Libye : sur la piste du clan Kadhafi
Tunisie, Algérie, Niger… La famille et les affidés du dictateur déchu ont quitté la Libye en catastrophe quelques heures à peine avant l’entrée des rebelles dans Tripoli. Récit de la fuite mouvementée des anciens maîtres de la défunte Jamahiriya.
Kaddafi : la traque
La scène se passe au poste-frontière de Tahat, au pied du Tassili N’Ajjer, à quelque 100 km à l’est de la ville algérienne de Djanet. En ce 29 août, après plus de vingt heures de conciliabules et de valses-hésitations, Safia Kadhafi, seconde épouse du « roi des rois d’Afrique », ses enfants Aïcha et Hannibal en photo ci-dessous, ©AFP), leurs conjoints et enfants, son beau-fils Mohamed et une nuée d’accompagnateurs sont admis en territoire algérien (seuls Mouammar, Seif el-Islam et Moatassim étaient restés en Libye). Le périple avait débuté une semaine auparavant, le 21 août, jour de la vraie fausse arrestation de Seif el-Islam lors de la bataille de Tripoli.
Appelons-le Djoumaa. Chauffeur des Kadhafi depuis une dizaine d’années, il a 35 ans, est originaire de Sebha, fief des Guedadfa, la tribu du « Guide ». À Tahat, pendant que ses employeurs négociaient avec le général-major Athamnia, chef de la VIe région militaire (Tamanrasset, chef-lieu régional selon le découpage territorial militaire), il s’est longuement confié à un jeune conscrit de l’armée algérienne.
« La décision de fuir Tripoli a été prise alors que les rebelles frappaient aux portes de Tripoli. Cette nuit-là [du 21 au 22 août, NDLR], pendant que Seif el-Islam paradait sur la place Verte pour démentir l’information – donnée par Al-Jazira – selon laquelle il avait été arrêté, la capitale était plongée dans le noir, frappée par un curieux black-out, alors qu’aucune centrale n’avait été touchée par les bombardements de l’Otan. La décision de quitter Bab el-Azizia avait été prise dans la journée. Tout le monde quitte le navire, y compris le “Guide”. Notre convoi s’ébranle vers 2 heures du matin. Selon le dispositif mis en place, Saadi n’est pas du voyage, en tout cas pas du nôtre. » Une précision s’impose à ce niveau du récit.
Arraï ou la voix du "Guide"
Depuis la chute de Tripoli, Kadhafi diffuse ses messages audio sur la télévision privée Arraï, devenue le refuge des derniers partisans du leader libyen déchu. Installée dans un quartier résidentiel de la périphérie de Damas, cette chaîne appartient à Michane al-Joubouri, 54 ans. Ancien député irakien, il est connu pour ses coups d’éclat sur Al-Jazira. En baasiste convaincu, il y dénonce régulièrement le complot américano-israélien contre la nation irakienne. Joubouri n’en est pas à son premier projet de télé puisqu’il avait déjà créé la chaîne Al-Zawra, interdite de diffusion en 2007 par le CSA français pour « incitation à la haine » : l’antenne diffusait alors en continu des clips faisant l’apologie des attentats-suicides en Irak. Aujourd’hui, Kadhafi est la nouvelle cause de ce riche homme d’affaires lié au régime de Damas. Arraï, qui tourne sans publicité et avec un budget officiel de 1,5 million de dollars, se veut « ouverte à toutes les opinions », mais n’évoque jamais la brutale répression des manifestations en Syrie. Youssef Aït Akdim
Un chemin de croix. Si le président Abdelaziz Bouteflika (en photo ci-contre, © AFP) ne prend plus Kadhafi au téléphone depuis quelques semaines, il lui avait auparavant assuré qu’il veillerait sur les siens en cas de malheur. À une condition : « Je ne pourrai rien du tout pour les personnes sous le coup de poursuites ou de sanctions internationales. »
Le 21 août, Kadhafi tente à trois reprises de joindre Bouteflika : Saadi insiste pour accompagner sa mère en Algérie. Mais le président ne décroche pas. Kadhafi essaie de passer par son ambassadeur à Alger, son cousin et homme de confiance, qui est l’un des rares diplomates étrangers à disposer d’un canal direct pour accéder au président algérien. Il lui explique la situation, mais Bouteflika est inflexible : « Pas question, Saadi est sous le coup d’une interdiction de voyager décidée par le Conseil de sécurité de l’ONU. » C’est ainsi que Saadi et quelques généraux libyens prendront une autre route, celle qui mène au Niger et le plateau du Djado.
