Demain, un Maghreb nucléaire
Engagés dans une refonte de leur schéma énergétique, Alger, Tripoli, Tunis et Rabat s’intéressent de près au développement d’une industrie électronucléaire. Avec l’aval et le soutien actif des grandes puissances, notamment la France.
Le Maghreb de ce début du IIIe millénaire est-il prêt pour le nucléaire ? Pour les États-Unis, la Chine ou la Russie, la réponse est oui. Mais c’est en grande partie à Paris que se joue la refonte du schéma énergétique du Bassin méditerranéen. Faisant fi des réserves exprimées notamment par l’Allemagne, le président français a clairement affiché sa volonté de faire de l’accès au nucléaire civil l’un des piliers de sa diplomatie maghrébine.
Refuser l’accès à la technologie nucléaire serait, selon l’Élysée, presque criminel. « Si on ne donne pas l’énergie du futur aux pays du sud de la Méditerranée, comment vont-ils se développer ? Et s’ils ne se développent pas, comment on va lutter contre le terrorisme ? » avait plaidé Nicolas Sarkozy, deux mois seulement après son élection en mai 2007. Depuis, ce message est relayé par toutes les antennes diplomatiques françaises dans le monde et s’adresse aussi aux pays asiatiques et latino-américains.
Avec la Libye de Mouammar Kadhafi, l’Algérie d’Abdelaziz Bouteflika, la Tunisie de Zine el-Abidine Ben Ali et le Maroc de Mohammed VI, des accords ont donc été signés pour l’étude de faisabilité et du financement de centrales livrables d’ici à une dizaine d’années. Pour l’heure, aucune commande ferme n’a été conclue, mais ces dossiers avancent désormais très vite. À la manœuvre côté français, Anne Lauvergeon, l’inamovible et très influente présidente du groupe Areva. Avec 80 000 salariés, un réseau commercial dans une cinquantaine de pays et plus de 13 milliards d’euros de chiffre d’affaires (8 500 milliards de F CFA !), Areva est un Etat dans l’État. D’ailleurs, quand « Atomic Anne » – telle que la surnomment ses concurrents anglo-saxons – prospecte, elle se déplace avec une pompe de ministre : avion privé, ligne directe avec l’Élysée, rencontre en tête à tête avec les chefs d’État intéressés par ce qu’elle décrit comme « l’énergie du futur ». On ne prête qu’aux riches et, quand, en juillet 2007, la France et l’Union européenne (UE) ont obtenu du fantasque Kadhafi la libération des infirmières bulgares, Anne Lauvergeon a dû s’expliquer devant une commission d’enquête parlementaire ad hoc pour assurer que le groupe Areva, bénéficiaire d’un contrat avec la Libye, n’avait « pas du tout été associé » au processus de négociations entre Paris et Tripoli.
Dans le sillage de l’Egypte
L’ère de l’après-pétrole est déjà dans tous les esprits, et la concurrence est rude entre les puissances nucléaires historiques (France, États-Unis, Chine, Royaume-Uni) pour proposer des centrales dites de troisième génération. Dans le sillage de l’Égypte, qui a ouvert la voie en 2006 en annonçant s’engager officiellement et « stratégiquement » dans le nucléaire civil et qui devrait être le premier pays du continent à s’offrir une centrale, le Maghreb, qui abrite déjà quatre réacteurs de recherche (au Maroc, en Algérie et en Tunisie) commence lui aussi à se préparer, mais avec des cahiers des charges différents.
En Algérie, dont le territoire vit naître l’arme nucléaire française, les autorités s’intéressent au développement d’une industrie électronucléaire depuis près de vingt ans. Ce programme, gelé pendant la décennie noire, est maintenant relancé avec des partenaires étrangers, au premier rang desquels l’Argentine, la Chine, la France et la Russie. L’expertise nucléaire algérienne s’appuie sur l’existence de deux réacteurs baptisés « Nour » et « Essalam ».
Mis en service en 1989 et en 1993, ces deux réacteurs ont une puissance officielle respective de 2 et de 15 mégawatts. Nour, installé à Draria, est de technologie argentine ; Essalam, implanté près d’Aïn-Oussera, à 170 km au sud d’Alger, est de conception chinoise. Membre de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’Algérie a signé, en 1995, le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), qui limite l’accès à la technologie nucléaire militaire. Dans un contexte régional toujours tendu avec le Maroc, Alger a mis en place une Agence nationale de sûreté et de sécurité nucléaire et devrait travailler en étroite collaboration avec l’AIEA. Une coopération de nature à satisfaire la curiosité des capitales occidentales qui promeuvent le nucléaire civil mais, simultanément, veulent prévenir tout détournement vers un usage militaire de l’atome, comme l’a illustré ces derniers mois le psychodrame diplomatique au sujet du programme nucléaire intégré développé par l’Iran. Autre création récente, celle d’un Institut des sciences et techniques nucléaires pour, officiellement, « mettre un terme à la dépendance étrangère en matière d’ingénierie nucléaire ». Il reste pour l’heure qu’aucun contrat solide n’a été signé avec un partenaire étranger, rendant quelque peu illusoire l’objectif affiché par le ministre de l’Énergie et des Mines, Chakib Khelil, de doter l’Algérie de sa première centrale nucléaire d’ici à 2020.
