Le coup d’Etat de Noël à Abidjan : le film des événements
Au départ, la révolte d’une poignée de soldats réclamant le paiement d’arriérés de soldes. À l’arrivée, le renversement de l’un des régimes réputés les plus stables du continent.
Article paru dans le hors-série n°2 de Jeune Afrique en Janvier 2000
Nuit du mercredi 22 au jeudi 23 décembre. Un petit groupe de soldats s’empare, sans difficulté, de la poudrière du camp d’Akouédo, sur la route de Bingerville, à l’est d’Abidjan. À la tête du commando, les sergents-chefs Souleymane Diomandé et Boka Yapi, épaulés par les caporaux Issa Touré, Neman Gnepa, Oumar Diarra Souba et Yves Gnanago. Les six hommes ont en commun de bien connaître les lieux – ils appartiennent à une unité d’élite, la Force d’intervention rapide des paras commandos (Firpac) – et d’être des vétérans de la Minurca, la Mission des Nations unies en République centrafricaine, créée en mars 1998 par le Conseil de sécurité pour ramener la paix en Centrafrique.
Les auteurs de cette opération spectaculaire, qui ont séjourné onze mois à Bangui, entendent obtenir le paiement d’arriérés de soldes et de primes et, au-delà, l’amélioration de la situation des hommes du rang. « Certains de nos chefs prélevaient une dîme sur les 5 000 F CFA que l’ONU nous versait quotidiennement lorsque nous étions là-bas », s’indigne le caporal Oumar Diarra Souba. Le caporal Issa Touré va plus loin : « Nous entendions également profiter de l’occasion, explique-t-il dans un français impeccable, pour protester contre les brimades et les injustices dont nous autres, hommes du rang, sommes victimes, depuis plusieurs années, de la part de certains de nos chefs. Par exemple, l’avancement ne se faisait plus au mérite et à l’ancienneté, mais selon des critères ethniques. »
Après avoir pris le contrôle du dépôt d’armes, les militaires tirent des rafales en l’air, provoquant un début de panique dans la caserne. Le capitaine Crépy, lui aussi ancien de la Minurca, mais bête noire des soldats, reçoit de sa hiérarchie l’ordre de mater ce qui apparaît comme une mutinerie. Les « Six » tentent alors un coup de bluff : ils affirment disposer d’une centaine de partisans puissamment armés et menacent, en cas d’attaque, de faire sauter la poudrière, au risque de détruire non seulement la totalité du camp, mais aussi une partie de la ville d’Abidjan. L’argument se révèle dissuasif. L’audace des mutins séduit leurs camarades, qui rallient en masse le mouvement. Akouédo bascule…
Vers 3 heures du matin, dans le quartier des Deux-Plateaux, les « Six » font irruption au domicile du général Maurice Tauthuis, commandant de l’armée de terre, pour, selon le caporal Touré, « lui présenter des doléances ». Ils se heurtent aux gardes de faction. Des coups de feu claquent. Les mutins jurent que c’est le général, en personne, qui a ouvert le feu, depuis une fenêtre de sa maison. Touché à la hanche, le caporal Gnanago s’effondre. Le patron des forces terrestres réussit à s’éclipser à la faveur de l’obscurité. Le commando évacue le blessé vers une clinique, puis se replie vers le camp d’Akouédo, où, déjà, l’atmosphère est quasi insurrectionnelle. Quelques heures plus tard, plusieurs dizaines de soldats prennent la direction du centre d’Abidjan, en tirant en l’air des rafales d’armes automatiques.
Jeudi 23 décembre. Alors que des véhicules remplis de mutins, dont certains ont le visage grimé, font mouvement vers la ville, Henri Konan Bédié se prépare à rejoindre son village de Daoukro, où il n’a pas mis les pieds depuis le mois de mars. Informé dès 6 heures des graves événements qui se déroulent à Akouédo, le chef de l’État, qui a choisi de passer Noël parmi les siens, n’entend pas modifier son programme. La veille, il a informé ses principaux collaborateurs de sa décision de faire le trajet par la route, en cortège. Deux courtes haltes, avec réception, bain de foule et remise de présents aux chefs de village, sont prévues à Akoupé et à Arrah.
