Sahara : combien de réfugiés ?
Pour les habitants des camps de toile installés en Algérie, dont le HCR décrit la « situation dramatique » et le « sort oublié », la question du recensement est tout sauf théorique. Elle est vitale. Pourtant, il n’existe aucun chiffre absolument fiable.
Le périple Alger-Rabat via Tindouf d’António Guterres, du 8 au 11 septembre, a non seulement revêtu un petit caractère historique – première visite d’un patron du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dans les camps du Polisario depuis Sadruddin Aga Khan… il y a trente-deux ans –, mais a aussi été l’occasion d’aborder ce qui est, depuis que le conflit du Sahara occidental existe, une sorte de sujet tabou : le nombre exact des Sahraouis installés en Algérie. C’est Guterres lui-même qui a levé le voile lors d’un point de presse tenu le 11 septembre dans la capitale marocaine. « Nos interlocuteurs algériens, a-t-il expliqué en substance, nous ont signalé que notre aide aux camps de réfugiés sahraouis de la région de Tindouf était insuffisante. Nous leur avons répondu qu’il fallait procéder à un recensement. L’Algérie n’a pas accepté et nous n’avons pas changé nos estimations. » Joints par Jeune Afrique, Reem al-Salem, chargée du dossier Afrique du Nord au siège du HCR à Genève, et Paolo Mateo, représentant à Alger, confirment : le haut-commissaire a explicitement demandé, lors de ses entretiens avec le Premier ministre Ahmed Ouyahia et avec le ministre chargé des Affaires maghrébines et africaines Abdelkader Messahel, qu’un dénombrement précis des réfugiés soit organisé. Réponse de ses interlocuteurs : un recensement, pourquoi pas, à condition que tous les Sahraouis – y compris ceux vivant en zone sous administration marocaine, de l’autre côté du mur – soient concernés. « Pour nous, c’est une fin de non-recevoir, même si elle n’est pas explicite, conclut un proche collaborateur d’António Guterres. Nous voulons un recensement humanitaire. Or les Algériens en font une affaire politique. »
Méthode indirecte
Alors que le gouvernement algérien et le Front Polisario avancent le chiffre de 165 000 réfugiés sahraouis dans les camps de Tindouf et exigent que le volume de l’aide internationale soit adapté à ce nombre, le HCR et les autres organisations, comme le Programme alimentaire mondial (PAM), s’en tiennent, eux, à une estimation beaucoup plus basse : 90 000 personnes. Un chiffre retenu par ces agences depuis 2006, sur la base de données recueillies pour le compte de la Commission européenne par un satellite dont les photos ont quadrillé la Hamada. Une méthode indirecte et forcément imparfaite qui ne fait que masquer une sorte d’aberration : il n’y a jamais eu le moindre recensement par une organisation internationale impartiale dans les camps du Front Polisario en Algérie.
En réalité, l’unique dénombrement des populations sahraouies dont on dispose remonte à 1974, alors que le territoire était encore une colonie espagnole. Ce censo avait alors dénombré 73 500 individus, un chiffre à la fois sous-estimé, puisqu’il ne prenait pas en compte les nombreux Sahraouis en exil à l’époque, et surestimé, dans la mesure où des nomades venus de pays voisins (Mauritanie, Mali, Sud algérien) à la recherche de pâturages pour leurs troupeaux auraient été inclus dans l’opération. Compte tenu du taux de natalité relativement élevé au Sahara occidental, par rapport aux autres régions désertiques, il est probable, selon les spécialistes, que la population d’origine sahraouie s’élevait, en 1974, à 90 000 personnes environ. Deux ans plus tard, après la Marche verte et la « récupération » du territoire par le Maroc, le HCR estimait le nombre de Sahraouis ayant fui le Sahara occidental à 40 000, dont une majorité vivait – ou plutôt survivait – dans la région de Tindouf. En 1978, l’Algérie, dans un rapport remis au HCR, parle de 50 000 réfugiés. Puis c’est l’inflation. Au cours des années 1980, le Polisario revendiquera 300 000 ressortissants, et certaines ONG qui lui sont proches avanceront même le chiffre astronomique de 700 000 réfugiés ! À partir de 1995, le vent d’irrationnel s’apaise. Depuis lors, les estimations avancées tant par Alger que par le Polisario tournent autour de 165 000 âmes.
Une évaluation adoptée sans hésitation par le HCR dans ses rapports annuels jusqu’au « tournant » de 2006, mais qui demeure tout à fait sujette à caution. En dehors de l’accroissement naturel de la population, il n’y a eu en effet aucune nouvelle vague de réfugiés sahraouis en Algérie depuis l’exode de fin 1975-début 1976. Et, même si les femmes et les filles sont un peu plus nombreuses que les hommes et les garçons dans les camps, le fait que le Front Polisario n’ait jamais été en mesure d’aligner plus de 2 000 combattants au plus fort de sa guerre contre le Maroc en dit beaucoup sur le volume du stock mobilisable dont il dispose. En revanche, des mouvements de ralliement sporadiques au Maroc – dont la comptabilité précise n’a jamais été établie –, qu’ils soient individuels ou groupés, ont lieu depuis une vingtaine d’années. Sauf à penser que des non-Sahraouis (Touaregs, réfugiés économiques sahéliens, Mauritaniens…) vivent aussi dans les camps, le nombre des « vrais » originaires du Sahara occidental exilés en Algérie est donc vraisemblablement bien inférieur à 165 000. Peut-on parler pour autant de 90 000, comme l’estime le HCR, voire moins encore, ainsi que l’affirme le Maroc ? La fluidité traditionnelle des Sahraouis, habitués des allers-retours Laayoune-Tindouf via Nouadhibou ou Las Palmas, ne facilite pas leur traçabilité, et ce sera chose quasi impossible lorsque le projet de route entre ces deux localités, via une brèche dans le mur de défense marocain, verra le jour (Algériens et Marocains y sont en théorie favorables).
En attendant, pour les habitants des camps de toile, dont António Guterres a décrit la « situation dramatique » et « le sort oublié », otages d’une absurde querelle de chiffres, la question du recensement est tout sauf théorique. Elle est vitale.
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