Côte d’Ivoire : la peur a changé de presse

D’un côté il y a les journaux proches de Gbagbo, poussés à la clandestinité. De l’autre ceux, longtemps cible des humeurs de l’ancien pouvoir, qui respirent enfin. Pour tous, la même exigence : gagner en professionnalisme pour ne pas mettre le feu aux poudres.

Dans le quartier de Koumassi (Abidjan) le 8 juillet. © Olivier pour J.A.

Dans le quartier de Koumassi (Abidjan) le 8 juillet. © Olivier pour J.A.

silver

Publié le 22 juillet 2011 Lecture : 6 minutes.

Riviera-Palmeraie, commune de Cocody, début juillet. Au siège de La Refondation SA, ni véhicule de reportage, ni journaliste. Un homme en armes au regard mauvais, vêtu d’un treillis des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), monte la garde. La visite des lieux est interdite, prière de ne pas insister. La société éditrice du quotidien Notre voie, le journal officiel du Front populaire ivoirien (FPI, de Laurent Gbagbo), est sous surveillance.

« Nos locaux ont été pillés et sont occupés depuis le 11 avril, date de l’arrestation de Gbagbo », explique César Etou, directeur de publication et ex-­candidat malheureux du FPI aux élections législatives. Il a mis en place un comité de direction de crise, qu’il préside. « Le directeur général, Martin Sokouri Bohui [député FPI, NDLR], et la directrice générale adjointe, Simone Hué Lou, d’abord en résidence surveillée à l’hôtel La Pergola, ont été transférés dans une prison à Boundiali ; la présidente du conseil d’administration, Odette Sauyet, est hors du pays. Nous avons une équipe restreinte et une rédaction itinérante », souligne-t-il.

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Le Conseil national de la presse sévit

Quatre publications suspendues

Le Démocrate, proche d’Henri Konan Bédié

Le Jour Plus, proche d’Alassane Ouattara

Le Temps, proche de Laurent Gbagbo

Aujourd’hui, proche de Laurent Gbagbo

Au Temps, quotidien édité par le groupe Cyclone (dirigé par Nady Bamba, la seconde épouse de Gbagbo, aujourd’hui en exil), on parle plutôt de rédaction « ambulante ». Mais les deux expressions désignent la même réalité : la clandestinité. « Hier nous étions à Yopougon, aujourd’hui nous sommes à Cocody, demain nous serons à Adjamé », révèle Yacouba Gbané, rédacteur en chef. Le siège du journal a été pillé. Il n’est pas occupé, mais les journalistes se sentent menacés : « Tout le monde a peur. Nous ne dormons pas deux fois de suite au même endroit. »

Désinformation

Pour Reporters sans frontières, « cette situation est tout à fait nouvelle ». L’ONG de défense de la liberté de la presse s’étonne : « Nous ne comprenons pas le comportement des FRCI, qui violent de façon flagrante le droit des employés d’un journal de se rendre sur leur lieu de travail. » Mais cela, manifestement, n’empêche pas des journalistes de se livrer, parfois, à leur jeu favori : la critique acerbe, frôlant souvent la désinformation. Récemment, Le Temps a publié un article qui a scandalisé le Conseil national de la presse (CNP, organe de régulation). Les sanctions ne se sont pas fait attendre : suspension du titre pour six parutions et retrait de la carte de presse de l’auteur. L’organe de régulation reprochait à l’article son caractère haineux et au journaliste sa propension au tribalisme.

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Mais les punitions les plus redoutées sont celles qui viennent de la rue. « Nous avons reçu des menaces téléphoniques après la publication d’un article intitulé “Le livre noir des comzones”, dans lequel nous revenions sur certains actes des chefs des ex-Forces nouvelles », avance Stéphane Guédé, directeur de publication du Nouveau Courrier. Comme Notre Voie et Le Temps, son quotidien est un fleuron de la « presse bleue ». Bleue, comme la couleur du parti de Laurent Gbagbo.

Les autres journaux, proches de la mouvance présidentielle, assistent dans l’indifférence aux déboires de leurs confrères. L’histoire de la mise à sac des rédactions n’a pas commencé sous Alassane Ouattara. « Laurent Gbagbo et la presse qui lui était proche ont favorisé ce genre de comportement », rappelle Charles Sanga, directeur de publication du Patriote, quotidien pro-­Ouattara par excellence. Exemple à l’appui : « Nos locaux ont été saccagés à plusieurs reprises, puis totalement incendiés en novembre 2004. Et il s’est trouvé des journalistes pour défendre ces actes criminels ! Nos concitoyens ont donc pris là une mauvaise habitude, qui consiste à casser ou à brûler les bureaux d’un journal avec lequel ils ne sont pas d’accord. »

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Au Patriote comme à L’Expression, un quotidien proche du Rassemblement des républicains (RDR, d’Alassane Ouattara), plusieurs journalistes ont fait leurs bagages – ou sont en train de les préparer – pour atterrir dans des ministères ou des structures étatiques. « L’ancien directeur de publication a été nommé directeur de cabinet du ministre de la Culture et de la Francophonie. L’ancien directeur des rédactions est l’actuel conseiller technique de la ministre de la Salubrité urbaine », se réjouit Traoré Moussa, nouveau directeur de publication de L’Expression. L’organigramme a été revu, et les journalistes sont motivés. Début juin, une nouvelle recrue, Bernard Kra (passé depuis chef de service), a couvert une mission officielle du président Ouattara au Nigeria et au Bénin. Un rêve qu’il n’aurait pas pu se permettre de réaliser sous Gbagbo, quand son journal était « blacklisté ». La peur a semble-t-il changé de camp, les privilèges aussi.

