Les multinationales face au réveil des syndicats
Ces derniers mois, les grèves se sont multipliées sur le continent. Désormais, les patrons doivent composer avec des partenaires sociaux devenus incontournables.
En annonçant, début avril, la vente de ses réseaux de distribution de carburant en Afrique, Shell a donné naissance à une coalition syndicale panafricaine dont il se serait bien passé. De la Tunisie au Ghana, les salariés des 1 500 stations-service du groupe se sont mobilisés comme un seul homme. Les mouvements de protestation se sont propagés sur internet. Sur Facebook, les 1 331 membres du groupe « Shell people are not for sale » (« Les salariés de Shell ne sont pas à vendre ») laissent libre cours à leur colère. En parallèle, les délégués du personnel organisent des téléconférences hebdomadaires pour coordonner leurs actions.
Rapidement, le mouvement d’opposition fait tâche d’huile : débrayages dans les stations-service en Guinée, boycott de réunions de concertation au Maroc, préavis de grève en Tunisie, grève au Sénégal… À ce jour, les salariés ont obtenu la promesse qu’ils conserveraient leurs avantages contractuels et que le réseau présent dans 21 États ne serait pas démantelé pays par pays, mais vendu à un ou deux groupes d’envergure.
Ailleurs sur le continent, le torchon brûle dans d’autres multinationales. À Friah, en Guinée, les travailleurs de l’aluminier Rusal ont bloqué l’usine pendant seize jours, fin avril, avant d’obtenir une augmentation des salaires de 31 %. Le leader de la sidérurgie ArcelorMittal a dû affronter une série de grèves dans son usine d’Annaba, en Algérie, en janvier puis en juin, à l’instigation du syndicaliste contestataire Smaïn Kouadria. Même si le travail a repris depuis dans l’usine, l’ambiance y reste électrique.
Pour les syndicats, peser face aux multinationales est devenu un enjeu majeur. Depuis les privatisations des politiques d’ajustement structurel, ils ont vu leur influence diminuer dans le secteur public. Entretemps, les groupes internationaux ont pris le contrôle de la plupart des secteurs stratégiques et, avec des États africains souvent faibles, se retrouvent en position de force. En réponse, les syndicats veulent installer un contre-pouvoir et donnent de la voix face à ces géants mondiaux.
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Des actions concertées
Dans les fiefs traditionnels des syndicats – industrie, mines, transport, télécoms et pétrole -, les patrons ne peuvent plus ignorer leur poids. Dans l’extraction du brut, le bras de fer syndicats-entreprises est d’ailleurs particulièrement musclé : au Gabon, l’Organisation nationale des employés du pétrole (Onep) menace le secteur d’une nouvelle grève en juillet si elle n’obtient pas satisfaction à une liste de 25 revendications. « Les syndicats sont devenus des partenaires incontournables, et c’est d’ailleurs une bonne chose : j’ai désormais des interlocuteurs clairement identifiés », indique Alassane Diallo, DG des Industries chimiques du Sénégal, filiale de l’indien Iffco.
« Alors qu’en Amérique du Nord et en Europe, le fer de lance du syndicalisme est la fonction publique, en Afrique et en Amérique du Sud, les multinationales sont aujourd’hui les premiers vecteurs des mouvements sociaux », note Marc-Antonin Hennebert, professeur à HEC Montréal, spécialiste du sujet. Car si en Europe le statut de fonctionnaire est envié, en Afrique celui d’employé de multinationale lui est préféré : les salaires y sont payés à temps et sont souvent plus élevés que la moyenne. Les employés veillent jalousement à la protection de leur emploi et comparent leurs salaires avec leurs collègues étrangers. Des spécificités propices à l’action syndicale.
Au sein de ces entreprises, présentes au Nord et au Sud, la collaboration syndicale internationale se renforce et des actions concertées réussissent. En mars 2006, le groupe de cosmétiques Yves Rocher a dû réintégrer les 133 salariées qu’il avait licenciées de son usine burkinabè La Galicienne, à la suite d’une mobilisation syndicale en Europe. Une action qui a depuis fait école : en mars 2009, une campagne internationale a été lancée pour réintégrer un délégué du personnel de Total Burkina, Yacouba Ouédraogo, qui avait été licencié.
