Voyage dans le fief du Polisario

Pour tenter de démontrer que la République arabe sahraouie démocratique fonctionne comme un véritable État, les dirigeants du Front ont organisé leur congrès en territoire « libéré ». Reportage.

Publié le 27 octobre 2003 Lecture : 9 minutes.

La visite en République arabe sahraouie démocratique (RASD), entité problématique s’il en est, proclamée le 20 mai 1976 et reconnue par environ 70 pays, dont 28 africains, commence inévitablement par l’aéroport de Tindouf, à l’extrême sud-ouest de l’Algérie. Cet embryon d’État enclavé entre le Maroc, la Mauritanie et l’Algérie est inaccessible par d’autres moyens.
Nous sommes quelque deux cents invités étrangers à avoir répondu à l’invitation du Front populaire pour la libération de Saguiet el-Hamra et du Rio de Oro (ou Front Polisario), mouvement qui a donné naissance à la RASD. Des députés, représentants de partis politiques, responsables d’ONG, journalistes venus d’une vingtaine de pays(*), dont l’Algérie, pays hôte, à la fois invité et invitant. Commentaire d’un confrère algérien : « Faites comme chez vous, vous êtes chez nous. »
Objet de ce déplacement exceptionnel : le 11e congrès du mouvement qui se tient, du 12 au 14 octobre, quelque part à l’intérieur des territoires dits « libérés », c’est-à-dire dans une zone située à l’est du « mur de défense » construit entre 1980 et 1991 par le Maroc. Ce dernier consiste en une série d’ouvrages longs de quelque 1 400 km – 2 200 selon d’autres sources (dans le désert, les distances sont extensibles à volonté) -, renforcés par des champs de mines, édifiés parallèlement au littoral, de façon à isoler les troupes du Polisario de la presque-totalité du territoire saharien.
Nous sommes arrivés à l’aéroport de Tindouf le 11 octobre, un peu avant minuit. Des véhicules 4×4 – qui seront notre unique moyen de transport durant les trois jours à venir – sont mis à notre disposition. Direction : le camp des réfugiés du « 27-Février », situé au bout d’une piste cabossée, à une quinzaine de kilomètres de là. Nous passons la nuit sous les tentes, hôtes des Sahraouis. Le dîner est frugal. Au menu : un plat de macaronis, une galette aux pommes de terre et un verre de thé.
La « maîtresse de maison » s’appelle Timettou. Âgée d’une cinquantaine d’années, elle vit à Tindouf depuis vingt-huit ans. Elle était une jeune mariée lorsqu’elle a fui les combats avec sa petite fille, qui n’avait alors que 2 ans. Réfugiée en Algérie et sans nouvelles de son mari, resté de l’autre côté du front, elle s’est remariée avec un Sahraoui, réfugié comme elle, dont elle a eu trois autres enfants. Sa fille aînée, Hassina, qui a aujourd’hui 30 ans, a fait des études en Algérie, en Libye, puis en Autriche. Elle parle couramment l’allemand et dirige l’école primaire du camp. C’est elle qui nous a préparé le dîner et servi du thé dans des petits verres, assise à même le sol, à la manière des Bédouins. Pense-t-elle parfois à son père ? S’en souvient-elle encore ? Elle baisse les yeux – radieuse dans sa robe longue, ample et claire -, mais ne dit rien.
Ici, les histoires abondent sur les séparations forcées entre les membres d’une même famille et l’errance à travers le désert pour fuir les villes et villages bombardés par l’aviation marocaine (Laayoune, Smara, Oum Dreyga, Bir Enzaran, Dakhla, Boucraâ…). Ceux qui ont 30 ans et plus ont, pour la plupart, laissé un père, une mère, un frère, une soeur, un fils, un cousin, un époux ou une épouse de l’autre côté du mur. À notre grand étonnement, ils en parlent presque sans amertume ni rancoeur, comme d’un accident de la vie.
« Si les réfugiés ont pu garder l’espoir aussi longtemps et survivre dans des conditions d’extrême dénuement, c’est en grande partie grâce aux femmes. Ce sont elles qui, en l’absence des hommes, souvent au front, organisent la vie des camps, veillent à l’hygiène, dirigent les écoles et les hôpitaux, distribuent l’aide humanitaire et veillent à l’unité de la famille. Beaucoup d’entre elles font des études supérieures en Algérie, en Libye ou à Cuba. Médecins, enseignantes, infirmières…, elles reviennent toutes vivre dans les camps », raconte Jean Lamore, écrivain franco-américain, rédacteur en chef de la revue Mamba et fervent défenseur des Sahraouis.
