Les nouveaux combattants
Alors que leurs aînés luttaient pour la démocratie et les libertés politiques, les nouveaux militants marocains réclament le droit pour chacun de disposer de son corps et de sa conscience. Et prennent tous les risques pour faire progresser leurs causes.
«Je suis homosexuel, je ne fais pas le ramadan et je bois de l’alcool. Au regard de la loi, je suis un délinquant, comme des milliers d’autres Marocains. Mais je n’ai jamais été inquiété, parce que je reste discret. Tant qu’on ne fait pas de scandale, la police s’en moque. » Ismaël, 32 ans, est cadre supérieur dans une multinationale, à Casablanca. « Ici, c’est “bled schizo”, vous savez… » conclut-il en riant. Bled schizo (« pays schizophrène »), chanson phare de Hoba Hoba Spirit et hymne de toute une génération, décrit ce Maroc à la fois moderne, ouvert sur le monde et soucieux des droits de l’homme, mais qui punit de six mois à trois ans de prison toute personne convaincue d’homosexualité (article 489 du code pénal). Un Maroc où huit cents femmes se font avorter chaque jour, alors que l’interruption volontaire de grossesse est passible de six mois à deux ans d’incarcération.
Traditionnellement, la société marocaine gère ces contradictions en établissant une frontière étanche entre vie publique et vie privée. Mais, depuis peu, ce « contrat social » semble se fissurer, surtout du fait de la jeune génération, nourrie au biberon de l’individualisme. Alors que leurs aînés luttaient pour la démocratie et les libertés politiques, eux réclament le droit pour chacun de disposer de son corps et de sa conscience. Coups médiatiques, interviews fracassantes, ces nouveaux militants se mettent en scène pour défendre la légalisation de l’avortement, la dépénalisation de l’homosexualité ou la liberté religieuse. Briseurs de tabous pour les progressistes, vulgaires provocateurs pour la frange la plus conservatrice de la société, ces nouveaux hérauts des libertés individuelles ne laissent pas indifférents.
Issus en général de la classe moyenne, ces militants sont pour la plupart de jeunes diplômés, polyglottes, ouverts sur le monde et aguerris aux nouvelles méthodes de communication, en particulier les réseaux sociaux comme Facebook, qui leur servent de relais pour gagner des soutiens et promouvoir leurs actions. En 2009, c’est sur la Toile que le Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (Mali) annonce son intention d’organiser un pique-nique en plein ramadan (les « dé-jeûneurs ») pour demander l’abrogation de l’article 222, qui punit d’un à six mois de prison tout musulman qui mange publiquement durant le jeûne. En quelques semaines, le Mali reçoit le soutien de deux mille personnes sur Facebook. C’est également grâce à internet que l’association homosexuelle Kifkif, basée en Espagne, a pu se faire connaître et distribuer son magazine, Mithly.
Soutenus par des intellectuels et une partie de la presse indépendante – l’ancien hebdomadaire Le Journal et le groupe TelQuel –, ils savent utiliser les relais médiatiques, à la fois pour faire du buzz et pour se protéger. Beaucoup d’entre eux sont d’ailleurs journalistes, comme Zineb El Rhazoui, cofondatrice du Mali, et la majorité des membres de Kifkif.
Opérations coups-de-poing
Adeptes des opérations coups-de-poing, ils cherchent avant tout à marquer les esprits. En mai 2009, le docteur Chafik Chraïbi organise le premier congrès national sur l’avortement clandestin, brisant le tabou qui pèse sur cette pratique. « L’important est de sensibiliser le public et d’ouvrir enfin un débat », estime le médecin. En juin 2007, l’écrivain marocain Abdellah Taïa affiche son homosexualité à la une de l’hebdomadaire TelQuel. Le récent lauréat du prix de Flore devient une figure du nouveau Maroc : loin d’être marginalisé, il est invité sur les plateaux de télévision et dans les radios. En 2009, Samir Bergachi, le jeune président de Kifkif, fait sa première tournée au Maroc. « Au début, j’avais un peu peur des réactions. Mais finalement, j’ai été sollicité par plusieurs journaux pour donner des interviews et j’ai pu ouvrir le débat de l’homosexualité sans être inquiété. Le Maroc n’est pas le Yémen. Ce n’est pas une société foncièrement homophobe, et le pouvoir n’exerce pas de répression systématique contre les homosexuels. »
Pour défendre leur cause, ces militants se mettent délibérément hors la loi, s’attirant quelques tracasseries policières ou administratives, mais ils ne sont pas pour autant jetés en prison. « Le pouvoir est dans une position très inconfortable, explique le politologue Mohamed Darif. D’un côté, il est conscient des réalités quotidiennes, qui sont souvent très éloignées de la pratique stricte de l’islam. De l’autre, il doit rassurer les islamistes pour garantir la paix civile et maintient donc un arsenal juridique très dur. De fait, le Maroc devient un système semi-laïc. Mais dans la mesure où elle légitime la monarchie, la religion reste absolument centrale. » Dans ces conditions, impossible d’imaginer que le législateur devance la société et abolisse ces lois. « Ce serait purement et simplement un suicide politique », conclut Darif.
