Henri Konan Bédié : « Je reconnaîtrai les résultats de l’élection présidentielle si… »
Ce sera président, ou rien. À quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle, prévu le 31 octobre, le leader du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) s’est confié à Jeune Afrique. Deuxième volet de notre série d’entretiens avec les principaux acteurs d’une élection historique.
Pour le Sphinx, c’est l’heure de vérité. S’il gagne, il reprendra l’ouvrage que des putschistes lui ont arraché des mains en décembre 1999. Ce sera une belle revanche, même s’il n’aime pas ce mot. S’il perd, il se retirera sur son Aventin, loin des affaires publiques. Président, ou rien. À la différence de son allié, Alassane Dramane Ouattara (ADO), il n’envisage pas, en cas de défaite, d’être le Premier ministre d’un autre. Quand on a déjà été au sommet de l’État pendant six ans – de 1993 à 1999 –, il est vrai qu’il est difficile d’exercer ensuite une autre fonction. Et puis, les deux hommes n’ont pas le même âge. À 68 ans, ADO peut voir venir. À 76 ans, Henri Konan Bédié (HKB) assume son âge. Bon pied bon œil, mais… « Si je suis élu, ce sera mon dernier mandat », dit-il.
Sous ses dehors placides, c’est un HKB déterminé qui nous a accordé cette heure d’entretien, le 5 octobre, avant de partir à l’intérieur du pays pour une nouvelle tournée. Comme d’habitude, les réponses sont ciselées. Pas un mot de trop. Il essaie d’éviter la polémique avec Laurent Gbagbo, mais c’est plus fort que lui… De temps en temps, comme un gros chat faussement assoupi, il ouvre un œil et envoie un coup de patte. Bédié, l’homme qui a tout fait et tout connu (ambassadeur, ministre des Finances, conseiller à la Banque mondiale, président de l’Assemblée, chef d’État…), a quelquefois les accents de sincérité d’un vieux sage qui n’a plus envie de pratiquer la langue de bois. Les reports de voix entre Ouattara et lui ? Non, ils ne se feront pas à 100 %. Il y aura de l’abstention au second tour. Une jeunesse pro-Gbagbo ? Oui, ça existe. Mais l’homme affiche la tranquille assurance de celui qui a un bon bilan et qui est sûr de gagner. Son scénario, il s’en cache à peine, un premier tour où Ouattara et lui se qualifient, et un second tour où il l’emporte. Pour HKB, c’est la dernière fois, mais il y croit.
Jeune Afrique : Croyez-vous à la date annoncée pour l’élection, celle du 31 octobre ?
Henri Konan Bédié : Oui, j’y crois. Toute la classe politique espère que cette date sera tenue. L’élection a déjà été reportée six fois. Il faut espérer que cette fois-ci est la bonne.
Vous soulevez le problème de la sécurisation des lieux de vote. Pourquoi ?
Parce que 8 000 soldats sont mobilisés pour sécuriser le vote, alors qu’il y a plus de 10 000 lieux de vote, avec trois ou quatre bureaux dans chacun de ces lieux… Il n’y a même pas un Casque bleu par bureau de vote. En conséquence, je demande un renforcement de l’Onuci [Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire, NDLR] sur une base temporaire. Et s’il n’y a pas assez de troupes, je souhaite le déploiement de nombreux observateurs, pour qu’il y ait au moins un observateur impartial par bureau de vote.
La liste électorale vous paraît-elle bonne ?
Oui. Cette liste est consensuelle. Elle a été approuvée par les principaux protagonistes de la crise et par la classe politique. On peut faire les élections sur la base de cette liste.
Est-ce un bon point pour le Premier ministre, Guillaume Soro ?
Je crois que c’est un travail d’équipe. Le Premier ministre et les deux présidents successifs de la Commission électorale indépendante en sont les premiers bénéficiaires psychologiques.
Reconnaîtrez-vous les résultats du premier tour ?
Je les reconnaîtrai si l’élection est transparente et s’il n’y a pas, le jour du scrutin, des tricheries ou des empêchements de vote. Nous serons très vigilants sur l’établissement des procès-verbaux et sur la transmission des données de ces PV. Normalement, elle est sécurisée, mais on ne sait jamais…
Si vous êtes élu, quelles seront vos trois premières mesures ?
Après dix années d’attente sans élection, et vu la dégradation très avancée du pays, je dirai que tout est à refaire. Tout est urgent. Mais je m’attacherai d’abord à assurer la sécurité des Ivoiriens, à les réconcilier et à créer les conditions favorables à la reprise de la croissance et au retour des investisseurs.
