Sénégal : que vaut vraiment Karim Wade ?
On ne parle que de lui… Au cœur des débats, la volonté supposée du président sénégalais Abdoulaye Wade de léguer le pouvoir à son fils. Portrait et bilan d’un ministre pas comme les autres.
« Wade dégage ! » Le 23 juin, des milliers de Sénégalais sont descendus dans la rue pour dire non au projet de loi instituant le ticket président - vice-président et surtout le quart bloquant. S’adressaient-ils au père, Abdoulaye, ou au fils, Karim ? Les deux, répondent les leaders de l’opposition. Selon eux, si la contestation a été si vive, obligeant le président à faire marche arrière, c’est parce que les Sénégalais craignaient qu’il ne tente de léguer le pouvoir à son fils. Le départ « immédiat » de Karim Wade est d’ailleurs une des principales revendications du « mouvement du 23 juin ».
Il faut dire que depuis deux ans il est partout, ou presque. Le plan Takkal, censé résoudre les problèmes d’électricité, c’est lui. La résurrection d’une compagnie aérienne nationale après la faillite d’Air Sénégal International, c’est encore lui. La construction du nouvel aéroport Blaise-Diagne et d’une autoroute à péage, aussi… Depuis mai 2009, Karim Wade n’est pas un ministre comme les autres – et pas seulement parce qu’il est le fils du président. C’est un « superministre » qui cumule les portefeuilles les plus stratégiques : la Coopération internationale, les Transports aériens, les Infrastructures et, après l’Aménagement du territoire (qu’il a cédé en octobre dernier), l’Énergie… À Dakar, les Sénégalais l’ont surnommé « ministre du Ciel et de la Terre ».
À 43 ans, il compte cinq mille agents sous sa coupe, deux ministres délégués, trois directeurs de cabinet… « C’est presque un gouvernement à lui tout seul », s’amuse un de ses collaborateurs. Un État dans l’État, dénoncent ses détracteurs, plus puissant encore que l’Agence nationale de l’Organisation de la conférence islamique (Anoci), qu’il présida durant cinq ans (de 2004 à 2009).
Cette exposition, couplée à des ambitions présidentielles plus ou moins avouées et à la supposée volonté de son père de lui léguer le pouvoir et les affaires, lui a valu bien des attaques. Mais que vaut le ministre d’État Karim Wade ? Portrait et bilan d’un ministre pas comme les autres.
Bio Express
– 1968 : Naissance à Paris
– 1987 : Obtient un bac éco à Paris et entame des études d’ingénierie financière
– 1995 : Embauché par la Société de banque suisse
– 2000 : Participe à la campagne de son père pour la présidentielle
– 2002 : Le rejoint en tant que conseiller chargé des grands projets
– 2004 : Président de l’Anoci
– 2006 : Lance son mouvement politique, "Génération du concret"
– 2009 : Échoue aux élections municipales de Dakar. Il est nommé ministre la même année.
Meneur d’hommes
Ses proches ont beau jeu de l’affirmer : Karim Wade ne travaille qu’avec les meilleurs. Un gage de réussite, estime-t-il. L’assurance, surtout, de convaincre les bailleurs. Pour le plan Takkal, il a fait appel au cabinet américain McKinsey afin d’auditer le secteur, et à Électricité de France (EDF) pour aider à la restructuration de la Société nationale d’électricité (Senelec). Pour accompagner Sénégal Airlines, il a signé un accord avec l’une des compagnies les plus en réussite actuellement, Emirates. Ses détracteurs lui reprochent de se tourner trop souvent vers des étrangers. « N’a-t-on pas de compétences au Sénégal ? » s’indignent des syndicalistes. Le ministre s’énerve : « Je cherche la compétence où qu’elle soit. »
Ses collaborateurs les plus proches sont des références. Abdoulaye Racine Kane, son directeur de cabinet, était déjà à ses côtés à l’époque de l’Anoci. Il a fait toute sa carrière dans les plus hautes sphères de l’État et a coordonné le Fonds européen de développement (FED). Boubacar Camara, le secrétaire général de son ministère, Madior Sylla, son conseiller technique chargé de la communication, Cheikh Ibrahima Diongue, directeur général de la Coopération internationale, et Cheikh Diallo, un ex-journaliste qui dirigea les relations presse du candidat Abdoulaye Wade en 2007, complètent le premier cercle.
