Des pirates qui peuvent rapporter gros

Malgré des mesures de sécurité renforcées, les attaques se multiplient. Les 1 000 à 2 000 pirates recensés le long des 3 000 km de littoral somalien ont encaissé 50 millions d’euros de rançons en 2009.

ProfilAuteur_MichaelPauron

Publié le 17 juin 2010 Lecture : 5 minutes.

Les premiers pirates présumés jugés en Europe – ils ont été condamnés le 17 juin à 5 ans de prison ferme – sont vite confrontés aux incohérences de leurs déclarations : que faisaient-ils, par exemple, armés de lance-roquettes ?

L’affaire n’est cependant qu’une goutte d’eau dans un océan Indien qui cause bien des insomnies aux armateurs mondiaux. Malgré le déploiement dans la zone, depuis le 8 décembre 2008 et jusqu’en décembre 2010, de l’opération militaire européenne Atalante – 20 bâtiments et pas moins de 1 800 hommes -, les attaques ont augmenté, passant de 111 en 2008 (dont le détournement du supertanker Sirius Star) à 219 en 2009, rapporte le Bureau maritime international.

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Avec 16 000 navires marchands et 900 millions de tonnes de marchandises, le golfe d’Aden voit transiter chaque année 12 % des flux commerciaux internationaux. Un trésor à quelques encablures des plages d’une Somalie exsangue, convoité par une population qui vit – essentiellement et de moins en moins bien – de la pêche. La piraterie s’est structurée dans la corne de l’Afrique, au point de devenir une activité économique à part entière [comme dans le port d’Eyl, à défaut de celui d’Harardere, repris par les islamistes, NDLR] qui est dotée d’une logistique et de moyens sophistiqués. « On assiste à un phénomène d’industrialisation », a d’ailleurs indiqué à Reuters, en avril, Jan Kopernicki, nouveau président de la Chambre de commerce maritime du Royaume-Uni et vice-président de Shell Shipping.

Un butin de 50 millions d’euros

Les revenus tirés de ces actes commencent à prendre à la gorge certaines économies de la région et à donner le tournis à nombre d’experts. Les 1 000 à 2 000 pirates recensés le long des 3 000 km de littoral somalien ont encaissé 50 millions d’euros de rançons en 2009, selon un rapport des Nations unies paru en mars. Soit 1 % du produit national brut (PNB) du pays ! Mais le business généré par ce fléau (aux causes diverses dont la pauvreté, la guerre civile, la raréfaction du poisson due à la pêche intensive…) ne s’arrête pas aux seuls revenus de la piraterie. Compagnies maritimes, assurances, sociétés de protection, sociétés de pêche, ou encore tourisme : autant de secteurs directement ou indirectement impactés par les attaques.

Confrontées par ailleurs à la crise mondiale, les compagnies maritimes sont très discrètes sur le sujet. Cependant, l’ancien militaire Pierre de Saqui de Sannes, conseiller institutionnel chez le troisième armateur mondial, CMA CGM, estime que les surcoûts liés au carburant du fait de passages à vitesse maximale pour limiter les risques d’attaque sont d’environ 16 millions d’euros par an, auxquels s’ajoutent 4 millions d’euros pour les navires qui font un détour. « De plus en plus d’armateurs évitent le golfe d’Aden et contournent l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance, analyse de son côté Bertrand Monnet, professeur à l’École des hautes études commerciales (Edhec). Cela rajoute dix à quinze jours, soit un surcoût de 200 000 à 450 000 dollars par voyage [163 000 à 365 000 euros, NDLR]. » Au regard du chiffre d’affaires d’une société comme CMA CGM – 8,4 milliards d’euros en 2009 -, ces pertes semblent relatives. « Mais il y a les coûts liés aux assurances et les primes du personnel navigant », ajoute l’ancien militaire. Au bout du compte, la facture s’allonge.

