La « ligue arabe » du net
Si Ben Ali et Moubarak ont dû jeter l’éponge d’abord sous la pression de la rue, les réseaux sociaux en ligne ont joué un rôle clé dans la mobilisation des peuples et l’exportation de la révolution. Voyage au cœur d’une cyber-résistance aussi insaisissable qu’unitaire.
«Aujourd’hui, à 11h, place Mohammed Ali, à Tunis. Ensemble pour Sidi Bouzid. » « J’ai besoin d’un binôme. Qui d’autre y va ? » « À partir de maintenant et jusqu’à la fin de la manif, je serai joignable au +216 555… » « Alerte ! Aziz tabassé puis disparu depuis 14h ! » « Anonymous a décidé de pirater les sites du gouvernement. Ils ont besoin de vous pour identifier des cibles. Rejoignez-les. »
L’Histoire retiendra sans doute que c’est avec ce genre de courts messages, postés sur la plateforme de microblogging Twitter, que s’est écrite la fin du règne de Zine el-Abidine Ben Ali. Les expressions « révolution internet » ou « révolution Facebook », qui ont fait florès depuis sa fuite, sont certes exagérées – c’est d’abord sous la pression de la rue que Ben Ali et Hosni Moubarak ont jeté l’éponge –, mais il est indéniable que les réseaux sociaux en ligne ont joué un rôle crucial en amont. Dans la diffusion de l’information notamment. C’est sur ces réseaux que s’est répandue, depuis Sidi Bouzid, la nouvelle de l’immolation, le 17 décembre 2010, de Mohamed Bouazizi. Les grands médias ne commenceront à s’y intéresser qu’après les premiers soulèvements dans la région, quand les internautes les plus branchés, eux, veulent déjà venger le « martyr ». Le régime aura beau accentuer la censure, les images amateurs – très crues – des victimes de la répression se répandent à toute vitesse. Elles resteront même longtemps le seul matériau visuel à la disposition des chaînes de télévision étrangères.
C’est à l’appel de blogueurs influents, comme Slim Amamou (devenu depuis secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports), que les premiers rassemblements ont lieu à Tunis. Grâce à leurs contacts tunisiens sur la Toile, quelques manifestants égyptiens se réuniront même (déjà !) au Caire, à la fin de décembre, en solidarité avec les habitants de Sidi Bouzid. C’est aussi sur Twitter que les 2 500 « abonnés » de Slim Amamou à l’époque ont pu suivre son arrestation, presque en direct. Au matin du 6 janvier, il se sent traqué. « Flics autour de la maison hier et chez un ami ce matin, coup de fil au bureau », écrit-il. Un peu plus tard : « J’élève mon niveau de menace à orange. Les flics me cherchent apparemment. » Et puis plus rien. Ou presque. Vers 18 heures, il active le service Google Latitude sur son téléphone mobile pour permettre à ses amis de le localiser. Sa position parle d’elle-même : il se trouve au ministère de l’Intérieur. Les blogueurs du site internet dissident Nawaat, avec qui il est en contact, lancent l’alerte : lui et Aziz Amami (un autre blogueur qui ne donne plus de nouvelles) ont été arrêtés. L’information rencontre un écho considérable sur la Toile, avant d’être rapidement relayée par les médias traditionnels. Malgré la détention des deux hommes, la mobilisation ne faiblit pas, ce qui prouve que le mouvement est massif et populaire. Décentralisé à l’extrême, le réseau ne fonctionne pas comme une organisation structurée : il n’a pas de centre névralgique et chaque membre peut, à son échelle, l’influencer.
