Ça tourne à Addis-Abeba
En Éthiopie, premier pays d’Afrique à avoir ouvert une salle de projection, la culture du septième art reste vivace. Et une nouvelle génération de réalisateurs vient bousculer les traditions avec des bouts de ficelle.
Devant le Théâtre national d’Addis-Abeba, des écoliers en uniforme font sagement la queue… Cette scène s’est reproduite tous les matins pendant le festival de courts-métrages Images That Matter, le premier du genre organisé en Afrique de l’Est, à la mi-juin. Plus de 10 000 spectateurs en cinq jours, avec des séances de 10 heures à 20 heures. « C’est un record pour une première édition de festival », note la directrice de la manifestation, Maji-da Abdi.
Dans la capitale éthiopienne, la culture du cinéma est très vivace, avec une quinzaine de salles en activité. Une « originalité » dans la sous-région, comme le note Antoine Yvernault, attaché audiovisuel régional à l’ambassade de France au Kenya. Il est courant de voir les queues s’allonger sur les trottoirs, autant pour les blockbusters américains et les films de Bollywood que pour la production nationale, qui remporte un vif succès (certains films éthiopiens peuvent rester deux à trois ans à l’affiche). « Les Éthiopiens se racontent leurs histoires, dans leur langue. Ils aiment se voir à l’écran. Il y a une volonté de se regarder, de s’écouter », analyse Maji-da Abdi, elle-même productrice, documentariste, membre du bureau de la Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci) et épouse du réalisateur mauritanien Abderrahmane Sissako.
À Addis, on est fier de rappeler que l’Éthiopie a été le premier pays africain à introduire le cinéma sur son sol. C’était en 1896. L’empereur Ménélik II venait d’importer le premier projecteur pour regarder un film sur les miracles de Jésus… Un an plus tard, la première salle de cinéma voyait le jour. L’édifice en pierre, toujours debout et en cours de rénovation par des entrepreneurs privés, a gardé son surnom de l’époque, « la maison du diable ». Il ressemble pourtant à une église, la croix en moins. « En Éthiopie, on a projeté des films avant d’en faire », résume Yared Shumete, 28 ans, à la tête d’Alatinos. Créée il y a quatre ans, cette association regroupe quelque 600 membres (dont la moitié de femmes) : cinéastes, comédiens, techniciens qui ont tous la trentaine… ou beaucoup moins. Un pendant moderne à l’Association des réalisateurs éthiopiens, tenante de la tradition et du 35 mm.
« Pendant longtemps, le cinéma éthiopien a été dirigé par des gens qui avaient fait leurs études à Cuba ou en Russie. Il y a eu un vrai combat à mener pour imposer l’utilisation de la vidéo comme support », rappelle Yared Shumete. Lui qui a travaillé sur quatre longs-métrages éthiopiens et a fait partie de l’équipe de postproduction de Teza, de Haïlé Gerima, est le pur représentant de cette nouvelle génération décomplexée, qui utilise la vidéo et dont l’économie se résume souvent au système D. « Pour mes courts-métrages, je ne parle pas de “petit budget” mais de “no budget” ! J’en ai fait certains pour 400 birrs [22 euros, NDLR]. Tous les amis mettent la main à la pâte… » Ce qui ne l’a pas empêché de remporter, en juin, le Democracy Video Challenge (organisé par les États-Unis sur tous les continents) pour la zone Afrique avec son film Democracy Is a Fair Play, repéré parmi 900 réalisations…
Complètement autodidacte