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Bertrand Monnet confirme : « Pour traverser le golfe d’Aden, l’assureur considère désormais qu’il s’agit d’un risque de guerre (RG), contre auparavant un risque ordinaire (RO). Le montant de l’assurance est passé en moyenne de 900 à 9 000 dollars par navire et par traversée. » Christian Zaninetti, responsable du pôle technique au sein du département maritime et énergie chez le courtier Marsh SA, ajoute qu’« en douze mois, le taux d’assurance RG est passé de 0,05 % de la valeur du navire à 0,1 % ».

Qui dit assurance dit rapt

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Plus grave, le personnel navigant est la cible de kidnappings et fait figure de monnaie d’échange inestimable pour les pirates : 1 800 marins ont été pris en otage depuis deux ans, selon la Fédération internationale des armateurs. « La demande d’assurance kidnapping et rançon (K&R) a beaucoup augmenté », admet l’assureur Hiscox. Mais le sujet est tabou. « L’existence d’une assurance K&R doit rester confidentielle », ajoute-t-on à Hiscox. Une cible assurée est potentiellement plus rentable : « Depuis que les pirates savent que les armateurs recourent aux assurances, les demandes de rançon ont augmenté, constate Bertrand Monnet. Les premières allaient de 1 million à 3 millions d’euros, l’une des dernières a atteint 7 millions d’euros ! »

Devant la menace de certains États de punir les compagnies qui paieraient les rançons, le recours à des sociétés privées de protection devient une évidence. Les États-Unis, l’Espagne ou la Grèce autorisent les bâtiments sous leur pavillon à embarquer des commandos. Ce n’est pas (encore) le cas de la France. Mais CMA CGM, qui s’en remet pour l’instant aux équipes de protection embarquée de la marine nationale, se serait entretenu à plusieurs reprises avec la société française Secopex, spécialisée dans la sécurité, et devrait la rencontrer de nouveau en septembre, a confié à Jeune Afrique une source proche du dossier. Secopex, qui négocie actuellement un agrément avec l’État grec (premier pavillon mondial), propose des équipes composées de huit anciens membres des corps d’élite français (dont un médecin de guerre). Le tout facturé 12 000 euros par jour. Pour une protection allant de la sortie du canal de Suez jusqu’aux côtes yéménites, il faut compter trois jours, soit 35 000 euros en moyenne. Devant le développement de ce business de la sécurité maritime, le français DCNS a décidé de lancer sur ses fonds propres la construction d’un patrouilleur hauturier déjà qualifié d’antipirates. Plus léger qu’une frégate (1 000 tonnes contre 6 000), dix fois moins cher (une frégate coûte 600 millions d’euros), le bâtiment sera testé par la marine française pendant trois ans.

Jusqu’aux Comores et à Madagascar

Mais les plus gros clients potentiels des sociétés de protection sont les entreprises de pêche. Il en va de l’avenir de leur activité. La Compagnie bretonne de cargos frigorifiques (Cobrecaf) est un des premiers producteurs mondiaux de thon tropical destiné à la conserve. Elle a vu ses volumes de thon tropical chuter en deux ans de 100 000 à 80 000 tonnes (600 000 tonnes sont pêchées chaque année dans l’océan Indien), soit une baisse de 25 à 30 % du chiffre d’affaires (100 millions d’euros en 2008) que le PDG, Jacques Kühn, impute directement à la piraterie. Avec cinq bateaux qui pêchent dans le golfe d’Aden et deux cargos qui relient les marchés européens, la sécurité représente environ 6 millions d’euros par an, « la limite de ce qui est acceptable », selon lui. Il supporte trois types de coûts : celui des militaires embarqués (45 000 euros par mois et par bateau, facturés par la marine française) ; celui, indirect, lié à la contrainte du protocole de protection (moins de pêche) ; enfin, celui que représentent les détours ou les traversées à vitesse maximale pour acheminer la marchandise (environ 120 000 euros de carburant par passage).

Michel Goujon, directeur d’Orthongel (France), dont la zone de pêche s’étend principalement autour des Seychelles, cumule une perte de production de 40 % et raconte qu’il est « de plus en plus difficile de sortir car les pirates rodent autour de l’archipel ». Ces derniers temps, ils se sont même rapprochés des Comores et de Madagascar.

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