Pour le sociologue Abdessamad Dialmy, auteur de Jeunesse, sida et islam au Maroc, « les lois sont en retard par rapport à l’évolution sociale et aux pratiques quotidiennes des Marocains. Le divorce flagrant entre la norme et la pratique crée une sensation d’arbitraire, qu’une partie de la société n’accepte plus. C’est pour cela que naissent ces mouvements ». Car si la police ferme les yeux en général, des crispations viennent régulièrement rappeler à l’ordre les « déviants ». Aujourd’hui, plus d’une douzaine de médecins sont derrière les barreaux pour avortement. Et en dix ans, une cinquantaine d’homosexuels ont été incarcérés.
Réalistes, les nouveaux combattants comprennent la position de l’État. Chafik Chraïbi sait que « la société n’est pas prête pour une libéralisation totale de l’avortement. C’est pourquoi il ne faut pas utiliser des termes qui pourraient choquer ». Il parle en médecin plutôt qu’en idéologue et rappelle qu’au Maroc 13 % des cas de mortalité maternelle sont liés à l’avortement et que 35 % des femmes âgées de 15 à 49 ans y ont eu recours au moins une fois. Non sans un certain pragmatisme, Bergachi évite lui aussi le terrain moral. Il dit comprendre que le pouvoir ne veuille pas choquer les esprits et demande simplement à sortir de la clandestinité. « Nous ne voulons pas entrer dans une confrontation avec l’État, explique-t-il. L’ennemi réel de l’homosexualité n’est pas la loi mais les mentalités pétrifiées. Mon travail, c’est de venir en aide aux homosexuels et de changer l’image dont ils sont victimes. » C’est pourquoi il a lancé un site web et un numéro de téléphone actif 24 heures sur 24.
Seuls contre tous
Dans une société habituée au consensus et au respect des traditions, ces coming out font désordre. « Lorsque le Mali a voulu organiser son pique-nique, ses membres ont été arrêtés par la police. Mais c’était surtout pour les protéger, car ils risquaient réellement de se faire lyncher par la population », fait remarquer une journaliste proche du groupe. Pour Mustapha Khalfi, du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste), la provocation est une mauvaise méthode : « Les gens ont le droit de critiquer les lois et d’essayer de changer la société. Mais pour cela, nul besoin de choquer. » Un constat que partage Fatiha Layadi, députée du Parti Authenticité et Modernité (PAM). « En heurtant l’opinion publique, ils risquent de nourrir le populisme des islamistes et de fournir des arguments aux tenants les plus conservateurs de la société. »
Encensés par la presse internationale pour leur courage, les défenseurs des libertés individuelles reçoivent peu de soutien public dans leur pays. Bêtes noires de la presse islamiste, ils sont accusés de mettre en danger l’ordre moral et de ne représenter que les élites bourgeoises. « Cette critique ne tient pas, estime Khadija Ryadi, présidente de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH). Dans les milieux aisés, les gens ont les moyens de vivre en marge de la société et ne subissent pas la même pression que dans les milieux populaires. Il est beaucoup plus difficile d’assumer une grossesse non désirée ou son homosexualité dans un faubourg de Casablanca que dans les beaux quartiers d’Anfa. »
Khadija Ryadi, présidente de l’Association marocaine des droits de l’homme.
©Hassan Ouazzani pour J.A.
Si ces militants ont émergé sur la scène publique, c’est parce qu’ils sont les seuls à défendre de telles causes, jugées marginales et non prioritaires par les partis politiques, très timides sur les questions de libertés individuelles et de vie privée. « Les partis suivent la culture dominante et cherchent avant tout à s’assurer des voix pour les élections », confirme Khadija Ryadi. Écœuré, le docteur Chraïbi ne croit plus au courage politique des décideurs. Il y a un an, il espérait publiquement que Yasmina Baddou, la ministre de la Santé, soit la Simone Veil du Maroc. Un vœu qu’il sait irréalisable aujourd’hui. « Des soutiens ? J’en ai des dizaines, mais cela se limite à de belles paroles, déplore-t-il. Pas plus tard qu’hier, un haut responsable m’a assuré de sa solidarité tout en me disant qu’il ne pouvait rien faire pour moi. Cette hypocrisie est devenue insupportable. »
Le débat est engagé
Les militants s’inscrivent en faux contre ceux qui pensent que la religion est le principal obstacle à leurs causes. « Quand on ne les sollicite pas, les religieux montent rarement au créneau. Après la réforme de la Moudawana [code de la famille, NDLR], ou l’autorisation de la pilule du lendemain, ils n’ont pas protesté », rappelle Chraïbi. « Aujourd’hui, ajoute Ibtissam Lachgar, cofondatrice du Mali, le principal obstacle, c’est l’ignorance et l’analphabétisme. La société marocaine manque de sens critique et se soumet passivement aux normes. » Si une réforme religieuse n’est pas à l’ordre du jour, les nouvelles formations que suivent les oulémas pourraient favoriser une plus grande ouverture sur les réalités sociales. Au cours de leur apprentissage, les religieux sont en effet mis en contact avec des malades du sida, des prostituées et des filles-mères.
Pour l’heure, seule l’AMDH et certaines associations soutiennent publiquement les défenseurs des libertés individuelles. « Peu importe que la société soit pour ou contre, notre référentiel, ce sont les droits de l’homme et les conventions internationales, dont le Maroc est signataire », plaide Khadija Ryadi. Si elle se réjouit que le débat soit enfin engagé, elle sait que de profonds blocages paralysent encore la société marocaine. Et que l’on chantera encore longtemps le refrain « Bled schizo »…
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