La collaboration progresse également entre syndicalistes africains. Dans les télécoms, le Syndicat des travailleurs de la Sonatel (SYTS, Sénégal) a participé à la création de cellules dans les nouvelles entités camerounaise et malgache d’Orange et sénégalaise de Tigo. Cette solidarité se manifeste aussi financièrement, même si l’argent des syndicats reste un tabou. Au sein des multinationales, les syndicalistes africains, qui ont peu de moyens, reçoivent l’appui des « fonds de solidarité » en provenance notamment des riches centrales scandinaves, allemandes et hollandaises, ce qui leur permet de se déplacer et de se former dans les pays du Nord.
Car les syndicats se coordonnent de mieux en mieux au plan international. En 2006, la création de la Confédération syndicale internationale (CSI) a permis l’union des deux principales alliances, la Confédération mondiale du travail (CMT, issue du syndicalisme chrétien) et la Confédération internationale des syndicats libres (CISL, à tendance sociale-démocrate). En Afrique, seuls les syndicats égyptiens et soudanais (ralliés à la Fédération syndicale mondiale, marxiste) n’ont pas adhéré au mouvement unitaire. À l’échelle régionale, la CSI Afrique est dirigée par le Ghanéen Kwasi Adu-Amankwah, qui a l’oreille de l’Union africaine grâce à son « armée » de 15 millions de membres.
À côté de la CSI, il existe dix fédérations professionnelles qui favorisent l’échange syndical au sein de différents secteurs et ont permis la signature de 83 accords-cadres internationaux avec des directions de multinationales. Des sociétés comme Lafarge, ArcelorMittal, Accor, AngloGold et Lukoil ont signé ces conventions collectives applicables à tous les salariés d’un même groupe. « Certes, ils n’ont pas force de loi, mais ils vont dans le bon sens et permettent la création d’un véritable réseau syndical au sein d’une multinationale », explique Mamadou Diallo, responsable de la coopération à la CSI.
Les chinois ne discutent pas
Les entreprises adoptent plusieurs stratégies. Certaines se déclarent ouvertes au dialogue avec les syndicats. Laurent Zylberberg, directeur des affaires sociales de France Télécom, affirme ainsi qu’« il ne peut pas y avoir de croissance mondiale de l’entreprise sans dialogue social global ». Mais les multinationales veulent souvent cantonner la concertation au niveau local : « Les syndicats souhaitent faire des comparaisons internationales. Mais notre position est claire : nous devons apporter à nos équipes des conditions salariales compétitives localement », explique ainsi Jean-Marc Dufour, DRH de Nestlé West Africa, qui précise cependant qu’« il importe d’apporter aux représentants du personnel des éléments de compréhension de la stratégie globale ». D’autres sociétés privilégient le dialogue avec des syndicats d’entreprise, moins contestataires, comme Orange avec le SYTS au Sénégal. À l’instar de Renault, Caterpillar et Volkswagen, le groupe France Télécom-Orange a d’ailleurs signé avec la fédération syndicale des télécoms (UNI) la création d’un « comité groupe monde » avec 33 membres, dont 7 Africains, pour statuer sur les problématiques internationales. Certaines directions d’entreprises refusent au contraire tout contact : « C’est particulièrement vrai dans les mines, où les décisions sont très centralisées et les dirigeants du siège inaccessibles », indique Mamadou Diallo.
Si les entreprises européennes sont globalement plus ouvertes à la négociation, les entreprises américaines y sont culturellement plus rétives. Quant aux entreprises chinoises, elles y sont carrément hostiles : « À la Chinese Petroleum National Corporation, les cadres chinois n’ont cure des protections sociales prévues par la loi tchadienne et ne sont jamais sanctionnés pour cela, car les autorités ferment les yeux », expliquait fin 2009 Jean-Marie, un ancien salarié de la société.
Autre frein à l’essor des syndicats, leur difficulté à pénétrer de nouveaux espaces. Sur le créneau des centres d’appels, qui s’est développé depuis dix ans sur le continent, ils se heurtent à un turn-over élevé qui empêche la mobilisation. D’autres secteurs traditionnellement syndiqués, comme le textile, ont été mécanisés et le syndicalisme y a définitivement perdu sa place. Peu importe, il a trouvé un nouveau cheval de bataille : s’attaquer à l’informel, qui occupe près de 80 % des actifs africains.
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