Les habitants des camps érigent souvent, à côté de la tente, une petite pièce en briques de terre, où ils placent leurs rares meubles ou appareils. « Lorsqu’il pleut – mais il pleut rarement -, les murs s’effritent et s’effondrent », dit Mohamed Ali, 8 ans, en classe de quatrième. Avant de me demander : « Est-ce que vous voulez regarder la télévision ? » Une antenne parabolique posée à même le sable lui permet de regarder plusieurs chaînes étrangères, notamment égyptiennes.
La tente est grande et haute avec des ouvertures aux quatre coins pour créer un courant d’air (ici, la chaleur atteint parfois des pics de 58 °C). Les accessoires sont sommaires : nattes, tapis, couvertures, coussins, coffrets et nécessaire de thé. Dans un enclos adossé à la tente, quelques bêtes : un âne, un bouc, des poules… Quant à la douche, un tuyau suspendu au mur, elle laisse couler un maigre filet d’eau. On se contente de se rincer le visage, les mains et les pieds.
Dimanche 12 octobre. Réveil à 5 heures du matin, après deux heures de sommeil difficile. Sur la grande place, les préparatifs du voyage durent trois bonnes heures. Nous sommes embarqués dans des 4×4, à cinq ou six par véhicule, avec valises, caméras et matériel divers. À la sortie de Tindouf, ville située à quelque 70 km de la frontière algéro-sahraouie, nous traversons un camp formé de bâtiments en briques de terre. Des bannières rouge, vert et blanc frappées d’un croissant et d’une étoile flottent partout. Nous sommes à Rabouni, siège de la RASD, où sont établis « ministères » et offices. La RASD essaie de fonctionner comme un État et d’exercer une forme de souveraineté sur une parcelle du territoire national « libéré », avec drapeau, Constitution, gouvernement, représentation populaire, administration et armée. À la lisière du camp, des dizaines de grands conteneurs vides forment un mur de fer rongé par la rouille. Plus loin, les dunes de sable cèdent la place à des paysages lunaires. Des éclats de pierres noires grillent au soleil, sur une terre désolée qui s’étend à perte de vue. Pour toute végétation, de rares acacias, maigres et secs, des plantes rachitiques, alors que la faune se réduit aux scorpions, aux lézards et aux oiseaux – très beaux, mais rares, et jamais en colonie.
Le voyage, long de huit bonnes heures, est harassant. Nous traversons un désert caillouteux, poussiéreux, interrompu çà et là par de légers accidents de relief. Nous croisons, de temps à autre, de gros camions-citernes blancs frappés du sigle de l’ONU, qui transportent l’eau vers les camps. Les Sahraouis, fils et petits-fils de méharistes, qui ont troqué les chameaux contre des Land Rover et des Toyota, sont des pilotes chevronnés. Ils utilisent leurs véhicules tout- terrain pour le transport autant que pour le combat et sont capables de conduire jusqu’à douze heures par jour, ne s’arrêtant que pour siroter un verre de thé à l’ombre d’un acacia.
Nous arrivons à Tifariti vers 15 heures. Le camp est situé à 300 km à l’intérieur du territoire dit « libéré », à quelque 80 km du fameux mur de séparation construit par les Marocains et qui divise le territoire du Sahara occidental en deux enclaves. « C’est un ancien village construit par les Espagnols. Complètement rasé durant les combats, il a été reconstruit au cours des vingt dernières années », m’explique un jeune soldat. La région sert aussi de lieu de déploiement des forces onusiennes de la Mission des Nations unies pour le référendum du Sahara occidental (Minurso), dont le mandat, qui dure depuis plus de douze ans, a été prorogé jusqu’à la fin de l’année.
C’est la première fois que le Front Polisario organise son congrès en territoire sahraoui, les dix précédents ont tous été tenus à Tindouf, sur le sol algérien. Les chefs du mouvement cherchent visiblement à donner une portée symbolique à l’événement. Les réunions se tiennent dans les locaux d’un hôpital construit par le conseil de la ville de Navarre (Espagne), jumelée avec Tifariti. Les malades et les équipements médicaux évacués, les bâtiments ont été transformés en salles de réunion, de presse, etc. L’approvisionnement en eau est assuré par de gros camions-citernes. Des générateurs électriques permettent l’éclairage. Une liaison satellite est mise à la disposition des journalistes. Le matériel, portant des enseignes espagnoles, est flambant neuf.