Areva en pole position
La Libye aussi semble avoir compris que la manne gazière et pétrolière n’était pas éternelle et que, à défaut d’un autre choix, le virage de l’atome devait être négocié. Le « Guide » de la Jamahiriya a donné la preuve de son renoncement aux programmes clandestins d’armes de destruction massive, troquant ainsi sa panoplie de terroriste potentiel contre celle de notable visionnaire. Plus question de menacer ses voisins avec des armes apocalyptiques. Il s’agit maintenant de dessaler l’eau de mer avec une centrale nucléaire pour assurer à ses compatriotes un accès équitable à l’eau potable. La France et Areva se sont empressés de coopérer à ce vertueux programme. La visite de Nicolas Sarkozy à Tripoli dès son élection, et celle, tout aussi symbolique et historique, de Mouammar Kadhafi à Paris se sont soldées par la signature d’un protocole pour la fabrication d’une telle centrale. Là encore, il ne s’agit que d’un effet d’annonce, mais Areva a pris une solide longueur d’avance sur ses concurrents. Et peut compter sur l’expertise et l’appui scientifiques de l’Agence France nucléaire international (Afni).
La Tunisie, qui possède également un réacteur de recherche, a aussi fixé la ligne d’horizon à 2020 avec l’étude de la construction d’une première centrale d’une capacité d’environ 900 mégawatts. Un accord a notamment été signé à la fin de l’année 2006 entre le Centre tunisien des sciences et de l’ingénierie nucléaire et le Commissariat français à l’énergie atomique (CEA, actionnaire à 80 % d’Areva) pour une coopération en matière d’utilisation pacifique de la technologie nucléaire dans des domaines tels que la désalinisation de l’eau de mer, la santé et la production électrique.
Le Maroc, enfin, est lui aussi monté dans le train du nucléaire. Au moins à titre touristique, car, pas plus que ses voisins, le royaume n’a franchi le pas. Certes, un réacteur expérimental de 2 mégawatts est en service dans la forêt de la Maamora, à 20 km au nord de Rabat. Ce réacteur de type Triga Mark II, conçu par l’américain General Atomics, est utilisé à des fins scientifiques (imagerie médicale, environnement, géologie). Le Maroc est l’un des vingt-quatre pays à avoir conclu une telle coopération nucléaire civile avec Washington. « Le Maroc est acculé à emprunter la voie du nucléaire », confirme ainsi Khalid Mediouri, directeur général du Centre national des sciences et techniques nucléaires.
Et là aussi, le Maroc est sur la « shopping list » d’Areva, déjà solidement implanté dans le royaume comme toutes les entreprises du CAC 40. Mais le milliard d’euros d’investissement nécessaire pour entrer dans le club nucléaire n’est pas encore clairement budgétisé. Surtout qu’il est en balance avec le chantier, également stratégique, d’une ligne TGV entre Tanger et Agadir, un contrat pour lequel Alstom, un autre géant industriel français, est sur les rangs dans le sillage de la visite d’État effectuée par le VRP Sarkozy en octobre 2007.
La conscience écologique, encore embryonnaire dans le Maghreb, plaide par ailleurs pour d’autres solutions, comme l’éolien ou le solaire. Sur ces deux dossiers, l’Allemagne, puissance nucléaire repentie, a pris une solide avance, qui est perçue avec inquiétude par Paris, Washington ou Pékin. Présenté à Munich en juillet et porté par les géants allemands de l’énergie solaire – E.ON, RWE et Siemens –, le projet Desertec propose l’installation d’une vingtaine de gigantesques centrales photovoltaïques dans le désert, du Maroc à l’Arabie saoudite, pour un investissement pharaonique de 400 milliards d’euros auquel l’UE serait associée.
Indépendance… théorique
Autre question non résolue dans les pays du Maghreb, celle de la mise à niveau du réseau de distribution électrique à haute tension pour encaisser le choc énergétique d’une greffe nucléaire. Areva, qui est présent à tous les niveaux de la chaîne de production électrique, a d’ailleurs récemment conclu avec la Tunisie et la Libye des contrats pour moderniser les réseaux.
Enfin, si la qualité et le nombre des ingénieurs nucléaires maghrébins ne devraient pas poser de problème, l’indépendance énergétique des pays acheteurs reste toutefois bien théorique. Car la France, comme ses principaux concurrents, ne propose que la vente des centrales. Mais garde l’exclusivité de l’approvisionnement en uranium enrichi qui alimente ces mêmes centrales. L’exclusivité est également de mise pour le retraitement des déchets nucléaires, dont la technicité reste l’apanage des pays pionniers de l’atome. « En contrôlant la fourniture et le recyclage du carburant atomique, nous ne vendons que des centrales “halal” pour éviter toute dérive vers un autre usage que civil », explique un diplomate français sous le couvert de l’anonymat. Areva, qui exploite les fabuleux gisements du Niger et qui vient d’obtenir une licence de prospection sur l’ensemble du territoire de la République démocratique du Congo (RD Congo), est encore plus explicite. « L’uranium est un des éléments moteurs de notre succès. Notre modèle, c’est Nespresso : nous vendons les cafetières et le café qui va avec. Et le café, c’est très rentable. Cela illustre notre modèle intégré », déclarait ainsi à la presse Anne Lauvergeon en 2008.
Cette stratégie commerciale est, on s’en doute, accueillie avec un certain scepticisme dans les pays émergents qui aspirent à une production nucléaire indépendante et plus intégrée. C’est d’ailleurs ce qui explique le récent rejet d’un projet de « banque mondiale » de l’uranium enrichi présenté par Barack Obama devant l’AIEA. Les pays en développement voient d’un mauvais œil cette structure qui officialiserait le monopole des Occidentaux sur le traitement du combustible nucléaire.
Et aux Cassandres qui voient cette course à l’atome comme une menace pour la paix mondiale, c’est Nicolas Sarkozy en personne qui répond qu’en cas de crise il existe « un système permettant de désactiver une centrale nucléaire depuis l’extérieur ». L’Occident vend donc des usines à ses partenaires, mais c’est lui qui garde les clés de la réserve. C’est là toute la différence stratégique avec le choix de l’éolien ou du solaire.
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