Lorsqu’ils parlent de leur ministre, ces hommes prennent les traits parfois inquiétants de fidèles évoquant leur gourou. Et tant pis s’il peut se montrer parfois extrêmement cassant – « il est belliqueux, ombrageux, impitoyable dans la guerre », reconnaît un ami. Karim Wade, à les entendre, est le ministre idéal.
Un bailleur européen se méfie cependant de cette image que s’évertue à donner son entourage : « On dit de lui qu’il est très pro. Mais en réunion, il n’est pas rare qu’il arrive sans avoir lu le dossier. C’est un homme de l’oral, pas de l’écrit. Parfois, il ne comprend rien à un dossier. »
Banquier
Pour s’entourer des meilleurs, il faut en avoir les moyens. Or l’argent, c’est son truc, à Karim Wade. Celui qui fut banquier d’affaires pendant dix ans sait où le trouver. Un spécialiste du transport aérien qui a suivi de près la création de Sénégal Airlines, détenu à 64 % par le secteur privé sénégalais et à 36 % par l’État, applaudit des deux mains : « Réussir à convaincre en si peu de temps les privés sénégalais d’investir dans une compagnie, en pleine période de crise et après une faillite, je dis chapeau ! »
Pour le plan Takkal aussi, il a fait vite. « Nous avons d’ores et déjà financé 90 % de son coût total [464 milliards de F CFA, soit 707 millions d’euros, NDLR] », annonçait-il fin mai, trois mois après la présentation du plan. La Banque mondiale et l’Agence française de développement (AFD) se sont engagées à soutenir le programme. Un cadre d’une de ces deux institutions, qui a demandé l’anonymat, reconnaît que Karim Wade y est pour quelque chose. « En septembre 2010, on ne savait plus comment s’y prendre pour aider la Senelec. Il n’y avait plus de confiance. Tout dérapait. Après la nomination de Karim Wade, il y a eu plus de transparence. Des personnes compétentes ont été remises sur le circuit. Un diagnostic a été fait. Le plan Takkal n’est pas génial, mais cela nous a suffi pour accorder notre confiance. »
La France s’est engagée à prêter 60 millions d’euros à des conditions privilégiées. Certains voient dans cet accord la main généreuse de Nicolas Sarkozy. « C’est un ami », se borne à dire Karim Wade. Un ami qui lui veut du bien : il l’a fait recevoir à plusieurs reprises à l’Élysée par Claude Guéant et l’a présenté à Barack Obama lors du dernier sommet du G8, à Deauville.
C’est l’autre atout de Karim Wade : son carnet d’adresses – ou celui de son père. En France, mais aussi au Moyen-Orient où, pendant ses années de banquier, il a créé des liens avec les princes arabes. « Son statut de fils de président l’aide un peu », reconnaît un de ses collaborateurs.
Fils à papa
Karim se donne les moyens. On les lui donne aussi. Le budget de son ministère représente, à lui seul, 20 % du budget de l’État… « Certes, rétorque un collaborateur de Wade, mais c’est parce qu’il englobe les projets structurants les plus importants. » Il n’empêche. Lorsqu’il dirigeait l’Anoci, des chantiers étaient modifiés en cours de route au gré des idées de son président, quitte à en alourdir considérablement la facture. C’est toujours le cas, comme en témoigne un de ses collaborateurs, émerveillé : « Au début, le projet d’autoroute à péage ne concernait qu’un tronçon. Quand il a récupéré le dossier, Karim a lui-même imaginé trois tronçons. » Évidemment, la note est salée. Un bailleur s’en irrite : « En réunion, il a une idée toutes les cinq minutes. Tant pis si c’est improvisé. Son comportement rappelle bien souvent celui d’un fils gâté à qui, il le sait, son père ne refusera rien. »
En mai, le Sénégal a levé 230 milliards de F CFA sur le marché financier international : cet argent devra servir en priorité à l’énergie et aux infrastructures, a immédiatement tranché le président Wade. Pour financer le plan Takkal, il a même été décidé de ponctionner d’autres ministères.