Mais Bédié est versatile. Au dernier moment, il change ses plans et décide de rejoindre Daoukro en hélicoptère. Un membre de son entourage s’inquiète : « Les chefs traditionnels et, surtout, les populations massées le long du parcours risquent de mal le prendre… » « Faites-leur remettre les cadeaux par l’escorte », lâche, un rien méprisant, le président. Ladite escorte gagnera donc Daoukro par la voie express. Georges Ouégnin, le directeur du protocole d’État, s’offre de remettre les présidentiels présents aux populations d’Akoupé et d’Arrah. « D’accord, mais pousse ensuite jusqu’à Daoukro pour déjeuner avec nous », lui lance le chef de l’État.
Vers midi, avec beaucoup de retard sur l’horaire, l’hélicoptère décolle de la cour du palais présidentiel, au Plateau. Bédié et quelques-uns de ses plus proches collaborateurs sont à bord. Ils emportent avec eux une petite montagne de cadeaux de Noël. Au loin, des détonations et des rafales d’armes automatiques retentissent.
Presque au même moment, plusieurs dizaines de soldats, toujours tirant en l’air, font irruption dans les principaux quartiers d’Abidjan. Sur leur passage, ils pillent quelques magasins et stations d’essence. Des badauds les imitent. Les insurgés réquisitionnent des voitures particulières, des taxis orange, voire des gbakas (cars de transport collectif) à bord desquels ils sèment la panique à travers toute la ville. En début d’après-midi, ils prennent le contrôle de la Radio-télévision ivoirienne (RTI), à Cocody. Seules les stations internationales (BBC, RFI et Radio Nostalgie) et les radios de quartier (Radio Cocody, Radio Yopougon, Radio Treichville) continuent d’émettre. Les marchés se vident comme par enchantement et les salariés désertent précipitamment les bureaux. De mémoire d’Abidjanais, on n’avait jamais vu ça !
Daoukro, Bédié déjeune comme si de rien n’était. Apparemment, il n’a pas pris conscience de la gravité de la situation. Il est pourtant régulièrement tenu informé, par téléphone. « Monsieur le Président, il faut rentrer immédiatement à Abidjan et recevoir vous-même les mutins, lui conseille l’un de ses proches.– Le ministre de la Défense, qui est leur ministre de tutelle, a déjà prévu de les recevoir.
– Mais vous êtes le chef suprême des armées, c’est à vous de prendre la direction des opérations.
– On verra après le déjeuner ! »
Le repas, bien arrosé, s’achève en milieu d’après-midi. Le président manifeste toujours aussi peu d’empressement à regagner Abidjan. Son collaborateur revient à la charge.
« Monsieur le Président, il faut rentrer immédiatement !
– On m’a dit de rester ici. Le Premier ministre et les ministres concernés négocient, en ce moment même, avec les soldats.
– Mais il vous faut suivre de plus près la situation…
– Si tu insistes, alors on y va ! »
Quelques instants plus tard, Bédié et cinq de ses proches s’engouffrent dans l’hélicoptère. Après un court trajet, l’appareil, contre toute attente, ne se pose pas au palais présidentiel, mais dans l’enceinte de l’ancienne résidence de Félix Houphouët-Boigny, à Cocody. Le bâtiment a été, au cours des derniers mois, presque entièrement démoli, puis reconstruit – au grand dam des houphouétistes historiques, qui auraient préféré une rénovation plus légère –, mais Bédié n’y a pas encore emménagé. Le chef de l’État gagne son bureau et téléphone au chef du gouvernement.
