Le mouvement perpétuel
Elle fait rêver tout le Maghreb. Effervescente, atypique, bigarrée, caractérielle, extravagante, Casa ne laisse pas indifférent. Radioscopie d’une métropole en constante ébullition, qui tente de maîtriser sa crise de croissance.
Voyageurs pressés à la gare de Casa Port, fonctionnaires désuvrés à la terrasse des cafés, mendiants en quête de déjeuner, Subsahariens à la porte de l’Europe, jeunes coquettes en balade sur la corniche, étudiants en goguette, petites et grandes dames rêveuses devant les vitrines du quartier huppé d’Anfa, banquiers et boursicoteurs affairés, marchands de foi prêchant en public Comme toutes les grandes métropoles du monde, Casablanca projette les images les plus contrastées de l’aube au coucher. « Déroutante, ambitieuse, industrieuse, individualiste, elle se fait son cinéma, prête à tout pour se rendre intéressante, pour polariser le devant de la scène », dit d’elle le docteur Robert Chastel, passionné de l’histoire du Maroc, dans son recueil d’archives photographiques consacré à la ville : « Sa vraie constance, comme la nôtre, est de souvent changer. » D’après Hassan al-Wazzan, alias Léon l’Africain, Anfa, Anafa, ou Anafi aurait été fondée du temps des Romains. Certains historiens plaident plutôt pour les Phéniciens, une majorité estimant que la ville a été construite par les Berbères de Zenata. Elle se fera, en tout cas, connaître par ses oulémas, ses soldats et son commerce avec l’Espagne et le Portugal. D’où l’origine de son nom : Casablanca (Maison blanche) – Dar el-Beida, en arabe.
Objet de convoitises des différentes dynasties régnantes et des conquérants coloniaux, la ville va subir plusieurs influences. Mais sa destinée actuelle va vraiment se dessiner à partir de 1912. Fraîchement nommé résident général, le futur maréchal français Lyautey décide de faire de Casablanca un grand port commercial (pour les phosphates et les produits agricoles), d’étendre sa superficie et de la relier à Rabat par le train. Casa est alors peuplée de 50 000 habitants, dont 9 000 Européens, plus du tiers sont français. Ce tournant historique va entraîner dans son sillage investissements nationaux et étrangers. Pendant près d’un siècle, les activités ne vont cesser de se développer afin de répondre à une demande nationale dopée par la croissance démographique. L’industrie y acquiert une place prépondérante et constitue un puissant catalyseur pour la croissance et l’extension du tissu urbain.
Si bien qu’aujourd’hui l’agglomération concentre 55 % des usines du pays et près de 60 % des ouvriers. Agroalimentaire, textile, mécanique et électronique L’appareil de production et les biens fabriqués sont diversifiés. Casablanca emploie 39 % des salariés du Maroc, consomme 35 % des besoins électriques et absorbe annuellement plus de 1,2 million de tonnes de ciment. Son aéroport accueille 51 % des passagers du royaume. Le port de la ville et son voisin de Mohammedia assurent 55 % des échanges extérieurs.
Cité exponentielle
Ce développement sans précédent ne s’est pourtant pas accompagné d’une organisation territoriale adéquate, particulièrement au cours des trente dernières années. « Casablanca est une femme violée. Les décideurs politiques l’ont complètement délaissée. Les populations y sont descendues de tout le Maroc à la recherche d’un emploi, mais personne n’a cherché à la protéger, l’aménager et la rendre plus humaine », explique Nour-Eddine Lakhamari, cinéaste, dont le prochain film, Casa negra, met en scène une ville active, musicale, mais aussi égoïste et génératrice d’effroyables désillusions. Les années 1980 ont vu fleurir les premiers bidonvilles qui n’ont cessé de grossir depuis, la misère, le chômage et l’insécurité s’y répandant comme une traînée de poudre. Au tournant du siècle, toute une génération de jeunes ne voit plus son avenir que dans l’exil. Dans sa trilogie romanesque, La Saga des puissants de Casablanca, l’écrivain Rida Lamrini évoque ces rêves d’Occident qui finissent souvent en profondes désillusions. Plus grave encore, les quartiers pauvres deviennent une base d’endoctrinement pour l’islamisme radical et meurtrier. Le 16 mai 2003, cette triste réalité saute à la face des Marocains et du reste du monde. Quatorze kamikazes se font exploser en différents points de la métropole. Bilan : 45 morts et des dizaines de blessés. Les autorités prennent conscience de l’impérieuse nécessité d’agir. L’itinéraire des meurtriers est identique : tous vivent dans une extrême pauvreté et sont issus du même bidonville de Sidi Moumen. « Nous payons le prix de l’injustice sociale, de la désespérance comme seul horizon pour notre jeunesse. Lutter contre ce fléau du terrorisme est un combat que seule la société peut définitivement gagner », explique alors le journaliste Aboubakr Jamaï.
