Tunisie : démocratie, année zéro
En optant pour l’élection d’une Constituante, le président par intérim et le gouvernement tunisien provisoire enterrent de facto la Constitution de 1959. Et scellent la fin de l’ancien régime.
Au siège de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme (LTDH), dans le quartier d’El-Omrane, près du parc du Belvédère, à Tunis, l’émotion est à son comble en ce lundi 7 mars. Les dirigeants de la Ligue se réunissent pour la première fois au grand complet depuis plus de six ans, la police politique de triste mémoire n’étant plus là pour les en empêcher. Mokhtar Trifi, président de la LTDH, annonce la décision historique que vient de prendre le ministère de l’Intérieur et dont les Tunisiens rêvaient secrètement depuis des lustres : « la rupture définitive avec toute forme d’organisation s’apparentant à la “police politique”, aussi bien au niveau de la structure, des missions ou des pratiques », ainsi que la dissolution de la direction de la sûreté de l’État. Aussitôt, les défenseurs des droits de l’homme, des vétérans pour la plupart, se lèvent pour entonner l’hymne national. Plusieurs d’entre eux ont les larmes aux yeux. « J’étais constamment surveillée, à mon domicile comme au travail », rappelle Emna Dridi, enfin délivrée. Car il ne saurait y avoir de parole libérée tant que ce corps de police anachronique, et par nature liberticide, continue de harceler les opposants et leurs proches, et de « terroriser » les Tunisiens, individuellement ou collectivement.
C’est ce qu’a compris le troisième gouvernement provisoire, formé le même jour par Béji Caïd Essebsi, le nouveau Premier ministre de transition, nommé le 27 février par Fouad Mebazaa, le président par intérim. Issu de l’école de Habib Bourguiba, le fondateur de l’État moderne tunisien, Caïd Essebsi ne pouvait choisir meilleur geste pour marquer le large consensus national auquel il était parvenu, à la faveur d’un compromis avec les principales composantes du Comité pour la sauvegarde de la révolution, constitué autour de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).
C’est ce large consensus autour d’un « programme » tenant lieu de feuille de route, élaboré par Fouad Mebazaa et le gouvernement de Caïd Essebsi, qui a conduit à opter pour « la légitimité révolutionnaire », du moins par défaut, plutôt que pour « la légitimité constitutionnelle ». Il fallait sortir d’une situation institutionnelle inextricable dans laquelle le précédent gouvernement provisoire de Mohamed Ghannouchi s’était empêtré du fait de calculs politiques contradictoires en son sein. La Constitution de 1959, libérale au départ, avant d’être taillée sur mesure au fil des années pour asseoir le pouvoir personnel de Ben Ali et la toute-puissance de l’ex-parti unique, s’est révélée verrouillée et minée. Elle ne pouvait donc servir de base à la rupture avec le passé et à l’instauration d’une véritable démocratie. En outre, aux termes de la Constitution actuelle, l’élection présidentielle aurait dû intervenir au maximum soixante jours après le départ de Ben Ali, soit le 15 mars. Un délai impossible à tenir, compte tenu de l’impréparation des partis politiques, laminés sous l’ancien régime, et de la nécessité de réviser la loi électorale. Par calcul politique, certains, comme Néjib Chebbi, s’étaient prononcés en faveur de la tenue rapide d’une élection présidentielle, moyennant un amendement électoral. Ces voix exceptées, le consensus s’est dégagé autour de la suspension de la Constitution et, partant, de la dissolution de facto de la Chambre des députés et de la Chambre des conseillers.
Système transitoire inédit
Pour pallier le vide constitutionnel et la non-représentativité des deux chambres, c’est un système transitoire inédit de salut public qui a été mis en place sous l’appellation d’Organisation provisoire des pouvoirs publics. Elle est composée de Fouad Mebazaa et du gouvernement transitoire, qui compte actuellement vingt-deux personnalités compétentes, sans aucun lien avec Ben Ali et qui se sont engagées à ne pas se présenter aux prochaines élections. Les décisions seront prises après consultation avec les représentants des partis politiques et de la société civile, notamment au sein de la nouvelle Commission pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, fusion de la Commission supérieure de la réforme politique présidée par Yadh Ben Achour et du Comité pour la sauvegarde de la révolution. L’Organisation provisoire restera en place jusqu’à la dernière semaine de juillet.