Comment garantir la sécurité ?
Il faudra réformer l’armée et disperser toutes ces milices que le camp présidentiel encourage. Elles sèment des troubles dans les quartiers. Il faut combattre aussi le banditisme et le racket sur les routes.
Il y a onze ans, c’est l’armée qui vous a renversé. Quelle confiance lui accordez-vous aujourd’hui ?
Les accords de Ouagadougou [signés le 4 mars 2007, NDLR] ont prévu la mise en place d’une armée républicaine qui ne soit pas pléthorique, mais dimensionnée aux moyens de l’État, telle que nous l’avons toujours eue du temps du président Houphouët-Boigny et de mon temps.
Il faut dégraisser ?
Absolument.
En 1999, le putsch a démarré par une mutinerie de soldats qui voulaient de meilleures soldes. Si vous êtes élu, serez-vous plus attentif au niveau de vie des hommes de troupe ?
J’ai toujours tenu compte des conditions de vie de nos troupes. Mais ceux qui ont fait la mutinerie, qui a été à la base du coup d’État, ont été manipulés par des hommes politiques, de l’intérieur comme de l’extérieur.
Votre deuxième priorité est la réconciliation. Comment y arriverez-vous ?
Après les élections, il faudra pardonner les offenses. Une loi d’amnistie existe déjà. Tous pourront en bénéficier, sauf, naturellement, ceux qui ont commis certains crimes de sang.
Pensez-vous en particulier au charnier de Yopougon, d’octobre 2000, ou aux tueries d’Abidjan de mars 2004 ?
Je pense à tout ce qui est crime de sang, et notamment aux tueries et au fait de tirer à balles réelles sur des manifestants aux mains nues… Tout cela doit être confié à la justice pour que la lumière soit faite.
Troisième priorité, dites-vous, la croissance. Par quels moyens ?
Nous devons réduire la pression fiscale et réhabiliter toutes les infrastructures afin de faciliter l’implantation des unités industrielles sur tout le territoire. Les investisseurs doivent disposer de l’eau et de l’électricité. Par le passé, nous avons investi dans la construction de centrales électriques. Le travail n’a pas été poursuivi. Il faut le reprendre.
Au côté du leader du Rassemblement des républicains, à Daoukro, en juillet 2008.
© AFP
Alassane Ouattara a chiffré son programme de reconstruction à 12 000 milliards de F CFA (18 milliards d’euros). Combien coûtera le vôtre ?
Le montant sera énorme, mais le chiffre importe peu. Je m’attacherai plutôt à créer les conditions du retour à la normale. L’argent se trouve toujours, si les conditions de son emploi et de sa bonne gestion sont réunies.
Vous promettez de faire de la Côte d’Ivoire un pays industriel en une génération. N’est-ce pas un peu démagogique ?
Mais, en 1999, avec les projets de l’« éléphant d’Afrique », nous étions en chemin pour être ce nouveau pays industriel. N’oubliez pas que la Côte d’Ivoire est déjà le pays le plus industrialisé d’Afrique de l’Ouest. Donc, mon projet est à la fois ambitieux et réaliste.
Comment allez-vous financer la reconstruction si, en même temps, vous baissez les impôts ?
Parfois, il faut réduire la pression fiscale pour avoir plus de produits fiscaux. Et dans ce domaine du développement, l’État a toujours fait appel aux institutions internationales de financement. Il continuera de la faire. Il fera appel aussi au secteur privé. Enfin, il améliorera ses finances publiques. La bonne gouvernance, c’est toujours ce qui a caractérisé notre gestion.
L’État est-il mal géré actuellement ?
Je souhaite m’écarter de toute polémique. Mais les cas de mauvaise gestion abondent depuis l’arrivée au pouvoir des « refondateurs ». Voyez la filière café-cacao. C’est par centaines de milliards que les fonds ont été dilapidés. Voyez les fonds de souveraineté. Cela constitue un scandale. De mon temps, ces fonds ne dépassaient pas 15 milliards. Or, aujourd’hui, ils sont à plus de 100 milliards ! Je ne sais pas ce que l’on fait avec tant d’argent. Et je ne sais pas pourquoi le Fonds monétaire international [FMI] et la Banque mondiale ne disent rien.
Depuis deux ans, vingt-quatre barons de la filière café-cacao sont en prison. Leur procès est prévu le mois prochain. Cela ne vous rassure pas ?
