Guerre du Golfe : le Moyen-Orient selon George Bush
Le 17 janvier 1991, avec l’opération militaire « Tempête du désert » en Irak, les États-Unis affirment avec fracas ce qui sera leur crédo au moins jusqu’à l’élection de Barack Obama, en 2008. À savoir le droit – considéré comme aquis par Washington – d’intervenir pour régler la vie des États et des peuples. Voici comment François Soudan analysait cette nouvelle donne, dans un article de J.A. n° 1569, daté du 23 au 29 janvier 1991.
Ils ont peut-être les moyens de nous effacer de la carte, confiait, il y a quelques jours un ambassadeur irakien en Europe. Mais cela leur coûtera cher. Et ce qu’ils appellent l’après-guerre sera en fait le début de la vraie confrontation. »
Depuis les premières semaines du mois d’août pourtant, loin des scénarios militaires et des préoccupations médiatiques, une équipe du bureau de prévision politique du département d’État américain {Policy Planning Staff) s’efforce d’appliquer au Moyen-Orient de demain les schémas du monde selon George Bush.
Les premiers résultats de ces travaux ont déjà donné lieu à une réunion ad hoc, en novembre, dans le bureau ovale de la Maison Blanche, sous la houlette du président. Tout y fut évoqué, de l’éventualité d’une occupation partielle de l’Irak « après la crise » jusqu’au new deal envisagé à moyen terme pour toute la région. Auteur principal du rapport lu ce jour-là devant George Bush : Dennis Ross, 42 ans, spécialiste du monde arabe auprès du secrétaire d’État James Baker.
Un passage, peu souligné, du discours présidentiel de septembre 1990 prononcé devant l’Assemblée générale des Nations unies, donne le ton du rêve américain au Moyen-Orient. Après avoir explicité ce que devrait être le nouvel ordre mondial américano-centré de l’après-guerre froide, Bush avait eu cette petite phrase : « À la suite du départ des Irakiens du Koweït je crois vraiment qu’il sera enfin possible, pour tous les États et les peuples de la région, de résoudre les conflits qui divisent les Arabes et Israël. »
Présence militaire américaine accrue
Déjà, l’essentiel de cette allocution devait beaucoup aux analyses préparées, au septième étage du département d’Etat, par les conseillers de James Baker. Mais il ne s’agissait là que de la seconde partie des travaux prospectifs menés par Dennis Ross, en coordination avec une cellule spécialisée du Conseil national de sécurité dirigée par Richard Haas. Les préparatifs les plus urgents et les plus aléatoires portent, eux, sur l’immédiat après-guerre.
Comment parvenir à cette «structure régionale de sécurité collective » évoquée – en termes plutôt vagues – par James Baker ? Evidence immédiate pour Washington : une présence militaire américaine doit être maintenue en Arabie saoudite et au Koweït. Mais elle doit être discrète et, de préférence, « off shore », c’est-à-dire embarquée et non terrestre.
Certes, reconnaît-on au département d’Etat, la persistance « indéfinie » de cette force signifie le maintien en place des systèmes monarchiques et féodaux d’Arabie saoudite et du Golfe. Mais leur survie en l’état, in inste-t-on, ne sera que temporaire, en attendant la-seconde phase d’évolution, sous conduite américaine, du Moyen-Orient sans Saddam Hussein.
Que va devenir l’Irak ?
Autre problème urgent : que va devenir l’Irak ? Il ne faut ni l’affaiblir au profit de l’Iran, ni favoriser son éclatement, pense-t-on à Washington. Certains hommes politiques – comme l’ancien ministre français de l’Intérieur Michel Poniatowski sont allés jusqu’à souhaiter le démembrement de l’Irak en trois régions autonomes (Basra, Bagdad et Kurdistan).
Plus sérieusement, le président turc Turgut Ozal a récemment fait part de ses craintes quant aux revendications territoriales que pourraient formuler les États voisins sur l’entité irakienne. Les planificateurs américains, eux, ont des ambitions moins bouleversantes.
Selon eux, et puisqu’il semble aller de soi, à leurs yeux, que Saddam Hussein doit, à tout le moins, abandonner le pouvoir à l’issue de la guerre, la mise en place d’un gouvernement démocratique issu d’élections libres ou présumées telles, est l’unique solution. En attendant, un leadership transitoire et consensuel, composé des divers représentants de l’opposition, devra être établi.
Quelle opposition? Quelle alternative? L’imagination du département d’État est, sur ce point crucial apparemment prise en défaut. Certes, la CIA, dont c’est le travail, a d’ores et déjà pris des contacts avec la coalition hétéroclite d’une vingtaine de partis de l’opposition irakienne qui, à l’issue d’une réunion tenue à Damas, a lancé le 28 décembre 1990 un appel au renversement de Saddam Hussein.
