Ken Bugul : l’écriture et la vie
Dans son dernier livre, la romancière sénégalaise traite de la souffrance des femmes manipulées par les sectes religieuses en Afrique. Si elle évoque la douleur avec autant d’aisance, c’est qu’elle la connaît trop bien.
Elle arrive avec quelques minutes de retard à l’interview et se laisse glisser avec soulagement dans l’un des fauteuils de cuir moelleux du salon du Lutetia, le célèbre hôtel parisien, endroit très prisé des éditeurs et des écrivains. Ken Bugul sort d’une séance photos pour la promotion de son sixième livre, Rue Félix-Faure, paru le 17 mars. Élancée, souriante et coquette avec ses longues tresses, ses bijoux et ses talons aiguille, l’écrivaine est aussi élégante que radieuse. À 57 ans, cette Sénégalaise, Béninoise d’adoption, en paraît quinze de moins. Quand elle parle, ses mains, longues et fines, accompagnent ses paroles. Ses mots sont authentiques, souvent durs, parfois crus. Dans son dernier roman, aussi dérangeant que les précédents, elle traite de l’exploitation et de la souffrance des femmes, manipulées par les sectes religieuses qui pullulent aujourd’hui en Afrique.
Ken Bugul n’est jamais meilleure que lorsqu’elle évoque la douleur. Peut-être parce qu’elle la connaît trop bien. En wolof, son pseudonyme signifie « celle dont personne ne veut », un surnom donné aux femmes qui ont des enfants mort-nés ou décédés au bout de quelques jours. Elle l’a troqué contre son vrai nom, Mariétou Mbaye Biléoma, à la demande de son éditeur, inquiet des polémiques que susciterait son premier livre, Le Baobab fou. Dans cet ouvrage largement autobiographique qui milite pour les droits de la femme, Ken Bugul est aussi le nom de l’héroïne qui, lorsque sa mère l’abandonne à l’âge de 5 ans, se persuade que personne ne veut d’elle.
« Un jour, ma mère est partie avec mes grands frères dans un autre village pour qu’ils puissent aller à l’école, explique-t-elle. Elle m’a laissée chez mon père. Cet abandon n’a duré qu’un an, mais il est à l’origine de mon besoin d’écrire. Aujourd’hui, quand je relis le passage du Baobab fou où je cours après le train qui emporte ma mère, j’ai les larmes aux yeux. J’ai mis trente ans à comprendre pourquoi elle avait fait ça. » La souffrance a été d’autant plus grande que son père, lui aussi, était absent. « À ma naissance, il était âgé de 85 ans. Il avait plusieurs épouses, et je me suis retrouvée plus jeune que tous mes neveux et nièces. J’entendais tout le monde l’appeler grand-père, alors il est devenu aussi mon grand-père. »
Laissée à elle-même, la petite Mariétou découvre l’école en « auditrice libre ». Un jour, elle traverse la rue qui sépare sa maison de l’établissement et s’assied au fond de la classe pour écouter. Une ouverture sur le monde qui porte aussi la marque de nouvelles fractures. Première fille d’une famille très traditionnelle à avoir accès à l’éducation moderne, elle se retrouve coupée de ses soeurs et de sa mère. D’autant qu’en classe elle apprend l’histoire de « nos ancêtres les Gaulois ». « Dans les livres illustrés, les Blancs étaient représentés joliment, se souvient-elle. Ils étaient blonds aux yeux bleus et les petites filles avaient des robes froncées dans le dos. Les Noirs étaient dessinés grossièrement, ils étaient sombres. Moi, je voulais ressembler à mes ancêtres les Gaulois. »
À partir de ce jour, Mariétou ne rêve plus que de la « terre promise » de l’Occident. Son bac en poche, elle part poursuivre ses études en Belgique. Là, c’est le choc. « Un miroir m’a soudainement révélé ma « noirceur ». J’ai compris que mes ancêtres n’étaient pas gaulois », raconte-t-elle gravement. La jeune fille plonge dans la drogue et la dépression. Un « enfer » qui durera plusieurs années.
Rentrée brièvement au Sénégal en 1973, elle décroche une bourse pour suivre une formation à l’Institut national audiovisuel de Paris. Elle y rencontre un homme qui sera son compagnon durant cinq ans et vit une relation violente qui la mène un peu plus loin dans le cauchemar. « Il refusait que je fréquente des Noirs, mais il me considérait malgré tout comme sa négresse, raconte-t-elle. Et sa maîtresse, car il m’avait caché qu’il était marié. Jusqu’au jour où sa femme a demandé le divorce et où il a perdu son boulot. Alors, il a commencé à me frapper. Un jour, il a appelé la police et m’a fait interner à l’hôpital Sainte-Anne. J’ai vécu des choses atroces. » Elle racontera ce « deuxième enfer » et sa tentative de suicide dans Cendres et braises.