Ces barons, ce sont les amis de M. Gbagbo. C’est parce qu’ils se sont brouillés entre eux que certains se retrouvent aujourd’hui en prison. Mais je crois que c’est quand même une bonne chose de tenter d’assainir cette filière-là. Attendons le procès pour savoir ce qu’il en sortira.
Une mission du FMI a accordé le mois dernier un satisfecit au gouvernement ivoirien. Elle a déclaré que l’objectif d’une croissance de 3 % en 2010 était réalisable…
Il faut s’en réjouir, mais ce taux annuel de 3 % est bien inférieur à ce que nous réalisions : un taux de 7 %. Actuellement, le taux de croissance démographique est de 3,8 %. Pour avancer, il faut que le taux de croissance économique représente le double de ce chiffre. Voilà ce que mon gouvernement s’attachera à réaliser. Mon objectif, c’est la croissance à deux chiffres.
Quand vous dites qu’un toilettage de la Constitution est nécessaire, à quelles réformes pensez-vous ?
Vous savez que cette Constitution est source de conflits. Pour les candidats aux élections, elle pose par exemple des problèmes de nationalité ou d’âge. Il y aura certaines limites d’âge à supprimer.
Vous avez 76 ans. Et certains disent que l’« âge du capitaine » pose problème…
Si ceux qui disent cela sont candidats comme moi, ils feraient mieux de s’occuper de leur campagne plutôt que de s’amuser à ce genre de balivernes.
Vous avez bon pied bon œil ?
Absolument.
Si vous êtes élu, serez-vous l’homme d’un seul mandat ?
Je pense bien. Et je l’ai déjà dit à plusieurs reprises. Si je suis élu, ce sera mon dernier mandat.
Y a-t-il un pacte entre Charles Konan Banny et vous ? Il vous soutient cette année, et vous le soutiendrez en 2015 ?
Non, il n’y a pas de pacte. Mon jeune frère Banny s’est mis simplement au service de ma campagne.
Que répondez-vous à ceux qui disent que vous êtes un homme du passé ?
Je ne sais pas ce qu’est un homme du passé. En Afrique, l’âge est un signe de sagesse et d’expérience. On a vu dans quels troubles des jeunes sans repères ont pu conduire leur pays. Je pense que je suis l’un des meilleurs candidats parce que non seulement j’ai l’expérience de l’âge, mais j’ai aussi occupé tous les postes, de chef de service jusqu’à président de la République. Cela fait une dose d’expérience, que je voudrais mettre au service de mon pays.
Si vous êtes élu, qui sera votre Premier ministre ?
Je crois qu’il y a beaucoup d’hommes capables d’occuper ce poste. Par conséquent, on verra le moment venu. Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
Pourriez-vous nommer Alassane Dramane Ouattara à ce poste ?
Écoutez, le RHDP [Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix, NDLR] est une alliance forte et fiable, où l’on trouve beaucoup d’hommes de compétence qui pourraient occuper le poste. Je sais que mon jeune frère Alassane a déjà répondu à une pareille question. Je pense que ce n’est pas tout à fait décousu. Je crois que c’est tout à fait possible. Mais, comme je l’ai dit, il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
Et la réciproque est-elle vraie ? Si Alassane Dramane Ouattara est élu, pourriez-vous être son Premier ministre ?
C’est exclu. J’ai occupé tous les postes. Ambassadeur, maire, député, président de l’Assemblée… C’est exclu. Je vous ai dit que ce sera mon dernier mandat.
Voulez-vous dire que, si vous n’êtes pas élu, vous vous retirerez des affaires publiques ?
Oui. Je trouverai une autre forme d’existence. Mais pas dans l’arène publique.
Devant son domicile abidjanais, en mai, avec Laurent Gbagbo.
© AFP
Que deviendra Laurent Gbagbo si vous êtes élu ?
Je vous dis que je ne suis pas en train de chasser des têtes, encore moins de procéder à une chasse à l’homme. Par conséquent, je ne veux pas personnaliser le débat.
Si vous êtes élu, serez-vous prêt à ouvrir votre gouvernement à des cadres du Front populaire ivoirien (FPI) ?
On verra bien le contexte. Mais il y en a qui ont intérêt aussi à reprendre le chemin de l’opposition. On ne peut pas toujours être au gouvernement.
Pendant cette campagne, comment allez-vous faire pour tenir tête à un candidat sortant qui a beaucoup plus de moyens que vous ?