Daniel Kablan Duncan reçoit à la primature une délégation d’insurgés. Il est entouré de Timothée Ahoua N’Guetta, ministre d’État chargé des Relations avec les institutions, de Vincent Bandama Ngatta, ministre de la Défense, d’Émile Constant Bombet, celui de l’Intérieur, du général Joseph Tanny, patron du Conseil national de sécurité (CNS, chargé de la coordination du renseignement), du vice-amiral Timité Lassana, chef d’état-major général des armées, et de plusieurs autres officiers supérieurs. Forte de trois membres, la délégation des mutins est conduite par le sergent-chef Boka Yapi. Celui-ci énumère une série de neuf revendications concernant, essentiellement, l’amélioration des conditions de vie des soldats. Le chef du gouvernement promet de faire de son mieux pour les satisfaire, à la condition que les insurgés regagnent, au plus vite, leurs casernes. Refusant de se contenter de vagues promesses, les militaires demandent alors à négocier directement avec le président.
La nuit tombe vite, en décembre, à Abidjan, où les rues résonnent toujours de tirs d’armes automatiques. Dans l’enceinte de l’ancienne résidence d’Houphouët, où, pour la première fois depuis son accession au pouvoir, en décembre 1993, il a donc installé ses quartiers, Bédié discute avec plusieurs de ses collaborateurs, qui tentent – sans succès – de le convaincre de recevoir sur-le-champ les enragés d’Akouédo. « Pas question de les voir maintenant ! J’attends le compte-rendu du Premier ministre », leur rétorque-t-il.
Nuit du jeudi 23 au vendredi 24 décembre. Tandis que le colonel-major Mathias Doué, un ancien conseiller militaire de l’ambassade de Côte d’Ivoire en Chine, est chargé de maintenir un contact permanent avec les soldats révoltés, Kablan présente son rapport au chef de l’État. Son diagnostic est sans appel : le navire prend l’eau de toutes parts, il est d’autant plus urgent d’agir que les insurgés viennent de s’emparer de la « petite poudrière », à Treichville. Certains de ses collaborateurs suggèrent à Bédié de recevoir séance tenante les « meneurs », mais aussi de sacrifier une partie de la hiérarchie militaire. Le président leur répond, de manière évasive, qu’il envisage de faire « une annonce », alors que la radio et la télévision d’État sont déjà aux mains des rebelles. Il accepte finalement de leur accorder une audience, mais seulement le lendemain matin. Dans la foulée, il décide de nommer le colonel-major Doué à la tête des forces terrestres, mais il n’aura pas le temps d’officialiser sa décision. À l’extérieur, en effet, les événements se précipitent…
Vers 2 heures du matin, les mutins prennent le contrôle de l’aéroport international Félix-Houphouët-Boigny, d’où ils chassent le personnel technique chargé d’assurer la sécurité des liaisons aériennes. Un peu plus tard, ils bloquent l’accès des ponts De-Gaulle et Houphouët-Boigny, qui relient le sud et le nord d’Abidjan, tout en continuant à s’en donner à cœur joie, en ville. Retranché dans la résidence d’Houphouët avec des membres de sa famille et plusieurs collaborateurs civils et militaires, Bédié se montre de plus en plus irrité. Il reçoit, au cours de la nuit, plusieurs appels téléphoniques. L’un d’eux émane de Mathieu Kérékou. « Crois-en mon expérience d’officier, lui explique le président béninois. À en juger par les images des télévisions étrangères qui me parviennent à Cotonou, il ne s’agit pas d’une simple mutinerie. Ces gens savent qu’ils risquent le peloton d’exécution. S’ils vont aussi loin, c’est qu’ils sont prêts à tout. »
Bédié, plutôt chatouilleux, depuis quelques semaines, sur tout ce qui touche à la souveraineté nationale, apprécie modérément le conseil. Il raccroche en maugréant.
Peu avant 5 heures, le téléphone sonne de nouveau. En ligne, le général Robert Gueï. L’ancien chef d’état-major – et ancien ministre – explique à Bédié qu’il vient de rentrer du Biankouma, sa région natale, dans l’ouest du pays. Quelques heures plus tôt, il a été informé, par un coup de fil, que Rose Doudou, son épouse restée à Abidjan, était retenue en otage par un groupe de soldats. À la demande de ceux-ci, elle l’aurait supplié de revenir de toute urgence s’il tenait à la revoir en vie. Le général, qui se trouvait au village pour préparer une fête d’anciens élèves de Saint-Cyr, l’école militaire française, raconte l’incident par le menu. Bédié, de plus en plus nerveux, décide brusquement d’avancer à 7 heures le rendez-vous prévu, quatre heures plus tard, avec les insurgés.