En 1981, Mariétou rentre au Sénégal. « Un acte de survie, dit-elle. Il fallait que je retourne à mes origines. Mais, lorsque je suis arrivée, ma mère a eu très peur. Et honte en même temps. J’avais 34 ans, je revenais sans argent, sans mari, sans rien. Pour les gens du village, j’avais échoué. Psychologiquement, j’étais en loques. » Les villageois la croient devenue folle, sa famille la cache. Jusqu’au jour où elle rencontre un vieux serigne (un dignitaire religieux) qui « comprend [son] désespoir » et la prend sous son aile. « Il me parlait d’histoire, de géographie, ensemble nous refaisions le monde », se souvient-elle.
Quelques mois plus tard, celle qui vivait à Saint-Germain-des-Prés et dînait au champagne et au caviar à la Tour d’Argent se retrouve la vingt-huitième épouse de cet homme mystique, érudit et vénéré au village. Elle s’insère alors dans la société traditionnelle qu’elle a toujours cherché à fuir. Du jour au lendemain, son statut change. Désormais, ses voisins se courbent sur son passage en signe de révérence. « J’étais réhabilitée, ma famille et ma mère aussi. » Elle commence à écrire. Le Baobab fou sort en 1982, l’année où le serigne meurt. « Mais, pour moi, il est toujours présent, déclare-t-elle. Je continue à dialoguer avec lui. » Elle racontera leur rencontre dans Riwan ou le chemin de sable, un livre publié en 1999 qui bouscule beaucoup d’idées reçues sur l’identité et la condition des femmes africaines.
La suite est une vie non moins remplie mais probablement adoucie. Elle se marie avec un médecin béninois, est recrutée par une ONG internationale et donne naissance à une fille, Yasmina. Sa mère meurt en 1985, mais les deux femmes se sont réconciliées. Mariétou s’investit dans le travail et multiplie les missions d’appui à la protection maternelle et infantile à travers le continent. À la mort de son mari, elle cesse ses activités publiques et s’installe dans leur maison familiale de Porto Novo, au Bénin, où elle vit désormais la majorité de l’année. Elle continue à écrire, beaucoup. En 2001, elle publie La Folie et la Mort, puis, en 2003, De l’autre côté du regard. Un travail vital, car l’écriture, pour elle, procède moins d’une démarche littéraire que d’un besoin « thérapeutique ».
Consciente que son expérience « peut aider les autres », Ken Bugul a participé à de nombreux ateliers d’écriture pour des élèves en Guinée et au Sénégal mais aussi pour des chômeurs et des détenus en France. Celle qui, à 12 ans, lisait Gogol, Dostoïevski et Dante dit « écrire d’un coup, rapidement. Mais après, je peux passer un an à retravailler le texte ». Ses livres sont tous rédigés en français. Écrire en wolof, comme son compatriote Boubacar Boris Diop, ne l’intéresse pas. « Je n’en ai jamais ressenti le besoin, dit-elle. Le français me convient. Il n’appartient pas aux seuls Français. Une langue s’adapte au contexte et à la pensée de chacun. En revanche, il faudrait pouvoir traduire les romans africains dans des langues africaines. »
Aujourd’hui, Mariétou Mbaye Biléoma est une femme apaisée. « La vie, c’est une bonne dose de folie et beaucoup d’humilité, dit-elle simplement. La folie n’est pas négative. Elle permet de se libérer. L’humilité est essentielle. Être humble, c’est être attentif au monde, à ce qui nous entoure. Et garder tous ses sens en éveil. »
La sensualité, justement, compte beaucoup pour elle. Qu’il s’agisse de la cuisine qu’elle aime autant préparer que goûter – « dès que j’arrive à Paris je m’achète des crottins de Chavignol et du bon vin ! » – ou de sa passion pour les tissus. Un amour qui lui vient de sa mère, teinturière, qui éparpillait des étoffes dans toute la maison. L’écrivaine a d’ailleurs le projet d’ouvrir un musée du textile à Dakar. Une façon, dit-elle, « de laisser quelque chose à mon pays et de rendre hommage à ma mère ». Elle travaille aussi sur son prochain roman. « Il portera sur l’errance, sur ces milliers de réfugiés, de « maîtrisards » [c’est ainsi qu’à Dakar on appelle les diplômés-chômeurs], de clochards, de prostituées, d’enfants des rues qui, du matin au soir, vagabondent dans les rues des grandes villes africaines en quête de leur survie. »
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