Nous, nous avons beaucoup d’hommes, une implantation sur l’ensemble du pays et un bilan auquel ne peut pas être comparé le passage de M. Gbagbo à la tête de l’État. En Côte d’Ivoire, tout le monde regrette la période du président Houphouët-Boigny et de M. Bédié. Donc, nous ferons une campagne bilan contre bilan. Les déchets toxiques, nous, nous n’avons pas introduit cela en Côte d’Ivoire. Les deux repas par jour, de notre temps, les Ivoiriens se les offraient. Aujourd’hui, cela est impossible pour la grande majorité d’entre eux. La ruine de la filière café-cacao, c’est uniquement du temps de M. Gbagbo.
Ne craignez-vous pas une victoire de Laurent Gbagbo dès le premier tour ?
Nous croyons que le PDCI [Parti démocratique de Côte d’Ivoire, NDLR] ne peut pas être devancé par le FPI. Tous les sondages organisés par le FPI ne sont que des leurres. J’ajoute que M. Gbagbo aura du mal à se mettre dans le peloton de tête. Je pronostique plutôt un second tour entre le PDCI et le RDR [Rassemblement des républicains, NDLR].
Le RHDP ne risque-t-il pas alors d’exploser ?
Pourquoi voulez-vous qu’il explose ? Le RHDP sera sûr de gagner !
Vous faites beaucoup confiance au vote sociologique, et au fait que les Akans représentent 35 % des voix. Mais êtes-vous sûr que ceux-ci voteront pour vous ?
Je crois que, pendant longtemps encore, le vote sociologique sera une réalité. D’ailleurs, c’est au niveau du PDCI que nous avons dépassé ce stade. Car les fondateurs de ce parti ont réussi à fondre les différentes ethnies du pays en un moule. C’est ce qui explique la force de notre parti.
La jeunesse n’est-elle pas pro-Gbagbo ?
Peut-être pour une certaine jeunesse, qui conçoit la politique comme un effet de mode. Il fallait suivre Gbagbo. Mais cette jeunesse a commencé à déchanter. Seule une analyse fine des résultats de l’élection pourra nous dire si elle est vraiment pro-Gbagbo. Il faut ajouter que beaucoup de jeunes sans emploi ont été instrumentalisés par la Fesci [Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire, NDLR], avec des méthodes de violence sur le campus. Et puis, le PDCI a sa jeunesse. Elle est nombreuse. Les autres partis du RHDP aussi.
Si Alassane Dramane Ouattara ou vous-même vous retrouvez face à Laurent Gbagbo au second tour, ne craignez-vous pas de mauvais reports de voix au sein du RHDP ?
Les reports ne peuvent pas être suivis à 100 %, mais ils seront suivis majoritairement, à un niveau d’au moins 50 %.
Donc, vous anticipez une déperdition des voix entre les deux tours…
Oui, peut-être, parce qu’il y aura probablement des électeurs qui s’abstiendront. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils voteront pour Gbagbo.
On dit souvent que le report des voix au sein du RHDP fonctionne mieux en votre faveur qu’en faveur d’Alassane Ouattara…
Il n’y a aucune raison de dire cela.
Ne craignez-vous pas, dans votre électorat, un réflexe antinordiste qui profite à Laurent Gbagbo ?
Non, je ne crois pas. Pas après cinq années d’alliance.
Quand Laurent Gbagbo dit qu’il est le candidat de la Côte d’Ivoire face aux candidats de l’étranger, comment réagissez-vous ?
Je crois qu’il faudrait demander à M. Gbagbo d’où sortent les autres candidats s’ils ne sont pas des candidats de la Côte d’Ivoire. Pourquoi ils ne répondent pas aux critères de nationalité ivoirienne… Pourquoi ils ne seraient pas, eux aussi, au service de la Côte d’Ivoire… Je crois que ce sont des mots de campagne à prendre comme tels.
Le sous-entendu de Laurent Gbagbo, c’est : « Vous êtes le candidat de la France »…
Mais la France a déjà dit et répété qu’elle n’a ni candidat ni favori ! Alors…
Qu’attendez-vous de la France après cette élection ?
Je suis favorable à la reprise de la coopération économique et culturelle. C’est le PDCI qui a installé cette coopération après l’indépendance. Par conséquent, le PDCI est le mieux placé pour attirer les investisseurs français en Côte d’Ivoire.
Vous qui avez déjà gouverné le pays pendant six ans, quelle est la décision dont vous êtes le plus fier, et quelle est peut-être l’erreur de jugement que vous ne répéterez pas ?
Ce que nous avons fait de mieux, c’est gérer ce pays dans un cadre de paix et de développement. C’était une politique de démocratie apaisée et de développement.
Et l’erreur ?
Je n’en vois pas.
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