Même réussite pour Zelalem Woldemariam (le bras droit de Maji-da Abdi sur le festival), complètement autodidacte, et qui a remporté, avec Lezare, le prix du meilleur court-métrage au dernier Festival de cinéma africain de Tarifa. Un prix qui trône sur son bureau d’une tour ultramoderne du centre d’Addis. C’est là qu’il a installé Zeleman Productions, une ruche de 22 personnes, qui trouve ses débouchés dans les clips musicaux, les documentaires institutionnels et la publicité. « Je fais des courts ou des longs-métrages une à deux fois par an. C’est ce que j’aime, mais ça ne fait pas vivre une société ! Ici, l’industrie cinématographique explose tout juste. On manque encore de structures. Au Kenya, ils ont créé une Commission du film qui a généré beaucoup de choses. » De son côté, Maji-da Abdi explique : « Il y a encore six ans, le pays était très en retard sur le plan cinématographique. Mais les choses évoluent très vite. Une nouvelle génération est née et il y a un potentiel extraordinaire. Avec Images That Matter, j’ai voulu montrer la production éthiopienne avec l’idée d’imposer ce rendez-vous annuellement pour dynamiser la production de films, comme le Fespaco l’a fait pour l’Afrique de l’Ouest. À terme, j’espère pouvoir ici créer un marché du court-métrage. Il est à présent important d’élever le niveau de la production pour pouvoir l’exporter. Je crois vraiment au développement rapide du cinéma éthiopien. »
Pour le moment, entre 40 et 50 films sont produits chaque année sur le territoire et ne sortent presque pas d’Éthiopie, notamment à cause de la barrière de la langue. Mais aussi en raison de la qualité technique. Outre le problème du manque de matériel (il est difficile d’en importer) et celui de la copie illégale, il y a surtout un besoin criant de formation. Pour remédier à ce manque, Abraham Haïlé Biru (le directeur de la photographie du Tchadien Mahamat-Saleh Haroun, distingué au dernier Festival de Cannes) a coupé sa maison en deux… pour créer la première école de cinéma du pays. La Blue Nile Academy est entourée de verdure, dans un quartier proche de l’ambassade de France. « Nous avons des ressources limitées, mais on use de tous les moyens créatifs », s’enthousiasme Tsigereda Tatesse, l’épouse d’Abraham Haïlé Biru, qui fait visiter les lieux. Créée en septembre dernier, l’école accueille 23 étudiants (sélectionnés sur 500 candidats !). Ces derniers ont bénéficié pendant trois mois d’un enseignement général avant de se spécialiser en réalisation et écriture de scénarios, caméra et lumière, ou montage. « On a vraiment besoin de formateurs, car plus les étudiants apprennent, plus ils veulent apprendre ! En un an, on ne peut pas en faire de parfaits réalisateurs, mais au moins on leur donne le goût du cinéma. »
Éviter les sujets politiques
De ce côté-là, il semble ne pas y avoir de problème, vu l’affluence enregistrée aux workshops organisés pendant le festival : plus de 100 personnes se sont inscrites à chaque séance… pour 30 places. « On ne sait pas comment faire mais on le fait ! » résume en souriant Aster Bedane, actrice depuis ses 18 ans, réalisatrice (son film Phenomena a été sélectionné au Festival international du film de Durban en 2010) et productrice (à la tête de Fontanina Film Production et membre de l’Association des producteurs éthiopiens, créée il y a un an). Cette jeune femme au caractère bien trempé milite pour la place des femmes dans le milieu cinématographique et fait jouer ses enfants dans ses courts-métrages. Notamment dans le malicieux Mother or… ? qui raconte l’histoire d’une mère et de ses gamins qui roulent les hommes dans la farine… Face à un public réputé « moralisateur et conservateur », selon Yared Shumete, force est de constater que les jeunes vidéastes osent de plus en plus porter leur vie quotidienne, voire intime, et leurs désordres amoureux à l’écran. « Ici, on a un côté un peu japonais : les gens sont polis, tout en retenue… mais, dans le cinéma, c’est la passion qui l’emporte ! Ils parlent d’amour, de sacrifices, ils se lâchent », note Maji-da Abdi. Tout en respectant quand même certaines règles (ni nudité, ni sexualité, ni mauvais langage) et en évitant certains sujets (religion et origines ethniques). « On peut parler de politique, mais personne ne prend vraiment le risque… explique Yared Shumete. Je pense que si l’un d’entre nous le fait, d’autres suivront ! J’ai bien parlé de démocratie dans mon dernier court-métrage… En fait, je n’ai peur de rien. Car j’aime mon pays. »
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