Début juin, l’ambassadrice des États-Unis à Dakar, Marcia Bernicat, s’en est inquiétée. « Il est très important que le Sénégal maintienne son niveau de contribution dans les secteurs sociaux pour ne pas mettre en péril les résultats obtenus en vue d’atteindre les Objectifs du millénaire », a-t-elle plaidé. Le clan Wade explique que l’énergie est une priorité et que les difficultés de ces derniers mois ont coûté 1,4 % de croissance au pays en 2010.
Éléphant
L’immobilisme le révulse. Il s’épanouit dans la confrontation – parfois trop, comme le rapporte un bailleur, toujours surpris de le voir tantôt « charmant », tantôt « très violent ». Autant dire que son intrusion dans certains ministères a fait l’effet d’un éléphant dans un magasin de porcelaine. « Nous-mêmes, on a parfois du mal avec lui », confie Boubacar Camara. Combien de fois ses conseillers n’ont-ils pas entendu cette sentence : « Ce texte qui nous bloque, on le change tout de suite ! » Quitte à tordre les règles de base de l’administration… « Tout est opaque avec lui : les comptes de l’Anoci, l’actionnariat de Sénégal Airlines, les appels d’offres », dénonce un observateur de la vie politique. L’opacité autour de l’affaire Sudatel, du nom de la société qui a obtenu la troisième licence de téléphonie mobile du pays lorsque Karim Wade était le conseiller financier de son père, est régulièrement rappelée par ses détracteurs. Les « contes et mécomptes de l’Anoci » – titre du livre à charge du journaliste Abdou Latif Coulibaly – aussi.
Les câbles diplomatiques révélés par WikiLeaks démontrent que les Américains – ainsi que le FMI et d’autres ambassadeurs – s’inquiètent de certaines pratiques. Karim Wade, comme son père, « continue de sous-estimer l’importance [de la lutte anticorruption, NDLR] pour les bailleurs de fonds », écrit l’ambassadrice américaine, qui évoque, dans un autre câble, le surnom que lui ont donné nombre d’entrepreneurs : « Monsieur 15 % ». Karim Wade ne supporte pas l’accusation. Chaque projet, assure-t-il, fait l’objet d’un appel d’offres en bonne et due forme, et toutes les sommes brassées par son administration sont gérées par le ministère des Finances.
Pompier…
Le sommet de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) en 2008, Sénégal Airlines, le plan Takkal : chaque fois, Karim Wade a fait office de pompier. Seule l’urgence semble l’attirer. « Aucun homme politique qui a des ambitions n’aurait accepté le portefeuille de l’Énergie un an avant des élections », explique-t-il. S’il a dit oui, c’est parce que « c’était vital pour le pays ». En fait, confient ses proches, il commençait à s’ennuyer. « Il avait besoin d’un nouveau challenge. » Quitte à accepter ce dossier « pourri » – les délestages sont monnaie courante à Dakar et la Senelec est au bord du gouffre financier.
A-t-il éteint les feux ? Parfois, oui. Dix-huit mois après avoir été nommé aux Transports aériens, son « bébé », Sénégal Airlines, voyait le jour. Rien d’exceptionnel, assurent les spécialistes, mais pas si fréquent non plus. Le plan Takkal a également été un succès. Du moins dans son montage technique et financier. Sera-t-il efficace ? « C’est trop tôt pour le dire », répond un bailleur. Mais Karim Wade a aussi permis au Sénégal de s’ouvrir aux pays émergents : la Chine, l’Inde, les fonds koweïtiens, la Banque islamique de développement (en 2011, les interventions de la BID ont culminé autour de 174 millions d’euros, contre 108 en 2010)… Il a également mené un plan quinquennal de construction de routes (2,4 milliards d’euros).
Est-ce la bonne voie ? Selon un rapport (non rendu public pour l’heure, mais contesté par l’intéressé) sur la compétitivité du pays financé par la coopération américaine, les investissements consentis ces dernières années pour développer les infrastructures influent peu sur la croissance du Sénégal.
… très (trop ?) pressé
C’est un bailleur européen qui parle : « Un bon banquier n’est pas seulement un homme qui trouve l’argent. C’est aussi un homme qui le gère bien. Sur ce point, j’ai des doutes avec Wade. » Ce n’est pas nouveau : au temps de l’Anoci, déjà, Karim était accusé de gaspiller l’argent public. Pourtant, les ardoises héritées des chantiers de l’OCI sont en passe d’être résorbées, confie Valeria Fichera, représentante du FMI à Dakar.