Nous sommes « logés » sous des tentes. À six ou sept dans quatre mètres carrés. Le confort est « amélioré » : couvertures et matelas neufs. L’ouverture du congrès, retardée de quelques heures, a lieu en début de soirée. Au discours du président de la RASD, Mohamed Abdelaziz, succèdent les allocutions des délégués des partis politiques, organismes et ONG étrangers. L’Algérie, « puissance alliée », a dépêché une imposante délégation comprenant des représentants des principaux partis, comme le Front de libération nationale (FLN), le Rassemblement national démocratique (RND), le Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas), Ennahda, ou encore le Parti du renouveau algérien (PRA), ainsi que des membres des deux Chambres du Parlement, du Conseil consultatif maghrébin et des diverses organisations nationales. « Nous avons voulu montrer que tous les Algériens, toutes tendances confondues, sont solidaires avec le peuple sahraoui », me précise un membre de la délégation.
Les mille six cents congressistes (militaires et civils, hommes et femmes, vieux chefs de tribus et jeunes de la diaspora) observent un silence religieux lorsque la voix d’Ali Salem Tamek résonne dans la salle du congrès. Ce prisonnier politique, condamné en août 2002 à deux ans de détention, parle depuis sa prison d’Oum Melloul, près d’Agadir, au Maroc, grâce à un téléphone satellitaire introduit secrètement dans sa cellule. Il remercie l’Algérie, « la Mecque des révolutionnaires », pour son appui au droit à l’autodétermination du peuple sahraoui.
Je saisis l’occasion pour demander à mon accompagnateur sahraoui ce qu’il pense du récent rapport de l’association France-Libertés, présidée par Danièle Mitterrand, sur les conditions de détention des 914 prisonniers de guerre marocains encore détenus à Tindouf (chiffre avancé par Rabat). « C’est un tissu de mensonges », me répond-t-il. « Puis-je rendre visite à certains de ces prisonniers ? » Ma demande se voit opposer un refus diplomatique : « C’est difficile à organiser. Tout le monde est mobilisé pour le congrès. Revenez une autre fois. »
Comment les anciens cadres du mouvement qui ont fait défection et rejoint le Maroc sont-ils perçus ici ? Réponse tout aussi diplomatique : « Tout le monde n’a pas la foi chevillée au corps. Lassés par l’attente d’un règlement qui ne vient pas, ces gens ont cru pouvoir régler le problème de façon individuelle. Malgré la publicité qui leur a été faite, ils ne sont pas nombreux et ne représentent qu’eux-mêmes. »
La réunion se poursuit, l’après-midi, à huis clos. Je demande à Mohamed Khaddad, président du comité d’organisation du congrès, la permission d’assister aux débats pour mieux apprécier leur teneur. Il hésite. J’insiste, arguant du fait que les Sahraouis feraient mieux de jouer la transparence s’ils veulent être mieux écoutés. Il me prend alors par la main et me fait entrer. Les interventions auxquelles j’assiste dénotent une certaine liberté de ton. Un vote à main levée donne un résultat très serré. Ce n’est certes pas encore la démocratie, mais on est loin de la langue de bois qui caractérise les travaux des partis politiques dans la plupart des pays arabes.
Dans l’après-midi, nous sommes conduits sur la « ligne du front ». Avant que la nuit tombe, nous avons juste le temps de voir (de loin) le fameux mur de défense. Inspiré de la ligne Barlev édifié par les Israéliens à l’est du Sinaï, ce mur érigé par l’armée marocaine a été réalisé avec l’aide d’experts israéliens et une aide financière saoudienne.
Le soir, le président de la RASD, Mohamed Abdelaziz, me reçoit après le dîner de clôture. Il est 1 heure du matin. Il me dit : « Merci d’être venu nous voir. Cela vous permettra de mieux nous connaître et de recueillir notre point de vue. Libre à vous ensuite d’écrire ce que vous voulez sur la question du Sahara occidental. Nous respecterons votre opinion. »
Le départ pour Tindouf est fixé pour 8 heures. Quelques heures de sommeil. Les valises, la Toyota, les rocailles, le sable… Il me restera, de ces trois jours, le souvenir d’un peuple réfractaire, déchiré et incompris.

* Afrique du Sud, Algérie, Australie, Chili, Cuba, Espagne, Finlande, France, Italie, Libye, Madagascar, Mexique, Namibie, Nigeria, Norvège, Panamá, Pays-Bas, Suède, Suisse et Venezuela.

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