Ubu roi
Cela faisait quarante ans qu’il espérait ce moment. Quatre décennies à attendre ce premier lundi de février 2009, le jour où ses pairs africains l’ont enfin hissé sur le toit du continent. Beaucoup l’ont fait par lassitude, certains par zèle, aucun avec sincérité. Car, comme s’il ne suffisait pas d’élire à la tête de l’UA un autocrate absolu, il leur a fallu boire le calice Kadhafi jusqu’à la lie. Accepter sans broncher le ridicule de sa cour de rois mages emperlés trimbalant dans le cliquetis de leurs attributs l’image de pacotille frelatée, bouffonne et factice d’une Afrique « authentique » et immémoriale. L’écouter se proclamer avec morgue et mépris « roi des rois traditionnels d’Afrique », comme hier Banania, roi de Nigritie, et se retenir de rire ou de pleurer. Aller se prosterner sous sa tente pour le féliciter. Puis faire bonne figure devant les médias en tentant de donner à cette farce burlesque des allures de sommet respectable. En s’offrant pour une année entière à sa propre caricature, qui désormais sera le visage du continent, le syndicat des chefs d’État a, par faiblesse ou par intérêt, rendu à l’Afrique un bien piètre service
Le plus affligeant dans ce vaudeville, c’est que s’il est un peuple qui ne souhaitait surtout pas cet honneur, c’est le peuple libyen lui-même. Pour la très grande majorité des compatriotes du colonel, l’avenir se conjugue avec l’espace méditerranéen, et l’univers culturel oscille entre les clips de Beyoncé, les feuilletons égyptiens et les tours de Dubaï. L’Afrique subsaharienne, où le « Guide » a englouti des milliards de dollars en aventures militaires, légions islamiques, camps du Mathaba, déstabilisations et gaspillages en tous sens, est perçue comme une source de troubles, d’échecs et d’isolement international. Tout ce qui rappelle ce passé révolutionnaire synonyme de sanctions, d’interdiction de visas et de suspicion terroriste est à proscrire pour les enfants de Kadhafi – au figuré comme au propre, puisque les fils du roi des rois, à commencer par le plus emblématique d’entre eux, Seif el-Islam, ne mettent jamais les pieds au sud du Sahara.
Cela fait des années que tous ceux qui, en Libye, étouffent sous la charge du « big brother » de Syrte ont pris pour défouloir sa politique africaine. Et pour boucs émissaires les dizaines de milliers de migrants subsahariens aux yeux de qui la Jamahiriya est à la fois un pays de destination et un pays de transit vers l’Europe. En 2000, l’annonce spectaculaire par Kadhafi du passage de l’OUA à l’UA et l’adoption de la Charte censée mener aux États-Unis d’Afrique a ainsi été suivie d’une vague de pogroms sans précédents : des dizaines d’immigrés africains furent lynchés à mort par des jeunes Libyens déchaînés et des milliers expulsés par avions-cargos. Les chefs d’État africains se turent, tout comme ils se sont tus quand, il y a un an, la Libye annonça sans préavis ni concertation sa volonté de balayer tous les clandestins de son sol – y compris les demandeurs d’asile, puisque ce pays est le seul d’Afrique et l’un des très rares au monde à refuser obstinément de ratifier la moindre convention internationale sur les réfugiés. Violences physiques et verbales, harcèlement, extorsion : la vie quotidienne des « frères » noirs sous la tente du nouveau président en exercice de l’Union africaine est un long chapelet de douleurs. Et si Kadhafi lui-même ne perd pas une occasion d’afficher sa négrophilie envahissante (« En Afrique, il y a une race, la race noire, unie et composée de tribus. […] Un jour, les Noirs domineront le monde »), ses affidés sont prompts à relayer le message inverse. Lors d’un séjour à Tripoli il y a quelques années, il ne m’a pas fallu cinq minutes de conversation avec un « accompagnateur » du secrétariat aux Affaires africaines pour m’entendre dire que les migrants subsahariens avaient introduit sur le sol de la radieuse Jamahiriya le sida, la criminalité et l’homosexualité.
Certes, la Libye, avec ses 6 millions d’habitants, dont 2 millions d’étrangers, est confrontée à un vrai problème identitaire qu’il n’est pas aisé de résoudre. Et les Subsahariens peuvent toujours se consoler en se rappelant que les immigrés tunisiens, marocains, algériens, égyptiens et soudanais furent eux aussi les victimes d’expulsions massives et musclées dans les années 1980 et 1990. On comprend, aussi, l’intérêt de Kadhafi à masquer cette réalité et à outrepasser les vives préventions de ses sujets : l’Afrique est le seul espace géographique où il est encore influent, reconnu, et parfois craint. Mais on comprend mal, en revanche, ce que l’accession au sommet de l’UA d’un homme usé, symbole d’un passé révolu, pourra apporter de bon et de neuf au continent. Le jour même où le colonel, l’air las d’une rock star sur le retour, recueillait dans l’Africa Hall d’Addis-Abeba les maigres acclamations de ses pairs, son propre fils Seif el-Islam déclarait ceci à un quotidien panarabe : « Les gouvernements restent au pouvoir, les têtes, les dirigeants s’accrochent en dépit des défaites, des guerres et des échecs. Nous ne progresserons pas tant que la bonne personne n’aura pas été mise au bon endroit. » À l’évidence, le 2 février 2009, l’Afrique n’a pas élu la bonne personne au bon endroit.
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