Nombre d’observateurs se posent en outre la question de la pérennité des chantiers de Karim Wade. La route de la Corniche, à Dakar, construite à l’occasion du sommet de l’OCI, serait, selon des experts, une ineptie qui ne tiendra pas vingt ans à cause de l’érosion. Quant à Sénégal Airlines, sa survie est loin d’être assurée. « Le plus dur commence, explique un spécialiste proche du dossier, qui note déjà un problème de management. Des erreurs de casting ont été faites au niveau de la direction, et le ministre en est responsable. Cela a eu de mauvaises répercussions sur le marché. »
En outre, Karim Wade ne collectionne pas que les succès. L’aménagement du territoire, un problème majeur pour les millions d’habitants de la banlieue de Dakar qui subissent chaque année des inondations, n’a guère avancé lorsqu’il en avait la responsabilité. « Karim n’est attiré que par la lumière, se désole un opposant. L’aménagement du territoire, les banlieues, ça ne brille pas. »
D’autres dossiers stagnent. Le futur port de Dakar. Les infrastructures ferroviaires. Et surtout l’aéroport international, qui ne verra pas le jour fin 2011 comme annoncé. Les bailleurs sont pessimistes. « Les travaux sont en suspens. La faute à une trop grande précipitation, estime l’un d’eux. Ils ont démarré les travaux en 2007, avant d’avoir obtenu les financements. Aujourd’hui, l’entreprise chargée de construire l’aéroport se méfie. » C’était pourtant un des projets les plus attendus de Karim Wade.
Président ?
Si Karim Wade est aujourd’hui l’épouvantail préféré de l’opposition, c’est parce que beaucoup croient dur comme fer que son père fera tout pour lui léguer le pouvoir. « Il l’a imaginé un temps, mais c’est fini », assure un proche d’Abdoulaye Wade. Plusieurs anciens collaborateurs de « Gorgui », parmi lesquels son ex-ministre des Affaires étrangères Cheikh Tidiane Gadio et l’ancien Premier ministre Moustapha Niasse, continuent cependant de penser que le président n’a pas renoncé. Ce « superministère », dont Karim a hérité quelques jours après sa cuisante défaite à l’élection municipale de Dakar en 2009, en serait l’outil. « Avec tous ces portefeuilles, Karim a l’occasion de se construire une réputation. Il sait que c’est le seul moyen pour lui de changer son image », analyse le juriste Babacar Guèye.
Sur ce sujet, Wade fils fait profil bas. Quand on l’interroge sur ses ambitions, il répond qu’il pourrait tout aussi bien retourner dans une banque d’affaires et qu’en 2012, c’est pour son père qu’il se battra. Son mouvement, Génération du concret, qui a un temps tissé sa toile au sein du Parti démocratique sénégalais (PDS, au pouvoir), est en état de veille. Mais petit à petit Karim place ses hommes et se débarrasse de ses ennemis, à commencer par Idrissa Seck, exclu du parti libéral en avril dernier. Le 18 juin, Bara Guèye a été élu à la tête du congrès de l’Union des jeunesses travaillistes libérales (UJTL), le mouvement des jeunes du PDS. Bara Guèye est présenté comme le poulain de Karim Wade. Il faut dire qu’il le côtoie tous les jours en tant que membre de son cabinet.
"Superministre"… et plus encore
Ancien conseiller de son père, Karim Wade continue d’avoir son oreille. Son entourage a beau défendre l’image d’un ministre comme les autres, vouvoyant le président et ne bénéficiant d’aucun passe-droit, la réalité c’est que les deux hommes sont très proches.
Mais les prérogatives de Karim ne s’arrêtent pas à la présidence. En obtenant, dès son entrée au gouvernement en mai 2009, le droit de signer des accords de financement avec des partenaires étrangers, il a pris un peu du pouvoir du ministre des Finances. Une pratique qui a fait tiquer, au début, le Fonds monétaire international. En jouant les hôtes des hauts dignitaires iraniens, arabes et français, Karim Wade fait aussi figure de ministre bis des Affaires étrangères. Et quand Abdoulaye Wade va rencontrer les insurgés à Benghazi, en Libye, Karim est, avec son homologue des Affaires étrangères Madické Niang, le seul membre du gouvernement à ses côtés.
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Rémi Carayol, envoyé spécial
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