La croix et la bannière (du club de foot)
Hier, j’étais en train de regarder un match de foot – oui, oui, je sais, un intello n’est pas censé aimer le foot, mais nobody is perfect -, donc j’étais en train de regarder un match, à Amsterdam, quand tout à coup il s’est passé quelque chose d’extraordinaire. À un certain moment, un jeune joueur marocain du nom de A.* – retenez ce nom, ou plutôt cette initiale, le bonhomme a énormément de talent – marque un but pour l’équipe de T. Joie et jubilation dans le cur simple de l’avant-centre – et le voilà qui fait le signe de croix sur sa poitrine ! Il faut dire que c’était le troisième but du onze de T. et que les deux premiers avaient été marqués par deux chrétiens pur jus qui s’étaient signés à qui mieux mieux pour remercier Jésus de les avoir aidés à marquer un but. L’un était brésilien et l’autre vaguement latino : on sait l’exubérance de la foi de ces sympathiques peuplades, et leur signe de croix n’avait rien que de très normal. Mais pour en revenir à A., né natif du Rif ou de régions circonvoisines, on voit mal en quoi il devait rendre hommage à Jésus plutôt qu’à la douzaine d’autres prophètes dûment homologués par le Coran. Pourquoi ne pas remercier Jonas, en imitant le cri de la baleine, ou Noé, en beuglant comme la sirène d’un paquebot ? Pourquoi pas Abraham, en feignant d’égorger quelqu’un ? Surtout, pourquoi ne pas tout simplement saluer notre révéré sidna Mohammed, le sceau des prophètes ? Ou bien Dieu lui-même – mieux vaut s’adresser à lui qu’à ses saints – en lançant un Allah akbar ! à te me faire trembler les fondations du stade ?
Il semble que le jeune A. se soit tout simplement trompé. Non seulement il s’est laissé influencer par les deux buteurs qui l’ont précédé, mais il a tellement l’habitude de voir son idole Ronaldinho se signer après avoir propulsé le ballon dans la cage qu’il confond le signe de croix avec un geste cabalistique propre aux buteurs, une sorte de rituel footballistique. Après tout, l’équipe de France de la grande époque avait instauré un rituel d’avant-match encore plus étrange, qui consistait à déposer des bisous goulus sur le crâne rasé du keeper Barthez. Et c’est comme ça qu’elle est devenue championne du monde. Étonnant, non ? Comme l’écrivait Victor Hugo, « ces choses-là sont rudes / Il faut, pour les comprendre, avoir fait des études ».
Quoi qu’il en soit, le signe de croix intempestif de notre jeune ami a suscité le courroux de certains de ses supporteurs. Avec tout le respect dû à Jésus, qui est aussi un prophète de l’islam, l’allusion à la croix est déplacée puisque, selon le credo musulman, ce n’est pas le fils de Marie qui fut crucifié mais un autre malheureux qui lui ressemblait beaucoup – pour son malheur, pourrait-on ajouter. L’ami A., sentant venir la fatwa, fit amende honorable, renia son geste incongru, et réaffirma son adhésion aux principes de la foi de ses ancêtres.
C’est alors que la controverse prit un tour inattendu. Des érudits firent remarquer dans la presse que même en disant cela, le footballeur pouvait toujours être considéré comme chrétien : mais chrétien d’un type particulier, adepte du docétisme, une hérésie des premiers siècles du christianisme selon laquelle Jésus-Christ n’aurait eu que l’apparence d’un corps. Ce n’est donc pas lui qui fut crucifié. Docétiste, musulman, c’est tout comme.
Dépassé par les événements, le jeune avant-centre a juré sur la tête de Pelé de ne plus jamais rien dire ni faire après avoir marqué un but. Et on ne peut que l’en féliciter, car mêler Dieu à nos triviales affaires – surtout le foot, sport du vulgum -, c’est assurément un blasphème.
* Je ne mets plus les noms complets, pour éviter les procès.
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