Au Maghreb, la franc-maçonnerie sort de son sommeil
Taboue et méconnue à Alger et à Tunis, la franc-maçonnerie n’en est pas moins présente en Afrique du Nord depuis des décennies. À Rabat, les « frères » sont plus visibles.
Ces francs-maçons qui vous gouvernent
« La révolution est prise en otage par les francs-maçons », murmure Ali d’un air entendu. Ce cadre de banque très sérieux n’est pas le seul, à Tunis, à élaborer un scénario à la Da Vinci Code, le best-seller de Dan Brown. Une déclaration sibylline de Youssef Seddik, philosophe et anthropologue tunisien, a mis le feu aux poudres : il a désigné, sans les nommer, deux ministres, affiliés à l’Association tunisienne des grandes écoles (Atuge), comme étant maçons ; et ce alors que lui-même est souvent invité comme orateur lors de conférences organisées par la loge de Compiègne, en France. Ainsi est née l’une des innombrables théories du complot maçonnique qui circulent à Tunis, dues au fait qu’une révolution sans leaders fait craindre aux Tunisiens la présence, dans l’ombre, d’un deus ex machina, et, tant qu’à faire, pourquoi pas les francs-maçons ?
Implantée au Maghreb à la suite de la colonisation, la franc-maçonnerie est, en Algérie, essentiellement d’origine française ; au Maroc, elle s’est consolidée avec l’obédience espagnole ; en Tunisie, l’influence de migrants italiens d’origine toscane a joué un rôle fondamental. Si les archives ont permis d’identifier des francs-maçons maghrébins tels que l’émir Abdelkader ou de grands commis de l’État (notamment les Tunisiens Slaheddine Baccouche et Mohamed Salah Mzali), la « Veuve » – autre appellation de la franc-maçonnerie – a mal survécu à la fin de la colonisation en Algérie et en Tunisie, d’autant qu’elle a été interdite par Habib Bourguiba en 1959 alors que beaucoup croyaient que lui-même était un initié. Tout bon « frère » étant muet, il est bien difficile de savoir si, aujourd’hui, les maçons algériens et tunisiens ont rendu leur tablier. Au Maroc, en revanche, ils ont pignon sur rue.
ALGÉRIE. Dans l’ombre. En 2006, les Algériens scrutaient les activités du Lions Club et du Rotary en y voyant un prosélytisme maçonnique. Des noms de politiciens ont circulé sous le manteau, notamment ceux de Khaled Nezzar et Ali Haroun, membres du Haut Comité de l’État – tout comme feu Mohamed Boudiaf, lui-même initié à la Grande Loge du Maroc lors de son exil. Selon Mohamed Samraoui, ancien officier des services spéciaux algériens, le général défunt Larbi Belkheir, ex-ambassadeur à Rabat, en était aussi. Mais rien ne confirmera jamais ces on-dit.
Pourtant, les « fils de la lumière » sont de plus en plus nombreux, et ce sont les Algériens de la diaspora qui forment le gros du contingent. Nasser, un « frère » vivant à Marseille, confie : « Il y a des maçons algériens très connus, mais on ne peut révéler leurs noms de leur vivant, nous sommes tenus au secret. Et je tiens à souligner que, même si la franc-maçonnerie n’a rien à voir avec la religion, beaucoup de “frères” sont de bons musulmans. » Il ajoute : « Bien que la franc-maçonnerie soit interdite en Algérie, des tenues sont malgré tout organisées. Et les loges algériennes ont acquis une existence officielle grâce au soutien du Grand Orient de France. »
TUNISIE. Un réseau réactivé. Même schéma à Tunis, où la loge Italia no 16, installée en 1998, tenait ses réunions trimestrielles à l’hôtel Oriental Palace, au cœur de la capitale. Avec l’arrivée de la Banque africaine de développement (BAD) – où travaillent beaucoup de « frères » et « sœurs » –, conjuguée à la présence d’expatriés européens d’obédiences diverses et au retour de Tunisiens initiés à l’étranger, les tenues ont été réactivées. « Nous sommes proches du Grand Orient. Les tenues sont assez régulières, nous nous retrouvons au domicile d’un maître pour des ateliers et, parfois, nous recevons des hôtes étrangers. La seule chose qui nous importe, c’est de travailler à notre réflexion sur un idéal en général, et sur la fraternité en particulier », affirme un chef d’entreprise qui tient à l’anonymat.
Son groupe ne dépasse pas la vingtaine de membres, mais il est aussi utile comme réseau professionnel. « On se connaît bien, nous sommes tous natifs du pays, même si certains sont binationaux, et on se renvoie l’ascenseur comme le feraient des copains. Par nature, nous préférons l’ombre à la lumière pour profiter du soleil d’un savoir. Beaucoup diront que nous sommes des lobbyistes, mais n’est-ce pas, au fond, une forme plus ancienne de think-tank ? »
MAROC. Au grand jour. Si au Maroc, elle n’a jamais plongé dans la clandestinité, la franc-maçonnerie a mis, face à la montée de l’islamisme, un bémol à sa visibilité depuis une quinzaine d’années. Driss Basri, l’homme fort de Hassan II, ne cachait pas son appartenance à la fraternité, tout comme Ahmed Réda Guédira et Moulay Ahmed Alaoui. Aujourd’hui, le pays compte trois loges : la Grande Loge du royaume du Maroc (GLRM, indépendante), la Grande Loge du Maroc (GLM) et la Grande Loge régulière du royaume du Maroc (GLRRM). Elles comptent quelque 200 « frères » et « sœurs » et ont pris un nouvel élan au début des années 2000.
Bouchaïb El Kouhi, ingénieur et grand maître de la GLRM, initie une quinzaine de nouveaux frères chaque année à travers cinq ateliers, à Rabat, Fès, Casablanca, El-Jadida et Marrakech. À l’opposé, Saad Lahrichi, juriste et grand maître de la GLRRM, reconnaît que, malgré leur nombre assez réduit, ils ne sont absolument pas dans une logique de recrutement à tout prix qui pourrait les mener à la médiocrité, loin de la richesse spirituelle et des valeurs morales qu’ils prônent ».
Saïd, jeune médecin initié, en dit plus : « Nous sommes censés nous enrichir par la diversité, mais nous devenons un cercle de réflexion élitiste au vu de l’abaissement de la pensée dans la société. Toutefois, la franc-maçonnerie participe au rayonnement de notre pays, nous sommes dans un partage rituel de réflexions philosophiques, symboliques ou économiques, chacun cherche sa voie. Et il n’y a pas de guerre entre le tablier et le croissant. »
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