L’info avant tout
Les internautes basés à l’étranger jouent également un rôle important en relayant l’information, quelles que soient les circonstances. C’est ce que fera, par exemple, le blogueur marocain Hisham Almiraat (dont le nom de famille est un pseudonyme) quelques semaines plus tard, quand la contestation gagne Le Caire. « Les autorités égyptiennes avaient coupé internet. Même les SMS étaient très perturbés, se souvient-il. Nous étions morts d’inquiétude car les manifestants de la place Al-Tahrir étaient attaqués. » Les images sont retransmises sur Al-Jazira, mais Hisham veut plus d’informations. À Rouen, où il réside, il décroche son téléphone et appelle Ramy Raoof, un militant des droits de l’homme et ami rencontré sur la Toile. « Il m’a raconté ce qui se passait sur la place, et après notre conversation j’ai transmis toutes ses informations sur Twitter. »
Depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, des liens de confiance unissent les « cybermilitants ». Persuadés que la liberté d’expression rendue possible par internet rendrait le changement inéluctable, ils ont apprivoisé la Toile, appris à contourner la censure et diffusé les informations « subversives ». C’est ainsi qu’un collectif de blogueurs tunisiens dissidents décide, en 2004, de créer Nawaat. Comme son nom l’indique (« noyau » en arabe), le site se donne pour but de centraliser l’ensemble des informations critiques sur le système Ben Ali. « Notre ligne, c’est de réclamer les libertés fondamentales supposées garanties par la Constitution tunisienne », rappelle Astrubal, nom de plume de l’un de ses fondateurs, professeur de droit « dans le sud de la France » le jour et blogueur dissident la nuit. Comme Sami Ben Gharbia, autre fondateur de Nawaat et « vétéran » du cybermilitantisme longtemps exilé aux Pays-Bas, il a aujourd’hui la quarantaine. Ensemble, ils ont mené l’opération « TuniLeaks », un des plus beaux coups de leur site, en novembre 2010. À cette époque, WikiLeaks prépare son grand déballage des câbles diplomatiques américains. En théorie, seuls une poignée de journalistes ont alors accès aux documents. Grâce à leurs contacts – et à leur réputation sur la Toile –, Sami Ben Gharbia et ses amis parviennent à mettre la main sur les télégrammes en provenance de Tunis. « Une source anonyme nous les a envoyés vers la mi-novembre, confiait-il à l’époque. Elle nous a demandé de ne pas commencer à les publier avant le 28 novembre », date choisie par les grands journaux pour commencer le déballage.
Népotisme, corruption, prédation du clan Ben Ali-Trabelsi, qualifié pour l’occasion de « quasi-mafia »… Une semaine avant que le quotidien français Le Monde (pourtant partenaire de WikiLeaks) ne publie le lucide réquisitoire américain sur le régime tunisien, il est déjà disponible sur Nawaat. Ce scoop est évidemment relayé par d’autres cybermilitants, d’autant que Sami Ben Gharbia les connaît bien. Salarié du réseau de blogueurs Global Voices, il avait co-organisé une rencontre entre quelques-uns des leaders d’opinion de la Toile arabe, à Beyrouth, en décembre 2009. « Il y avait entre autres Slim Amamou, le Mauritanien Weddady, le blogueur bahreïni Ali Abdulemam [arrêté au début de septembre 2010, NDLR], qui vient d’être libéré », se souvient Hisham Almiraat, lui aussi invité à Beyrouth grâce à la Fondation Heinrich Böll, affiliée aux Verts allemands, qui sponsorise l’événement. « Il y a eu d’autres ateliers réunissant des blogueurs de différents pays, mais là, c’était la première fois que presque tous les pays arabes étaient représentés », précise Hisham Almiraat.
Au Caire, l’Égyptien Ahmed Maher « commence aussi à correspondre avec des militants tunisiens sur internet », se souvient-il. Dès mars 2008, ce militant de 27 ans fait ses premières armes sur la Toile. La région de Mahallah connaît alors une série de grèves contre l’inflation et les privatisations. Pour soutenir les travailleurs, il crée, avec d’autres internautes, un groupe (arabophone) sur Facebook et appelle à une manifestation nationale le 6 avril. « En cinq jours, notre groupe a gagné 70 000 membres », rappelle-t-il. Un chiffre très important, le site de socialisation américain n’en étant qu’à ses débuts sur le continent. Pas de quoi amorcer un mouvement à l’échelle nationale, toutefois. À Mahallah, des familles de travailleurs descendent dans la rue, mais sont réprimées par la police.
Les Américains attentifs
Les États-Unis se montrent très attentifs au groupe de Maher. En décembre 2008, un de ses membres est reçu par des responsables américains au Congrès, en marge du sommet de l’Alliance des mouvements de jeunesse (une ONG de défense des cybermilitants dans le monde, soutenue par plusieurs grands médias et géants de l’internet américains). Le télégramme de WikiLeaks qui relate l’épisode ne dévoile pas l’identité du militant mais précise qu’il a révélé aux Américains l’existence d’un plan « non écrit » de transition démocratique qui aurait été adopté par l’opposition égyptienne et des mouvements de la société civile. Les diplomates américains estiment à l’époque qu’« aucune information » ne permet de corroborer l’existence de ce plan, qualifié de « peu réaliste ».