Vendredi 24 décembre. Abidjan est de nouveau la proie des pillards. Civils et militaires réquisitionnent des véhicules et disparaissent dans la nature. Les rares magasins épargnés la veille sont copieusement pillés.
Aux environs de 7 h 30, deux soldats, dont le sergent Diomandé, pénètrent dans les locaux de Radio Nostalgie, au Plateau. Ils exigent du directeur de la programmation, Yves Zogbo, qu’il diffuse un communiqué « pour demander aux gens d’arrêter les pillages ». Zogbo se saisit du micro et informe les auditeurs que « pour des raisons techniques », il est obligé d’interrompre momentanément les programmes. « Pas pour des raisons techniques, pour des raisons militaires », précise, dans son dos, le sergent Diomandé, qui se présente comme « le coordonnateur du mouvement ».
Presque au même moment, Bédié reçoit quatre mutins conduits par le « sergent IB », ancien moniteur de sport et ancien membre de la garde rapprochée du Premier ministre Alassane Dramane Ouattara (1990-1993). Le chef de l’État est entouré du Premier ministre, du président de l’Assemblée nationale, Émile Brou Amoakon Atta, du ministre de la Défense et du major-colonel Doué, qui sert, depuis le début des événements, d’interface entre les mutins et le pouvoir.
Le sergent égrène les doléances des mutins. Le président lui répond que ceux-ci ne seront pas sanctionnés s’ils acceptent de regagner « immédiatement » leurs pénates. Mieux : il s’engage « personnellement » à examiner leurs revendications avec « bienveillance ».
Un nouveau rendez-vous est fixé. Mais il est déjà beaucoup trop tard. La capitale économique est plongée dans l’anarchie, et le sort du régime paraît scellé.
Vers 11 heures, des dizaines de militaires puissamment armés font irruption à Radio Nostalgie, dont le directeur, Ahmed Bakayoko, est un proche parmi les proches de Ouattara. « Le général va faire une déclaration », lancent-ils. Le général – il s’agit évidemment de Robert Gueï – descend d’une Nissan Patrol, s’engouffre dans l’immeuble et se dirige vers les studios. « Il m’a salué et m’a informé qu’il avait une déclaration à faire, raconte Zogbo. Il s’est installé, je lui ai placé un casque sur la tête et il a lu son discours. »
Gueï, qui se présente comme le « porte-parole » des insurgés, annonce la destitution du chef de l’État, la dissolution de l’Assemblée nationale (où le Parti démocratique de Côte d’Ivoire, au pouvoir depuis l’indépendance, dispose d’une écrasante majorité), du gouvernement, du Conseil constitutionnel et de la Cour suprême. « Les jeunes mutins se proposent de vous présenter un Comité de salut public de la République, dont la composition sera annoncée dans les heures qui suivent », déclare-t-il. Un Comité national de salut public (CNSP) de neuf membres – tous militaires – sera effectivement constitué dans la journée.
Dans les rues d’Abidjan, l’explosion de joie est immédiate : « Bédié est tombé ! Gueï président ! » hurle la foule. Ici et là, des femmes exécutent un mapouka endiablé. Dans les quartiers populaires, la bière coule à flots. Des soldats se rendent à la Maca, la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan. Après avoir défoncé le portail, ils libèrent les responsables et militants du Rassemblement des républicains (RDR, opposition libérale, le parti de Ouattara) incarcérés depuis le mois d’octobre. Des milliers de droits communs, parmi lesquels de dangereux criminels, en profitent pour se faire la belle. On relèvera plusieurs dizaines de morts, piétinés ou étouffés dans la bousculade
Le pouvoir est dans la rue. Et l’ambiance sur les ondes de Radio Nostalgie, qui participe, à sa façon, au mouvement. Dans ce pays jusqu’ici épargné par le pouvoir kaki, la station préférée des mutins diffuse du reggae, du rap, bref, comme le reconnaît l’un de ses responsables, de « la musique de contestation ». « Plus jamais ça, on ne veut plus de ça », fredonne Fadel Dey, à l’antenne. « Promesses annoncées, promesses oubliées. L’éléphant annoncé est arrivé avec un pied cassé. Xénophobie, corruption, voici le lot quotidien », enchaîne Tiken Jah. Alpha Blondy, le rastaman favori de Treichtown – et le plus célèbre des artistes ivoiriens –, est, bien sûr, de la partie. Serge Kassy aussi. L’un et l’autre dénoncent la dictature, les pratiques d’exclusion ethnique… On nage en pleine révolution culturelle.
