La chasse au trésor d’Alger
Pierre Péan a enquêté sur le pillage des richesses de la régence en 1830. Et découvert que le roi de France, mais aussi des militaires, des banquiers, des industriels ont profité de cette fortune colossale.
Des raisons de la conquête de la régence d’Alger par les Français en juillet 1830, on connaissait la version officielle. Tout commence le 30 avril 1827, veille de fête musulmane. Pierre Deval, consul de France, vient présenter ses civilités au dey Hussein Pacha dans son palais de la Casbah d’Alger. Arrogant, peu enclin aux bienséances diplomatiques, le consul provoque le dey par des propos insultants. Les deux hommes ne sont pas à leur première algarade. Décontenancé, le dey agite son éventail en plumes de paon en direction du consul avant de lui ordonner de quitter les lieux sur-le-champ. « Je ne crains pas plus le roi de France que son représentant », lui lance-t-il. Averti, le gouvernement de Charles X – le successeur de Louis XVIII, monté sur le trône de France en 1824 et qui sera renversé par un soulèvement populaire en août 1830 – exige réparation pour l’affront et somme Pierre Deval de réclamer des excuses officielles au dey. Naturellement, ce dernier refuse. Le 5 juillet 1830, les troupes françaises s’emparent de la ville. C’est le début d’une colonisation qui va durer près d’un siècle et demi.
La conquête de l’Algérie est-elle justifiée seulement par le désir de venger l’affront fait à un diplomate ? Non, répond Pierre Péan, auteur de Main basse sur Alger, un livre qui retrace les dessous de l’entreprise française. « Et si cette conquête avait été menée dans le but de faire main basse sur les immenses trésors de la régence d’Alger afin de constituer les fonds secrets de Charles X pour corrompre et retourner le corps électoral ? » s’interroge l’auteur. Les trésors ? L’équivalent de plus de 500 millions de francs de l’époque (soit 4 milliards d’euros) amassés pendant des siècles par les corsaires qui contrôlaient Alger.
En 1830, la régence d’Alger est un département ottoman composé de quatre provinces habitées par quelque trois millions de personnes. Alger, la capitale, est gouvernée par le dey ; Constantine, Oran et le Titteri sont administrés par des beys nommés par ce dernier. Dix mille janissaires assurent la sécurité et la tranquillité du dey et de ses sujets.
Depuis plusieurs années, de sordides affaires d’argent empoisonnent les relations entre la régence d’Alger et la France. Les différends se réglaient plus au moins pacifiquement jusqu’au fameux coup de l’éventail. Exaspérée par le refus du dey de présenter des excuses, la France décide de bloquer le port d’Alger en juin 1827. Le marquis de Clermont-Tonnerre, ministre de la Guerre, fait le forcing auprès du roi Charles X pour mener une expédition de l’autre côté de la Méditerranée. Il écrit : « Quand bien même le roi n’aurait pas d’autres desseins que de punir les Algériens en détruisant leur ville, ce résultat devrait suffire pour décider l’expédition. Je ne parle pas des trésors qui sont accumulés dans le château du dey d’Alger : on les estime à plus de 150 millions, et il lui sera impossible de les soustraire aux chances du siège, parce qu’il ne peut les transporter par mer, à cause du blocus… »
La chasse au trésor est lancée. Contesté de toutes parts dans son royaume, Charles X entend utiliser le trésor pour « corrompre les consciences afin de disposer d’une majorité absolue qui accepterait le retour à la monarchie absolue ». Le 2 mars 1830, il s’adresse aux députés, en vérité largement sceptiques quant à l’utilité d’envahir Alger : « Au milieu de graves événements dont l’Europe était occupée, j’ai dû suspendre l’effet de mon juste ressentiment contre la puissance barbaresque ; mais je ne puis laisser plus longtemps impunie l’insulte faite à mon pavillon ; la réparation éclatante que je veux obtenir, en satisfaisant l’honneur de la France, tournera, avec l’aide du Tout-Puissant, au profit de la chrétienté. »
Officiellement, l’attaque des barbaresques se fera au nom du Christ et pour l’honneur de la patrie. Officiellement…
Le général de Bourmont, qui s’était tristement illustré à Waterloo en désertant, est chargé de lever les armées. Il attribuera très vite les marchés des vivres de l’expédition à la seule maison Seillière, la famille de l’actuel patron du Medef (Mouvement des entreprises de France), Ernest-Antoine Seillière. Pourquoi un tel favoritisme ? Le Figaro de l’époque soupçonne un trafic d’influence : « On dit qu’une espèce de pot-de-vin de deux millions, un futur mariage et une alliance faite ont déterminé le choix du fournisseur général… », écrit le journal. Derrière ce choix, il y a en vérité un calcul politique : Charles X tenait à commercer avec des gens de confiance afin de récupérer une partie du trésor de la régence pour constituer des fonds secrets.
À la tête de plus de 37 000 hommes, le général de Bourmont lance ses troupes sur les rivages de la régence. Il s’empare d’Alger le 5 juillet 1830. Le matin même, le dey Hussein, sa famille, son harem et ses proches quittent le palais de la Casbah. Le trésor d’Alger tombe entre les mains des Français. Il y avait là des pièces d’or et d’argent, des pierres, des bijoux, des diamants et des armes.
Qu’est-il advenu de cette immense fortune que des navires entiers ont fait sortir d’Alger ? Une partie, soit 43 millions de francs, a été versée dans les caisses de l’État, 5 autres millions sont revenus au corps expéditionnaire. Le reste ? « La plus grande partie du trésor de la régence et des pillages opérés dans la Casbah, dans la ville et dans les environs d’Alger a donc abouti dans les poches des militaires, de fonctionnaires des Finances, de banquiers, de négociants et d’aventuriers mais aussi dans celles du roi des Français », indique Pierre Péan.
Quant à la maison Seillière et à Adolphe Schneider, son représentant à Alger, en plus de contrats passés avec le ministère de la Guerre, ils auraient recyclé dans les circuits bancaires l’or et l’argent que les bateaux de leur armada ont fait sortir d’Alger. Et ce n’est pas tout. « Leur position et leurs relations leur ont aussi permis d’acquérir, à de très bonnes conditions, les marchandises et produits divers pillés dans les magasins, ainsi que les biens des Turcs obligés de quitter la régence. » À combien s’élève leur bénéfice s’interroge l’auteur ? « Apparemment suffisamment pour prendre un nouvel essor et devenir les plus grands sidérurgistes de l’industrie française », répond-il.
Qu’est a été le sort du vainqueur d’Alger, Louis Auguste, comte de Bourmont ? Déchu de sa nationalité française, le 9 août 1840, pour avoir offert ses services à des puissances rivales – l’Espagne et l’Angleterre, en l’occurrence -, le général, devenu entre-temps maréchal, mourut presque sans le sou. Un comble pour celui qui mena à bien la chasse au trésor d’Alger.
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