Le Mouvement du 6-Avril appellera, dans la foulée, à une manifestation annuelle le 25 janvier 2009, « jour de la police », pour protester contre le régime. Chaque année, il parvient à rassembler quelques dizaines de militants… Jusqu’en 2011.
Après le 14 janvier dernier, date de la fuite de Ben Ali, l’Égyptien Wael Ghonim sent alors l’effervescence s’emparer de sa page « Nous sommes tous Khaled Saïd » (en arabe). Ce jeune cadre de Google Maghreb et Moyen-Orient l’avait créée à l’été 2010, ému par le sort de ce jeune Égyptien battu à mort pour avoir dénoncé la corruption de la police. « Il venait de la classe moyenne. Je me suis senti proche de lui, j’ai pensé qu’il pouvait être mon frère », confiera Ghonim à la chaîne américaine CBS.
Appel décisif
Le jeune homme met ses compétences au service de sa cause. « J’ai cherché à créer une marque dans laquelle les gens pouvaient avoir confiance », expliquera-t-il. Et ça marche : sa page devient rapidement la plus importante force de mobilisation en ligne du web arabe (près de 400 000 membres à la mi-janvier 2011). Il reprend alors à son compte l’appel au rassemblement du 25 janvier, lancé par son ami Ahmed Maher, qu’il a rencontré, selon le New York Times, à l’occasion du retour en Égypte de Mohamed el-Baradei, au début de 2010. Le mouvement qui emportera Hosni Moubarak était lancé.
Grâce au web, les révolutionnaires tunisiens transmettent leur savoir-faire. « Avant le début de la révolte, nous avions reçu des conseils de leur part : comment s’habiller, comment se protéger des lacrymogènes, comment agir face aux policiers… », se souvient Gigi Ibrahim, jeune étudiante de l’Université américaine du Caire et pasionaria du mouvement. Un document avec force schémas et conseils, véritable manuel du parfait manifestant, circule d’e-mail en e-mail. « Le but du jeu était de diffuser le fichier le plus largement possible sans qu’il tombe entre les mains des autorités », explique Hisham Almiraat, qui a pris part à ce soutien transfrontalier, tout comme les blogueurs de Nawaat. Les slogans lancés par les manifestants égyptiens les premiers jours (dont le célèbre « Dégage ! » en français) ne laissent aucun doute sur leur source d’inspiration.
Les précédents égyptien et tunisien inspirent les militants d’autres pays arabes. Parfois, comme en Libye, les réseaux sociaux n’entrent en action qu’une fois le mouvement de protestation déclenché. Dans ce pays pourtant faiblement connecté, Facebook a rapidement servi de relais. Un groupe d’internautes a ainsi créé le Libyan Youth Movement (environ 10 000 membres), dont les meneurs sont anonymes, et qui tente de centraliser puis de relayer (en anglais) l’ensemble de l’information sur le soulèvement, un peu à l’image de Nawaat.
Exception algéro-marocaine ?
Plus à l’ouest, le groupe Facebook des Envoyés spéciaux algériens connaît un soudain décollage avec les émeutes de début janvier. Il dépasse désormais les 30 000 membres, sans toutefois se traduire par des rassemblements de grande ampleur. « Nous n’appelons pas les gens à descendre dans la rue, explique Youssef Sabeur-Cherif, un de ses administrateurs. Mais c’est vrai que ce qui intéresse le plus nos lecteurs, ce sont les émeutes, les appels à manifester… Tout ce qui concerne le changement. »
Au Maroc, un appel à la manifestation, initialement lancé sur internet pour réclamer des réformes politiques, a réussi son pari du premier coup. Le 20 février, il a réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes, sans toutefois transformer l’essai. « À ma connaissance, les initiateurs de cet appel n’étaient pas actifs sur internet avant cet événement », témoigne Hisham Almiraat, qui scrute pourtant le web marocain en permanence à la recherche de contributeurs pour son site participatif talkmorocco.net.
Tant que le pouvoir est jugé légitime, l’engrenage tunisien et égyptien semble impossible. « C’est vrai que la monarchie est légitime pour beaucoup de Marocains, dont je fais partie, analyse Hisham. Mais il y a aussi une forte demande pour une vraie démocratie : les réformes sont urgentes. Il faut que l’establishment comprenne que ce mouvement est une opportunité historique pour les conduire, car le capital de sympathie du roi n’est pas éternel. »
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