L’aspect conjoncturel de cet assemblage n’échappe pourtant à personne. On y trouve six mouvements islamistes (dont Al Dawa de l’ayatollah Baker al-Hakim), cinq partis kurdes (dont le PDK de Massoud Barzani), des dissidents de Baas, des nassériens, des communistes, des socialistes, des libéraux, des nationalistes… qui ont consacré une bonne partie de la séance d’ouverture, de leur congrès à débattre vivement sur l’opportunité de réciter une fatiha !
Nul ne peut dire en outre si leur ralliement à la « cause » américaine est assuré. Le ton de leur manifeste, ainsi que celui de leur porte-parole. l’ayatollah Mohammed Taghi Moudarissi, est en effet très critique à l’encontre du « complot sioniste et colonialiste » visant à « envahir l’Irak ». Enfin, aucune personnalité de rechange n’a pour l’instant émergé au sein de ce groupe, extrêmement soucieux de ne pas apparaître comme une cinquième colonne s’apprêtant à débarquer des fourgons de l’arrière-garde américaine.
Les schémas concoctés à Washington dépassent pourtant cet obstacle essentiel pour s’atteler déjà, à la construction du « nouvel ordre ». Si on en croit les confidences de Dennis Ross au journal britannique le Guardian, sa mise en place devrait s’articuler autour de deux phases.
Démocratisation à marche forcée
Premier temps : la démocratisation accélérée des régimes, en commençant par la péninsule arabique, mais sans oublier la Syrie. « Nous devons aller vers une plus large participation politique », affirme Ross. Ce qui signifie selon lui : multipartisme, élections, Premiers ministres, etc… Après les avoir soutenus, il va donc falloir assister, par le biais de ce processus imposé, à la déstabilisation de chefs d’État dont, vraisemblablement, Fahd, Jaber (dans l’hypothèse où il retrouverait son trône) et leurs homologues du Golfe.
Cette vaste opération de lifting devrait également concerner les Palestiniens, sommés eux aussi de se donner une image plus « présentable ». Le sentiment actuel du département d’État est que Yasser Arafat, discrédité et disqualifié par son alliance avec Saddam Hussein, ne survivra pas politiquement au conflit. On recherche, donc activement un leader de rechange pour l’OLP, avec le même péché originel que pour la succession de Saddam Hussein : l’absence – ou le trop-plein – d’alternative.
Une fois opérées cette modernisation et cette homogénéisation du paysage politique moyen-oriental, le temps sera venu, estime-t-on, à Washington, de discuter avec Israël. L’idée de base est simple : si les Israéliens ont face à eux des gouvernements « démocratiques » (on serait tenté d’ajouter : soumis et désarabisés à la manière de Saddate) et donc fiables à leurs yeux, ils pourront, enfin négocier en confiance. Le moment de convoquer une conférence internationale – laquelle, selon Dennis Ross, devrait déboucher sur « l’accomplissement de notre rêve » -, sera alors propice, l’Amérique espérant ainsi garantir à la fois la sécurité d’Israël et celle des Arabes. Et tout cela aboutira à un système de désarmement général, y compris nucléaire, au sein duquel les frontières seront ouvertes à toutes les vérifications, comme cela se passe actuellement entre nous et les Soviétiques… »
Impérialisme à l’état brut
Pas une seule fois, dans ce scénario à court et moyen terme, n’est évidemment évoqué le fait que la politique moyen-orientale des Etats-Unis puisse être l’otage de celle d’Israël. Surtout, le droit pour l’Amérique d’intervenir au-delà des océans pour contrôler les États, les peuples et les régimes est, semble-t-il, définitivement considéré comme un fait acquis. On a ainsi beaucoup glosé autour de la « dramatique » réunion du Congrès qui donna début janvier les pouvoirs de guerre à George Bush, sans relever cependant que contrairement à ce qui s’est passé dès le début de la guerre du Vietnam aucun représentant du peuple américain n’a mis en cause ce qu’il faut bien appeler, au sens strict du terme, cet impérialisme à l’état brut.
Les analyses, les circonvolutions passablement policées du «Policy Planning Staff » ne seraient-elles que la présentation, en langage diplomatique, des outrances oratoires de George Bush ? Le président semble en effet prisonnier d’une vision extrêmement simpliste du Moyen-Orient. Son ton depuis le 2 août, même s’il lit en ce moment, dit-on, une biographie du grand homme d’État britannique, n’est même pas churchillien. Son vocabulaire paraît directement issu de la culture « country and western ». Le mélange entre ces certitudes ontologiques et les projets à long terme, du département d’État peut en tout cas paraître inquiétant. Et il se pourrait que les Arabes, désespérément habitués à ne voir en l’Amérique qu’un empire de complots, planifiant les événements par l’intermédiaire d’agents locaux n’aient, cette fois, pas tout à fait tort.
Colin Powell et Geogre Bush, en 1991.
© AFP
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