« La première contrainte était de récupérer la matriarche, Safia, poursuit Djoumaa. Depuis la mort de son plus jeune fils, Seif el-Arab, le 1er mai, lors d’un bombardement de l’Otan, elle a décidé de rester auprès de celui qui était devenu son petit dernier : Khamis. Celui-ci, à la tête des troupes d’élite, était basé à Bani Walid. Pour y accéder, il fallait emprunter une route non sécurisée, c’est-à-dire que l’on pouvait tomber sur un check-point des insurgés. Je jure sur la tête de mes enfants [il en a trois, tous du voyage, car représentant une sorte d’assurance vie pour les augustes passagers] que le véhicule qui transportait les précurseurs et éclaireurs a été intercepté par un barrage de rebelles, immédiatement levé après la remise d’une mallette contenant 200 000 dollars à celui qui faisait office de chef.
« Arrivé à Bani Walid, le cortège s’arrête quelques heures, le temps de récupérer des femmes et enfants de certains accompagnateurs [toujours l’assurance vie !] et bien sûr Safia et quelques proches. Nous avons attendu la nuit pour repartir. Prochaine étape : Sebha. La route était moins dangereuse, mais au-delà de Sebha, où nous avons passé deux nuits, nous n’avions aucune garantie. L’option Ghadamès [plus proche de Sebha] et Debdeb l’algérienne est très vite abandonnée pour celle de Tinalkoum et Tahat, plus au sud et donc plus éloignés. Pourquoi quarante-huit heures à Sebha ? Nous avions un autre problème : le risque de tomber nez à nez avec les salafistes d’Al-Qaïda. L’aide de camp de Hannibal avait donc sollicité l’expertise de l’un de ses affidés, un contrebandier touareg réputé pour sa parfaite connaissance du terrain et ses multiples complicités avec les djihadistes du Sahel. Nous avons donc dû l’attendre. Il en coûtera 100 000 dollars et quatre jours de route supplémentaires à cause des pistes empruntées dans le désert pour éviter les mauvaises rencontres. Le tout sur fond de cris d’enfants, de crises de nerfs et d’angoisse. Un vrai chemin de croix. »
Les larmes de Safia. Le convoi arrive à destination dans la nuit du 27 au 28 août. La famille a droit à un traitement VIP. Du moins ce que permet le confort sommaire de l’austère Tahat : quelques chaises en plastique et des lits de camp. Les officiers supérieurs et les autorités civiles de Djanet sont dépêchés sur place par hélicoptère. Plus au nord, le tarmac de l’aéroport militaire de Boufarik est le théâtre d’une intense activité, et les rotations des gros-porteurs Iliouchine et autres Hercule C130 se multiplient. Si la décision politique d’accueillir la famille Kadhafi est déjà prise, la vérification de l’identité des accompagnateurs, des gardes du corps et du petit personnel prend du temps. Au plan diplomatique, Alger informe Ban Ki-moon et le Conseil de sécurité. Washington est aussi averti, mais il dispose déjà de l’information. « Le Pentagone ne le crie pas sur tous les toits, mais il apprécie la coopération d’Alger et notre souci de la légalité internationale », raconte un officier supérieur.
Le Caire, dimanche 28 août. Les chefs de la diplomatie de la Ligue arabe sont en conclave. Mahmoud Jibril, numéro deux du CNT, demande à rencontrer Mourad Medelci. « Cela tombe bien, j’ai une importante communication à vous faire, dit en préambule le chef de la diplomatie algérienne. Mon pays a décidé aujourd’hui d’accueillir, pour des raisons strictement humanitaires, une partie de la famille Kadhafi. » Et de lui décliner l’identité de ces réfugiés « spéciaux ».
Pendant ce temps, au Niger…
Le Niger abrite plus de 200 Libyens en cavale. Le plus connu est Saadi Kadhafi, contre lequel Interpol a émis une notice rouge le 29 septembre. Escorté par des combattants touaregs, ce fils du « Guide » déchu est arrivé début septembre par la route. Aujourd’hui, il loge à la villa A4 d’un lotissement de luxe, le « Conseil de l’entente ». Télévision, téléphone satellitaire, maître d’hôtel… Il ne manque de rien. Étroitement surveillé, il est invité à ne pas sortir du lotissement, mais a déjà fait deux fois le tour de Niamey. Selon l’un de ses derniers visiteurs, il commence à déprimer… Autres fugitifs : le général Rifi, chef d’état-major de l’armée de l’air, le général Ali Kana, patron de la sécurité à Sebha, et le colonel Abdallah Mansour, officier traitant des rebelles touaregs. Ils vivent dans une résidence d’État, près de la présidence, et leur suite – officiers, agents du protocole, hommes de main… – loge dans une villa d’un quartier résidentiel. Alain Faverie
À 2 700 km du Caire, Alger prépare les conditions d’accueil des Kadhafi. À Tahat, l’identification des accompagnateurs, armés pour la plupart, s’éternise. Aïcha est enceinte de huit mois. L’émotion et les conditions du voyage ont accéléré les contractions. Mais les militaires algériens restent intransigeants. Outre l’identification des personnes armées, les consignes de sécurité imposent de séparer les membres de la délégation en plusieurs convois. « Pour leur propre sécurité, explique notre officier. Nous avons reçu pour instruction de ne pas les transporter dans leurs véhicules libyens. Il fallait attendre la vingtaine de 4×4 venant de Djanet. » La famille refuse d’être séparée. « Nous mourrons ensemble », lance en pleurant Safia.
