Patrick Chamoiseau : « L’esclavage fut un crime sans châtiment »

L’écrivain martiniquais publie un conte philosophique et signe le scénario d’un film, Aliker, en salles en France métropolitaine depuis le 3 juin. Au cœur de ces deux œuvres, la créolité et le métissage comme clés de compréhension du monde moderne. Interview.

Renaud de Rochebrune

Publié le 10 juin 2009 Lecture : 6 minutes.

Prix Goncourt 1992, le Martiniquais Patrick Chamoiseau livre avec Les Neuf Consciences du malfini (Gallimard, 2009) un récit original et allégorique sur la prise de conscience de la diversité du monde. Avec pour principaux personnages un rapace (le malfini) et des colibris. Il signe également le scénario d’Aliker, en salles en France métropolitaine depuis le 3 juin mais sorti aux Antilles en 2008. Réalisé par Guy Deslauriers, ce long-métrage passionnant raconte comment un militant communiste proche des milieux syndicalistes, André Aliker (remarquablement interprété par Stomy Bugsy), voit son destin basculer le jour où il prend la direction d’une petite feuille militante, Justice. Il la transforme en un véritable journal, devenant lui-même un pionnier du journalisme d’investigation ; ce qui le conduit à s’attaquer aux planteurs et aux usiniers, ces békés qui régentent tout sur l’île. Le plus puissant d’entre eux, surnommé le Dragon, décide de le neutraliser définitivement. On retrouvera le corps sans vie d’Aliker, le 12 janvier 1934, sur une plage de la Martinique. Cet assassinat, malgré l’émoi énorme qu’il a soulevé, est resté impuni. Entretien.

Jeune Afrique : Les Neuf Consciences du malfini sont davantage une fable ou un conte philosophique qu’un roman. Pourquoi ?

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Patrick Chamoiseau : Dans ma culture d’origine, martiniquaise et créole-américaine, le conte est fondateur de la parole. Il a permis aux esclaves de se reconstruire à partir des traces qu’ils avaient conservées de leurs origines et qui se mêlaient aux éléments trouvés sur les plantations. Je voulais rendre hommage aux conteurs qui ont contribué à fonder notre imaginaire. Mais aussi illustrer les concepts qui portent sur l’identité relationnelle, la question du « tout-monde », l’écologie, bref, les idées qui constituent notre conscience contemporaine. J’ai alors choisi une narration allégorique dont les protagonistes sont des oiseaux.

Un petit colibri et un rapace…

Oui, c’est la rencontre de deux manières d’« être-dans-le-monde ». D’un côté, la suffisance orgueilleuse du rapace qu’on appelle « malfini » dans nos contrées et, de l’autre, la puissance fulgurante et minuscule du colibri. Pour imaginer leur face-à-face explosif, il faut penser à la rencontre de Salieri et de Mozart. Le musicien officiel, assuré de sa magnificence, confronté au génie montant d’un Mozart maladroit, mais non dénué de grâce et de talent. J’ai passé beaucoup de temps à observer les deux oiseaux, avant de me dire que je tenais là le contraste qu’il me fallait pour incarner la diversité du monde.

Faut-il lire cette rencontre comme la métaphore du processus de la créolité, qui, selon vous, caractérise notre modernité ?

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Exactement. Le rapace finit par comprendre que le monde est une mosaïque de diversités où les identités se définissent selon des modalités relationnelles qui relèvent du métissage et de la créolité.

Vous êtes également le scénariste d’Aliker. Comment expliquer que vos films soient si réalistes, contrairement à votre écriture romanesque ?

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Aliker est un personnage éminemment poétique, un héros tragique qui fonce dans le mur. Il sacrifie sa vie au nom de la justice, de la vérité, de la générosité et de la solidarité. Il y a de l’épique, du sublime dans son combat. Même sa mort est poétique ! Il fut jeté à la mer enchaîné à un boulet, mais son corps parvint à se libérer et à remonter à la surface précisément au moment où le soleil se levait. C’est le symbole de la naissance de l’esprit moderne du questionnement et de l’interrogation dans l’obscurité d’une colonie.

