
« L’impunité » des forces de sécurité est au centre des attentions en Tunisie. Alors que des ONG demandent depuis une semaine au gouvernement de mettre fin à « l’impunité qui prévaut en matière de violations des droits humains » commises par ces forces, certains Tunisiens prennent désormais conscience de toute la portée de cette impunité policière.
Si l’appel de ces ONG faisait suite aux événements du 26 février survenus au tribunal de Ben Arous – des policiers avaient pris d’assaut l’établissement pour demander la libération de leurs collègues suspectés d’avoir torturé un homme –, ce n’est pas la première confrontation de ce type en Tunisie, déplorent les ONG.
Des cas qui se multiplient
Le mal est en réalité beaucoup plus profond. Henda Chennaoui, activiste du mouvement « Fech Nestanew », rappelle qu’en 2014, lors du procès à Kasserine des deux frères du martyr Mohamed Omri, accusés d’avoir brûlé un poste de police lors des révoltes populaires entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, des policiers étaient entrés dans la salle du tribunal, avaient insulté l’audience et menacé l’avocat de la défense. Camille Henry, coordinatrice de l’Organisation mondiale de lutte contre la torture (OMCT), dénonce quant à elle une « atteinte au principe d’indépendance de la justice ».
Depuis la révolution, les ONG ont ainsi cumulé des centaines de dossiers faisant état de tortures perpétrées par des membres des forces de sécurité. L’Organisation contre la torture en Tunisie (OCTT) dénombre 631 cas de torture entre 2013 et 2016. L’association Damj, elle, 180 cas à l’encontre des personnes appartenant à la communauté LGBT à elle seule. Dans les centres Sanad, un programme de soutien psychologique et juridique aux victimes, mis en place par l’OMCT, 224 victimes ont été accompagnées entre 2013 et aujourd’hui.
Des chiffres cependant nuancés par le ministre de l’Intérieur Hédi Majdoub, le 5 avril 2016, lors d’une séance consacrée à ce sujet à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Selon lui, 20 % seulement des accusations de maltraitance et de torture seraient fondées. Même en prenant ces chiffres du ministère, sous-évalués selon les ONG, l’absence de jugement est tout de même criante : sur les 85 cas de torture recensés en 2015, aucune condamnation n’est actuellement connue.
Une seule condamnation pour torture a été prononcée le 25 mars 2011 à l’encontre de quatre agents, dans une affaire remontant à 2004. La victime ayant finalement accordé son pardon, les policiers ont, durant le procès en appel, bénéficié d’une réduction de leur peine à deux ans d’emprisonnement avec sursis. La plupart du temps, les plaintes pour torture sont requalifiées au moment des jugements, et si des policiers sont condamnés, ils le sont en vertu de l’article 101, relatif aux actes de violence et non de torture policière.
Gifles, crachats et insultes sont normalisés par les victimes, qui n’y voient pas un abus de pouvoir », explique la coordinatrice de l’OMCT
L’État tunisien a lui-même reconnu dans son rapport au Comité des Nations unies contre la torture « les difficultés à faire évoluer les mentalités face aux lourdes séquelles d’un passé chargé d’abus et de violations ». Un atavisme qui persiste dans les commissariats et dans la population.
« Gifles, crachats et insultes sont normalisés par les victimes, qui n’y voient pas un abus de pouvoir », explique Camille Henry, coordinatrice de l’OMCT. « Ce n’est que dans des situations extrêmes d’humiliation et de violence que les victimes parviennent à considérer que le traitement policier est anormal », souligne-t-elle.
Derrière ces violences policières, une justice laxiste
Si la loi oblige le ministère public d’ouvrir une enquête dès que la situation l’exige (comme pour des cas de torture), celui-ci ne le fait pourtant que très rarement. « Dans la majorité des cas, les agents de la police et de la garde nationale ne respectent pas non plus leur devoir de dénonciation », note la coordinatrice de l’Organisation. Ces derniers – et parfois même les juges d’instruction -, selon plusieurs sources associatives, évitent de constater les crimes de mauvais traitements commis en leur présence ou découverts durant des enquêtes.
Les traces de torture sur le corps de Abdelkarim ne seront même pas incluses dans le procès-verbal
C’est ce qu’a vécu Abdelkarim, un bénéficiaire du programme de soutien Sanad. En septembre 2014, il subit des violences de la part de membres de la police judiciaire, qui l’interrogent alors dans le cadre d’une enquête. Son avocat formule une demande de constatation des traces de torture, qui est néanmoins refusée par le juge d’instruction. Ce dernier refuse également de soumettre la victime à un examen médical. Les traces de torture ne seront finalement même pas incluses dans le procès-verbal.
Certaines plaintes de victimes de ce type vont même jusqu’à être refusées par des officiers de la police judiciaire, pour protéger leurs collègues visés, affirme le rapport sur l’impunité effectué par l’OMCT.
Les victimes qui viennent nous voir refusent souvent de porter plainte : certains parce qu’ils ne croient plus au système judiciaire, d’autres par peur des représailles
« L’impunité » s’explique également par la lenteur des procédures judiciaires. Alors que le prévenu mis en cause doit être jugé en comparution immédiate, un plaignant devra attendre en moyenne cinq ans avant la décision du tribunal de première instance, affirme l’Organisation.
« Les victimes qui viennent nous voir refusent souvent de porter plainte : certains parce qu’ils ne croient plus au système judiciaire, d’autres par peur des représailles », explique une militante associative. Des craintes souvent justifiées : une femme résidant à Mahdia et bénéficiaire du centre Sanad a franchi le pas et a porté plainte contre ses agresseurs. Les forces de police auraient alors monté une affaire pour incriminer son mari. D’autres bénéficiaires rapportent un harcèlement et des menaces fréquentes, jusqu’à l’abandon de la plainte.
Quelques avancées dans la lutte contre la torture
En matière de lutte pour les droits de l’homme et contre la torture, la Tunisie a néanmoins progressé ces dernières années. Depuis la révolution, en effet, le corps législatif tunisien a été étoffé. En octobre 2011, la Tunisie était le premier pays arabe à ratifier des dispositions du Protocole facultatif de la Convention des Nations unies contre la torture (OPCAT). La Constitution de 2014, mentionne également l’« imprescriptibilité » du crime de torture. De même, en février 2016, le code de procédure pénale a été amendé pour imposer la présence d’un avocat dès le début d’une garde à vue. Le renforcement des lois sécuritaires et la prolongation de l’état d’urgence depuis deux ans ont également permis de consolider la lutte anti-terroriste et de stopper la vague d’attentats terroristes perpétrés dans le pays.
« [La Tunisie est sur] la bonne voie dans la lutte contre la torture », avait même déclaré un groupe d’experts de l’ONU en 2016. Pour cause : la création d’une Instance nationale pour la prévention de la torture (INPT), une structure indépendante ayant pour mission de visiter les lieux de privation de liberté, pour ensuite formuler des recommandations à l’État. Elle est également associée aux actes législatifs et peut mener des enquêtes sur des plaintes individuelles de torture.
Dans le cas de la victime présumée au cœur des événements de Ben Arous, l’INPT a, par exemple, été prévenue par des sources anonymes de ce qui se passait dans le commissariat. Un responsable a alors été chargé de se rendre directement sur les lieux. Si son entrée dans la salle où était détenu le suspect pendant la garde à vue lui a été refusée, il a néanmoins pu rencontrer le procureur de la République rapidement. Une enquête a par la suite été ouverte. Un modus operandi qui pourrait enfin enclencher un changement des pratiques policières en Tunisie, à condition qu’il ne devienne systématique.
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