Pourboires de 100 dollars. La cadence des contractions de la jeune femme va accélérer les choses. À l’aube du 29 août, Safia, Aïcha et leurs suivantes sont transférées par hélicoptère vers une clinique de Djanet. L’ancienne avocate de Saddam Hussein donne le jour, le lendemain, à une petite fille qu’elle nommera, selon la rumeur, Amel Djanet, (Espérance de Djanet). L’heureux (ou malheureux, c’est selon) père, les fils Kadhafi, les nombreux enfants qui les accompagnent et le reste de la délégation sont acheminés, par voie terrestre, jusqu’à la base aérienne de Djanet où un C130 les emmène à Boufarik. Aïcha et Safia les rejoindront quarante-huit heures plus tard, après une escale à l’hôpital militaire d’Aïn Naadja, dans la banlieue d’Alger, en compagnie de la sage-femme qui a assisté Aïcha pour l’accouchement.
Selon certaines sources, outre les voitures, les armes, les moyens de télécommunications sophistiqués, l’or et l’argent en liquide n’ont pas été acceptés en territoire algérien. « Une légende, assure un habitant de Djanet. Jamais le personnel de la maternité où a accouché Aïcha n’a vu autant de billets de 100 dollars distribués en pourboires. Une infirmière aurait reçu l’équivalent de deux années de smic ! »
La famille et les accompagnateurs (une soixantaine de personnes, en grande majorité des femmes et des enfants, sur la centaine qui a fait le voyage Tripoli-Tinalkoum) se retrouvent réunis le 31 août. Ils sont regroupés dans un minicomplexe de quatre villas dans la partie la plus protégée, quasi inaccessible aux riverains, de la résidence d’État du Club des pins. Un véritable no man’s land surveillé par une compagnie de gendarmerie pour dissuader badauds et curieux de s’approcher.
Rares sont les personnes qui peuvent se targuer d’avoir rencontré les nouveaux hôtes. Le conscrit qui nous a rapporté le récit de Djoumaa en fait partie. Il nous décrit l’état d’esprit des réfugiés.
« Mohamed [ex-patron des télécoms libyennes] m’a semblé le plus nerveux. Hannibal est le plus hautain. Son épouse, Aline [Skaf, de son nom de jeune fille], une ancienne actrice libanaise, a sombré dans la dépression. Safia n’arrête pas de pleurer et Aïcha est la plus courageuse (en photo ci-dessous, © Reuters, NDLR). »
Notre témoin n’est pas le seul à être sous le charme de la « Madone » de la Jamahiriya. Pour nombre de ses concitoyens, Aïcha n’est plus perçue comme la fille du dictateur déchu, mais comme l’icône de la résistance à l’agression militaire occidentale. C’est pourquoi son intervention, le 25 septembre, sur la chaîne de télévision syrienne Arraï, appelant à « chasser les traîtres et les valets de l’Otan de Tripoli » a embarrassé le pouvoir algérien. « Non seulement elle l’a fait le jour où Mourad Medelci avait annoncé, depuis New York, la reconnaissance du CNT, mais son intervention médiatique a perturbé l’opinion nationale, explique un diplomate algérien sous le couvert de l’anonymat. Elle nous met en porte-à-faux avec notre passé de résistants et de soutiens indéfectibles aux mouvements de lutte contre l’oppression étrangère.
Le 28 septembre, l’officier traitant des « réfugiés du Club des pins » les informe qu’une nouvelle sortie médiatique d’Aïcha conduirait les autorités algériennes à reconsidérer l’asile qui leur a été accordé. « Une menace difficile à mettre en œuvre, assure Miloud Brahimi, ancien bâtonnier et militant des droits de l’homme, car l’article 68 de la Constitution sacralise le droit d’asile. En outre, une convention algéro-libyenne, signée en novembre 1995, interdit toute extradition entre les deux pays pour des motifs politiques. » Aïcha et consorts ? Un nouveau casse-tête pour le pouvoir algérien.
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Kaddafi : la traque
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