Le jeune roi a décidé de s’attaquer aux racines du mal, à commencer par la pauvreté. Il faut rassurer la communauté internationale, les investisseurs que l’on courtise et les agences de voyages, la ville accueillant plus de 500 000 touristes par an. Mohammed VI lance un vaste plan « Villes sans bidonvilles » dont les effets commencent à se faire sentir. En 2005, il confie la wilaya (préfecture) au polytechnicien Mohamed Kabbaj (voir pp. 96-97). Sa feuille de route : transformer la région et proposer un plan de développement cohérent. L’ancien conseiller royal se met au travail, s’appuie sur le président de l’agglomération, Mohamed Sejid, et le directeur de l’agence urbaine, Allal Sekrouhi.
Plus de 5 millions en 2030
Une série d’études est lancée. Résultat : la wilaya du Grand Casablanca passera de 4,5 millions d’habitants à 5,1 millions en 2030 pour quelque 2 millions d’actifs, le nombre de véhicules sera multiplié par trois, 20 000 nouveaux hectares seront urbanisés, le trafic marchandise des ports environnants augmentera d’au moins 400 %, les besoins en eau de 70 %, le traitement des déchets solides doublera Après moult concertations, les autorités sortent un plan de développement stratégique et un schéma directeur d’aménagement, présentés le 24 janvier dernier. Les objectifs sont très ambitieux : développement des villes périphériques (Mohammedia, Nouaceur, Médiouna, Mansoura) pour accueillir les nouveaux arrivants, réalisation de moyens de transport en commun (RER, tramways, métro), construction de 800 000 logements en vingt-cinq ans, accès généralisé à l’eau courante, réduction de la pollution, multiplication des espaces verts, résorption de l’analphabétisme, préservation du patrimoine La ville ne doit plus être livrée à la seule voracité des promoteurs immobiliers. À côté des grands projets comme le « Twin Center », il est impératif de sauver le cur historique.
Devoir de mémoire
Mais le combat est aussi économique Les pouvoirs publics doivent favoriser la création d’emplois afin que les migrants ne viennent pas grossir les rangs des nombreux laissés-pour-compte. Le plan Émergence pour la ville mise sur les activités à forte valeur ajoutée comme l’aéronautique, l’offshoring, le tourisme d’affaires, médical et culturel. La vocation de place financière n’est pas en reste. Casa est le siège de nombreuses banques, de grandes entreprises marocaines ainsi que de multinationales. Sa Bourse est l’une des plus dynamiques du continent : elle se classe première du Maghreb et troisième d’Afrique après celles de Johannesburg et du Caire.
Autant d’activités qui doivent permettre l’avènement d’une classe moyenne tournée vers le crédit et la consommation. La grande distribution et les franchises de marque ont devancé son émergence. Les enseignes Marjane, Metro, Acima, McDonald’s, Mango… gagnent progressivement du terrain sur le petit commerce et induisent de nouveaux modes de consommation prisés par les jeunes ménages.
La ville bouillonne également de créativité. Cinéastes, stylistes, écrivains remplissent une scène artistique relancée par l’essor des manifestations culturelles. Du coup, nombre de Marocains résidant à l’étranger optent pour le retour au pays. Un vent de liberté souffle sur la ville. L’émergence d’une presse indépendante, plus récemment des radios libres, et l’engouement pour Internet révolutionnent les habitudes. Les tenants de l’ordre moral ne comprennent pas toujours cette jeunesse débridée, arborant pantalons taille basse, minijupes et coupes branchées. Pas plus que l’organisation de soirées dévergondées dans des bars à la mode. Conservateurs et libertaires s’affrontent par presse interposée. Les polémiques autour du film Marock de Laïla Marrakchi, mettant en scène une adolescence casablancaise insouciante, en sont la meilleure preuve. Effervescente, atypique, bigarrée, caractérielle, extravagante, Casa ne laisse pas indifférent.
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