Marvin Victor, « Corps mêlés » au coeur de la catastrophe
S’inspirant des événements tragiques d’Haïti d’il y a un an, Marvin Victor signe le premier roman du séisme. Une narration serrée et ample sous la plume de ce jeune auteur haïtien promis à un bel avenir.
« Par une nuit de décembre, un vendredi, comme d’autres entrent au Séjour des morts, me raconta un jour ma marraine, ma tante, elle, la sage-femme par excellence, je sortis des entrailles peureuses et gluantes de ma mère que les gens du pays de Baie-de-Henne donnaient pour une mule – cette bête hybride, issue de l’accouplement d’une jument et d’un âne et qui, selon eux, met bas soit des mouches, soit des abeilles – considérant qu’au bout des nombreuses liaisons qu’ils lui prêtaient, elle ne parvenait pas à tomber enceinte. »
Ainsi débute le roman de l’Haïtien Marvin Victor. Corps mêlés* est son premier roman. Il est à l’image de cette longue phrase inaugurale, à couper le souffle. On sort groggy de la lecture de ses 250 pages, denses, oniriques et empreintes de la beauté tragique d’un monde en déréliction.
Entre délire et nostalgie
Or nous ne savons pas grand-chose sur l’auteur miraculeux de ces pages. Sinon qu’il approche la trentaine, qu’il a quitté Port-au-Prince après le séisme de 2010, qu’il est également peintre et cinéaste. Rien dans cette bio succincte communiquée par son éditeur ne nous prépare à un texte aussi achevé, tant sur le plan de la narration que sur celui de l’écriture. À 28 ans, Marvin Victor a écrit un roman quasi joycien d’errance et de quête à travers un Dublin caribéen, frappé par la catastrophe.
Son roman est un long monologue. Entre délire et nostalgie. La narratrice Ursula Fanon est blessée par un pan de mur qui est tombé sur sa tête pendant le séisme. Mais elle a pu échapper à la mort. Sa fille n’a pas eu cette chance. Est-ce la vision terrifiante du corps inanimé de sa fille gisant sur son lit qui a fait Ursula quitter son appartement ?
Elle erre dans les rues de Port-au-Prince où les gens attendent hébétés d’être secourus. Elle y croise l’un de ses anciens amants, un certain Simon Madère qui est peut-être même le père de sa fille, mais qu’elle avait perdu de vu depuis vingt-cinq ans. Elle va le suivre jusque dans son appartement pour lui raconter l’histoire de sa vie, ses amours, ses frustrations, ses combats pour la survie. Elle lui parle de Baie-de-Henne, village baroque où elle est entrée dans la vie il y a une quarantaine d’années, comme on entre dans la mort.
Envie d’une nouvelle réplique
Trop silencieux pour être vrai, ce Simon Madère est sans doute le produit d’une conscience traumatisée. Il relève plus du délire et du fantasme. N’a-t-elle pas eu la tête fracassée au cours des premières secousses ?
Cela n’empêche pas Ursula de faire l’amour avec ce fantôme de son passé… Une des scènes les plus poignantes du livre est celle où elle prend le sexe de Simon dans la main et le fait jouir, avant de s’éloigner : « Honteuse à mon tour – je m’accoudai à l’embrasure de la haute fenêtre à battants en lattes de chêne, face à la rue en ruine où se trouvait encore la femme en agonie, sa tête calée contre le tronc du flamboyant, me répétant que je ne pouvais résolument tomber plus bas, et me rendant compte que j’étais à jamais désireuse qu’une nouvelle réplique m’engloutisse au plus loin du ventre de la terre. »
La plus grande réussite de Marvin Victor est d’avoir su inscrire son récit dans l’histoire d’Haïti, mêlant la catastrophe naturelle à une catastrophe personnelle, humaine. La première devient en quelque sorte la métaphore de l’autre. Et ce transfert poétique commence dès le titre du roman qui évoque à la fois l’érotisme et les fosses communes.
Marvin Victor, retenez ce nom. Vous en entendrez parler !
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* Corps mêlés, par Marvin Victor, Gallimard, 249 pages, 18,50 euros.
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