Bédié comprend alors que la partie est perdue. Vers midi, il quitte subrepticement le palais du « Vieux » et gagne la résidence de l’ambassadeur de France, toute proche, en empruntant le tunnel qui relie les deux édifices. La construction de ce discret passage remonte à l’époque de Félix Houphouët-Boigny. Lors des travaux de reconstruction de la résidence, Bédié a veillé à ce qu’il ne soit pas obstrué. Quelques instants plus tard, il est rejoint par son épouse, Henriette Koizan Bomo Bédié, vêtue d’une élégante robe courte, par ses quatre enfants (Lucette Ahou, Jean-Luc Yao, Isabelle Amenan et Patrick Kouadio) et par ses petits-enfants. Puis par le chef du gouvernement, les ministres de la Défense (Vincent Bandama Ngatta) et de la Sécurité (Marcel Dibonan Koné), le président de l’Assemblée nationale (Émile Brou Amoakon Atta), le directeur du protocole d’État (Georges Ouégnin) et le secrétaire général de la présidence (Yao Kouassi), tous un peu surpris que le président se soit éclipsé sans les en informer.
C’est finalement une trentaine de personnes, gardes du corps et membres de la « suite présidentielle » compris, qui se retrouvent, en cette veille de Noël, dans les jardins de l’ambassade. En attendant de rejoindre la base française de Port-Bouët, près de l’aéroport international, où est cantonné le 43e bataillon d’infanterie de marine (Bima). Le patron de la sécurité présidentielle, le lieutenant-colonel Ange Kouassi, dresse la liste de ceux qui accompagneront le chef de l’État. Plusieurs collaborateurs du président, parmi lesquels le général Joseph Tanny et Émile Brou, préfèrent rebrousser chemin.
Peu après 16 heures, deux Zodiac et une vedette accostent sur le ponton de la résidence de France, sur la lagune Ébrié. À leur bord, des chasseurs alpins, reconnaissables à leurs bérets en forme de crêpe, puissamment armés. Bédié et sa suite embarquent et enfilent les gilets de sauvetage que leur tendent les militaires français. À 17 heures, les embarcations prennent le large, virent à bâbord, se faufilent entre l’île Désirée et la pointe du quartier de Koumassi, avant de s’immobiliser, une vingtaine de minutes plus tard. Tout le monde prend alors place dans deux hélicoptères. Direction : la base du 43e Bima, à quelques encablures de là. Le débarquement donne lieu à une scène quelque peu surréaliste.
« Patrick Bédié ? lance un officier français.
– Présent !
– Bâtiment X, chambre Y.
– Colonel Ange ?
– Présent !
– Bâtiment X, chambre Z. »
Et ainsi de suite. On croirait assister à l’incorporation de jeunes recrues du service national !
Le président est accueilli dans la résidence privée du commandant de la base, le colonel Olivier Paulux, qu’il rejoint à bord d’une voiture. Les autres sont conduits en bus vers des bâtiments plus éloignés, où ils passeront le réveillon.
Samedi 25 décembre. La longue attente commence. En ville, l’ambassadeur de France, Francis Lott, négocie avec le nouveau maître de la Côte d’Ivoire les modalités du départ en exil de Bédié. En dépit des protestations des éléments les plus radicaux du CNSP, le général Robert Gueï en accepte le principe, mais s’oppose au départ du chef du gouvernement et des ministres de la Défense et de la Sécurité.