Mais il ne faut pas s’y méprendre. « Nos ventes ne se sont pas améliorées pour autant », confesse Charles Sanga, du Patriote. Ironie de l’histoire, c’est tout le contraire à Notre Voie. « Les ventes sont meilleures qu’avant l’élection présidentielle. Nous tirons 20 000 exemplaires par jour », se réjouit César Etou. Car c’est une tradition chez les Ivoiriens : ils se méfient de la version officielle et cherchent à savoir la « vraie vérité » dans les médias proches de l’opposition.

Les chiffres de vente des journaux « bleus » augmentent, donc, mais leurs bénéfices baissent. En cause : les charges supplémentaires et imprévues, telles que la location de nouvelles salles de rédaction, l’achat de nouveaux matériels de travail, les frais d’imprimerie, etc. Conséquence : « Des emplois sont menacés. C’est le cas à La Refondation, où l’imprimerie a été saccagée. Des employés non journalistes pourraient être mis au chômage technique », annonce Guillaume Gbato, secrétaire général du Syndicat national des agents de la presse privée de Côte d’Ivoire (Synappci).

Mam Camara, président de l’Union nationale des journalistes de Côte d’Ivoire (UNJCI), invite pour sa part les autorités à favoriser « le droit du public à des informations diversifiées ». Autrement, avertit-il, « c’est le pouvoir lui-même qui se met en danger, avec des rédactions ambulantes que personne ne sait où trouver et qui peuvent de ce fait publier à tout moment, avant de disparaître dans la nature, des informations pas forcément responsables, encore moins justes, et susceptibles de mettre le feu aux poudres ».

Pluralisme

Le manque de responsabilité semble être le dénominateur commun de plusieurs publications ivoiriennes, notamment celles qui portent des couleurs partisanes. « Depuis que les journaux ont commencé à signer leur retour dans les kiosques [le 15 avril, après une interruption de plus d’un mois à cause des violences postélectorales], nous avons suspendu quatre publications : Le Démocrate [proche du Parti démocratique de Côte d’Ivoire, d’Henri Konan Bédié], Le Jour Plus [proche du RDR], Le Temps et Aujourd’hui [un nouveau quotidien proche du camp Gbagbo] », note Eugène Kacou, président du CNP, qui s’offusque du comportement des journaux – certes de moins en moins nombreux – qui foulent aux pieds les règles d’éthique et de déontologie du métier. « Nous nous battons pour le pluralisme et la pluralité, mais il faut qu’en retour les journalistes montrent qu’ils sont responsables et qu’ils méritent qu’on se batte pour eux », martèle-t-il.

"Frat Mat", progouvernemental, mais pas seulement

« Plusieurs cadres du RHDP [mouvance présidentielle, NDLR] m’approchent quotidiennement pour que je fasse publier des articles qui chantent les louanges du parti du président Ouattara. Je refuse, je leur réponds à chaque fois que Fraternité Matin n’est pas un journal partisan, même s’il est progouvernemental. » Venance Konan, son nouveau directeur général, a une ambition bien précise pour le plus grand (un peu plus de 4 milliards de F CFA de chiffre d’affaires, soit 6,15 millions d’euros) et le plus ancien (47 ans) quotidien ivoirien. Il veut en faire un journal d’ouverture à tous les courants politiques, et refuse de succomber aux appels du pied des laudateurs du nouveau pouvoir, même s’il a été nommé à la faveur de l’avènement d’Alassane Ouattara. Son autre ambition : « Faire de Fraternité Matin le plus important groupe de presse d’Afrique. » Pas forcément en termes de ventes (passées de 15 000 exemplaires par jour pendant la période postélectorale à 22 000 aujourd’hui), mais « surtout en termes de crédibilité ». Laquelle passe par la formation de l’équipe rédactionnelle. En projet, donc : une école de journalisme propre au journal. « C’est faisable », croit fermement le journaliste-écrivain.

Pour Abdoulaye Sangaré, conseiller du ministre de la Communication, Souleymane Coty Diakité, « on aura beau trouver des solutions à tous les problèmes de la presse nationale, y compris en lui octroyant la liberté extrême, elle ne guérira de sa maladie infantile, à savoir le manque de professionnalisme, que si, immédiatement, quelque chose est fait pour mieux former les journalistes ». C’est connu : un journaliste mal formé est un danger pour la société qu’il est censé informer. 

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