Aliker s’attaque à un scandale qui met en cause le béké le plus puissant de l’île. Quand on voit ce film juste après les mouvements sociaux des mois de février-mars derniers, on a l’impression que la société antillaise n’a pas tellement évolué.

Il faut comprendre que l’esclavage fut un crime sans châtiment. Il n’y a pas eu de tribunal de Nuremberg pour juger ou condamner les esclavagistes. Il n’y a pas eu de réformes agraires non plus. Les colons ont ainsi gardé toutes leurs terres. Avec la départementalisation, les békés ont pris le contrôle de l’économie en vendant leurs terres. Ils se sont surtout accaparé le réseau d’import-export et ont pu ainsi demeurer la puissance économique centrale des îles. Ils sont passés d’un système esclavagiste à un système post-esclavagiste en conservant la même prééminence sociétale et leur esprit raciste.

Pourquoi Paris n’a pas tenté de réformer ce système ?

Pour Paris, le maintien de l’ordre républicain passait par l’acceptation du statu quo en matière de structures sociales. Les autorités politiques n’ont rien entrepris non plus pour apaiser le traumatisme de l’esclavage. C’est pourquoi chaque fois que des phénomènes de crise sociale apparaissent aux Antilles, le vieux fond esclavagiste se révèle brusquement. Dans la mesure où cette mémoire n’a pas été traitée, tout le ressentiment ressurgit en termes de pulsions, d’agressivité et de racisme. Le rapport des forces que l’on voit dans le film Aliker opposant la toute-puissance békée à la masse nègre est quelque chose qui n’a pas fondamentalement changé en 2009. Le système colonial s’est seulement transmué dans le système capitaliste-consommateur qui permet aux békés d’accumuler les profits par la pratique des prix abusifs. Les caddies ont remplacé les matraques.

Au plus fort de la contestation sociale, vous aviez signé avec Édouard Glissant et quelques autres intellectuels un manifeste de soutien1 aux grévistes de la Guadeloupe. Comment voyez-vous l’évolution des Antilles ?

Les Dom-Tom sont des absurdités qui empêchent les régions concernées de vivre dans leur espace naturel. Les Antilles n’ont aucun contact avec la Caraïbe, la Guyane n’a aucun lien avec l’Amérique latine, La Réunion est coupée des pays de l’océan Indien. Tous ces territoires sont nés de l’esclavage et de la colonisation et ont des histoires différentes. Ils ont vocation à être des entités souveraines, responsables de leur destin. Je milite pour la fin de la relation de sujétion assistée et dépendante qui lie la Martinique à la France. J’aimerais que mon pays puisse adhérer en pleine souveraineté à une République française unie, mais plurielle.

On vous a également entendu lors de l’élection de Barack Obama. Comment expliquez-vous que le phénomène Obama ait suscité un tel enthousiasme ?

Il y a un inconnaissable dans le phénomène Obama. On ne pourra jamais l’aplatir complètement, en donner une explication historico-sociologique, car c’est une émergence davantage poétique que politique. Comment expliquer autrement que le phénotype le plus déprécié du monde, le phénotype négro-africain, suscite une si grande adhésion ? L’Afrique aujourd’hui est la zone souffrante de la conscience-monde. Pour moi, le monde ne pourra pas se construire tant que l’Afrique sera dans cette condition chaotique.

Quel jugement portez-vous sur les cent premiers jours d’Obama à la Maison Blanche ?

Dans notre petit livre2, nous avions expliqué, avec Édouard Glissant, qu’il ne fallait pas tout attendre d’Obama. Cela étant dit, ce que la nouvelle administration a réalisé depuis son entrée en fonction en janvier n’est pas mal. Elle a desserré l’embargo contre Cuba, repris contact avec l’Amérique latine et le monde musulman. Elle a surtout rappelé que l’Amérique n’est pas seule sur la planète : elle a besoin de partenaires. Cette perception horizontale du monde permet de penser qu’on en a fini avec la domination et qu’on est entré dans l’ère de la « diversalité », marquée par la poétique de la relation et le respect mutuel.

1. Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, Collectif, Galaade, 16 pages, 3 euros.

2. L’Intraitable Beauté du monde. Adresse à Barack Obama, d’Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, Galaade, 64 pages, 8 euros.

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