Au 43e Bima, on attend fébrilement le feu vert, ainsi que l’arrivée de gros hélicoptères de transport de troupes. Apparemment pressé de quitter les lieux, Bédié envisage un moment de se rendre avec sa famille à Takoradi, au Ghana, en empruntant le petit hélicoptère AS-555 de la base. L’un de ses héritiers s’inquiète : et si « l’avion » (sic) était « abattu au moment du décollage » ? Visiblement déprimée, la belle-sœur du président – et sœur aînée d’Henriette Bédié – renonce finalement à partir et demande à rentrer chez elle, en ville. Elle sera imitée par trois gardes de corps.
Dimanche 26 décembre. Deux hélicoptères de transport de troupes se posent sur la base. La junte continue de s’opposer au départ du chef du gouvernement et des deux ministres. De toute façon, les deux hélicoptères ne peuvent transporter tout le monde, plusieurs militaires français devant prendre place à bord pour assurer la sécurité des passagers, en cas de pépin. Peu avant 13 heures, Bédié, visiblement nerveux, serre la main de ses collaborateurs, en commençant par le Premier ministre, qui a été rejoint, la veille, par son épouse et son unique héritier, « oubliés », dans sa fuite précipitée, à son domicile. Puis, sans un regard en arrière, le maître de la Côte d’Ivoire depuis sept ans se dirige en claudiquant vers le premier hélicoptère.
Pour des raisons de sécurité – on peut être amené à ramper –, les soldats demandent, poliment mais fermement, à Henriette Bédié de se changer. Elle s’isole un moment et revient vêtue d’une paire de jeans et chaussée de tennis. Brusquement, elle éclate en sanglots, se ressaisit et prend place dans l’appareil à côté de son mari. Ému, un soldat français ramasse une poignée de terre qu’il tend à Patrick Bédié, qui est accompagné de sa compagne, Aïcha, une ancienne Miss Côte d’Ivoire : « Emportez ça en souvenir ! » Suivent Jean-Luc, son épouse Diana et leur enfant, puis Lucette et ses deux enfants, et Isabelle enfin.
À 13 h 10, le premier hélicoptère met le cap sur l’Océan, aussitôt imité par le second, où ont pris place des militaires français. Direction : le Togo, qui a accepté de recevoir le président déchu. La Côte d’Ivoire vient de tourner une page de son histoire.
Au sol, le chef du gouvernement reste prostré et ses ministres tremblent à l’idée d’être expulsés de la base française et de tomber aux mains du nouveau pouvoir. « Gueï ne me pardonnera pas de l’avoir débarqué de la tête de l’armée en 1995. Les militaires n’hésiteront pas à me faire la peau », laisse échapper Bandama Ngatta. Les autorités françaises, grâce à l’intervention personnelle de Jacques Chirac, finiront par obtenir que les deux hélicos soient autorisés à revenir, dans la nuit de dimanche à lundi, pour embarquer les infortunés ministres et les conduire dans la capitale togolaise. Ils seront accompagnés de Parfait, l’intendant de la résidence privée de Bédié, du Dr Chatigre, son médecin personnel, de Franck Ouffouet, son valet de chambre, du colonel Ange Kouassi, le responsable de sa sécurité, du commandant Lazare Kouamé Koffi, son aide de camp, ainsi que de deux membres de sa garde personnelle.
En revanche, l’homme qui, grâce à son entregent et à ses relations, a tout organisé a choisi, pour sa part, de rester à Abidjan. Il s’agit de l’ambassadeur Georges Ouégnin. Après avoir conduit Félix Houphouët-Boigny à sa dernière demeure, le directeur du protocole d’État (depuis 1961) vient donc de conduire Henri Konan Bédié sur le chemin de l’exil. Homme de fidélité et de devoir, il a été consacré « meilleur serviteur de l’État », le 1er mai dernier, par une centrale syndicale proche de l’opposition. Sa mission accomplie, Ouégnin est rentré tranquillement chez lui. Avant de reprendre du service, quelques jours plus tard, dans son bureau du rez-de-chaussée du palais présidentiel, étonnamment préservé du saccage par les mutins.
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