Seconde République
D’ici à la fin du mois de mars, la Commission pour la réalisation des objectifs de la révolution, composée d’experts et de représentants des partis, de la société civile et de l’UGTT, aura mis au point un « système électoral spécial » en vue de l’élection « libre, pluraliste et transparente » d’une Assemblée nationale constituante prévue le 24 juillet. Aussitôt élue, la Constituante désignera (ou maintiendra) le président intérimaire et le gouvernement, votera les lois et entamera l’élaboration d’une nouvelle Constitution et d’un code électoral. Ce sera l’acte de naissance de la Seconde République, qui, selon toute vraisemblance, bannira à jamais le présidentialisme à la mode Ben Ali pour adopter une forme de système parlementaire dont le modèle sera cependant difficile à élaborer en raison de l’ouverture – et donc du morcellement – de l’échiquier politique. Le pays compte en effet désormais pas moins d’une cinquantaine de partis, et d’autres pourraient encore voir le jour. Ce qui risque de compliquer, si le code électoral ne s’y prête pas, l’émergence de majorités permettant à la fois l’alternance et le pluralisme le plus large. Quant à l’ex-parti « benaliste », le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), il est définitivement mort et enterré depuis sa dissolution, le 9 mars, par le tribunal de première instance de Tunis.
Au chantier de l’amendement de la loi électorale s’ajoutent ceux ouverts par les deux autres commissions nationales – celle de l’établissement des faits sur les dépassements commis durant les derniers événements et celle d’investigation sur les affaires de corruption et de malversation. Les trois commissions sont indépendantes du gouvernement, qui n’en souligne pas moins la nécessité pour le pays de faire en sorte qu’il n’y ait pas de retour en arrière possible.
Pour ce qui la concerne, l’équipe de Caïd Essebsi a plusieurs dossiers sensibles qui l’attendent, dont l’engagement de poursuites « au cas par cas, et non collectivement », précise le Premier ministre, contre les membres du clan Ben Ali-Trabelsi et leurs complices au sein de l’appareil d’État et ailleurs. La priorité des priorités reste cependant le rétablissement de la sécurité. « Il s’agit du maintien de l’ordre, ajoute Caïd Essebsi, mais aussi du retour de la sérénité en général, celle du citoyen et des opérateurs économiques, pour que le pays se remette plus vite au travail. » Il faut impérativement, insiste-t-il, créer les conditions d’une reprise économique et du retour des investissements étrangers, nécessaires à la création d’emplois pour les jeunes. La Tunisie, estime Caïd Essebsi, a besoin d’une croissance supérieure à la normale pour atteindre 8 % par an.
Qui sont les « saboteurs » ?
Contrairement à une idée répandue à des fins partisanes, ce sont rarement les manifestations populaires et les sit-in encadrés par l’UGTT et les organisations de la société civile qui ont envenimé la situation sécuritaire – à l’exception de quelques incidents provoqués par des débordements d’ordre social ou de règlements de compte dans certaines entreprises et administrations. Les principaux fauteurs de troubles appartiennent à des groupes liés à l’ancien parti au pouvoir. Dans une sorte de « baroud de déshonneur » après la perte de leurs privilèges, ces groupes, ainsi que de mystérieux commandos mieux organisés et parfois armés, cherchent à semer le chaos dans le pays, comme en témoignent les attaques répétées contre le siège du ministère de l’Intérieur ou contre des bâtiments publics dans les régions de l’intérieur, comme à Kasserine.
L’hypothèse la plus fréquemment évoquée est qu’il faut chercher le mal à l’intérieur du ministère de l’Intérieur, lequel a pourtant été « épuré », avec la mise à l’écart d’une trentaine de hauts responsables. En attendant la réorganisation des structures de la sécurité intérieure annoncée par le ministère, qui précise qu’elle s’inspirera des « réglementations en vigueur dans les États démocratiques », le mystère entourant les opérations de « sabotage » reste entier. Ni le Premier ministre actuel, ni son prédécesseur, ni les deux derniers ministres de l’Intérieur n’ont été en mesure, jusque-là, d’identifier ceux qui sèment le chaos qu’ils sont censés prévenir et combattre. Caïd Essebsi décrit ce travail d’investigation comme « l’art de démêler des fils de soie dans un bosquet d’épines… Nous voulons nous débarrasser définitivement du passé, mais sans être injustes avec qui que ce soit ».
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