Yves Aubin de La Messuzière : « L’Élysée a une diplomatie gesticulatoire »
Libéré de son devoir de réserve, l’ancien ambassadeur de France en Tunisie, Yves Aubin de La Messuzière, porte un regard critique sur la politique étrangère de Nicolas Sarkozy.
Diplomate arabisant, Yves Aubin de La Messuzière a été en poste dans de nombreux pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Il préside depuis 2009 la Mission laïque française et n’est plus astreint au devoir de réserve. En novembre 2011, il publie Mes années Ben Ali, où il revient sur son expérience d’ambassadeur à Tunis, de 2002 à 2005, afin de répondre « aux critiques injustes […] adressées aux diplomates qui n’auraient “rien vu venir” » en Tunisie et en Égypte. Entré en 1968 au ministère français des Affaires étrangères, il a connu tous les présidents de la Ve République. Il porte un regard critique sur la politique extérieure du dernier d’entre eux.
Jeune Afrique : Quel bilan faites-vous de la diplomatie de Nicolas Sarkozy ?
Yves Aubin de La Messuzière : Il est contrasté. Si le président sortant a été très présent sur des dossiers de crise, avec des résultats, comme en Géorgie, j’ai l’impression qu’il n’a pas de vision globale. Prenons le cas de l’Union pour la Méditerranée [UPM]. Tel qu’il avait été conçu, ce projet ne pouvait pas fonctionner, car il écartait de grands partenaires de la Méditerranée, comme l’Allemagne. Cela a créé un vrai différend entre Berlin et Paris. Sarkozy s’est rattrapé par la suite en incluant l’ensemble de l’Union européenne, mais c’est un trait de sa politique étrangère : le rattrapage. Il n’y a pas eu de suivi, l’UPM est depuis au point mort.
Comment caractériser sa politique extérieure ?
Elle se fait par à-coups, en fonction des événements, et elle est souvent excessive. En Libye, après avoir réglé l’épisode des infirmières bulgares, il en a beaucoup trop fait en invitant Kadhafi pour une quasi-visite d’État. Pareil avec Bachar al-Assad. Sous Jacques Chirac, il y avait eu une rupture exagérée avec Damas. Sarkozy a eu la bonne idée de renouer le dialogue, mais il est allé trop loin en invitant Bachar au défilé du 14 Juillet alors qu’il n’y avait aucun progrès en Syrie. De même, sur le conflit israélo-palestinien, on peut, d’un côté, se féliciter qu’après s’être affirmé très pro-israélien il soit revenu aux fondamentaux plus équilibrés de la politique gaullo-mitterrandienne. Mais là aussi s’est manifestée cette politique gesticulatoire, quand il a voulu organiser des conférences sur le conflit, une initiative précipitée qui n’avait aucune chance d’aboutir.
Le candidat Sarkozy a déclaré qu’il se rendrait en Israël s’il était réélu…
On est encore dans le gesticulatoire ! Le contexte local et régional ne se prête pas du tout en ce moment à ce genre d’opération. Les Palestiniens sont dans une situation incertaine, préoccupés par la difficile réconciliation du Hamas et du Fatah, et par l’activisme croissant des extrémistes à Gaza. De leur côté, les Israéliens font face à un climat social tendu, les discours se focalisent sur l’Iran et l’on évoque des élections anticipées avant la fin de l’année. Enfin le parrain américain d’Israël est lui-même entravé par les présidentielles de novembre. Dans ces circonstances, on se demande bien quels pourraient être les résultats d’une telle initiative. Sarkozy chercherait-il à profiter de l’avance électorale qu’il aurait sur le prochain président américain pour se mettre en vedette ?
Notre attitude en Tunisie l’a démontré : nous n’avons pas été au rendez-vous de l’Histoire.
Quel jugement portez-vous sur la politique française face aux révolutions arabes ?
Notre attitude en Tunisie l’a démontré : nous n’avons pas été au rendez-vous de l’Histoire. Alors même qu’Obama saluait le courage et la dignité du peuple tunisien, l’Élysée disait « prendre acte de la transition ». Ce qui voulait dire en clair : « Nous allons composer avec une situation qui n’est pas celle que nous aurions souhaitée. » Cela a marqué l’opinion en Tunisie et ailleurs. Après, encore le rattrapage, et toujours la politique du chiffrage. On a envoyé douze ministres, qui sont arrivés sans dossiers. Le président aurait été mieux inspiré de s’y rendre lui-même, comme l’a fait Zapatero, alors chef du gouvernement espagnol. Puis, lors de la prévisible victoire électorale d’Ennahdha, l’Élysée a émis des messages de défiance en annonçant que la France allait exercer une vigilance vis-à-vis de la Libye et de la Tunisie. À nouveau, les Tunisiens ont été choqués. Ils avaient fait une révolution démocratique, tenu des élections libres et transparentes, et nous faisions cet amalgame grossier avec la situation libyenne.
La nomination d’Alain Juppé au Quai d’Orsay n’a-t-elle pas amené plus de modération ?
Elle y a introduit plus de cohérence et elle a surtout remobilisé le ministère qui avait été, comme les ministres successifs, complètement marginalisé. Cela revenait à se passer de la grande expertise de nos diplomates à laquelle l’Élysée aurait été bien inspirée de faire appel sur les dossiers syriens ou libyens. La détestation du président de la République pour les diplomates n’est hélas pas un mystère, et c’est ce qui m’a notamment amené à écrire sur mon expérience tunisienne ! On se demande vraiment quelle a été la valeur ajoutée de Bernard-Henri Lévy, qui dans son livre ne cesse de critiquer les diplomates. En venant à Benghazi, il a semé la confusion : sa démarche a brouillé celle des diplomates, déjà discrètement sur place pour prendre contact avec le CNT. Aujourd’hui je crois comprendre qu’Alain Juppé s’appuie beaucoup sur l’expertise du Quai d’Orsay, notamment sur la Syrie, pour mieux apprécier la nature de ce régime opaque. Un véritable atout dont nous nous étions privés en Libye.
Cette marginalisation du Quai avait déjà cours avant Sarkozy sur l’Afrique subsaharienne…
Oui, et le président sortant avait eu ce geste positif une fois élu de dissoudre la cellule africaine de l’Élysée. Celui qu’on appelait le « Monsieur Afrique » était inséré dans le service diplomatique sous l’autorité du conseiller Jean-David Levitte. Mais de facto s’est constituée une forme de cellule africaine avec Claude Guéant et Robert Bourgi : les anciennes pratiques se sont malgré tout maintenues. Et celui qui suivait les affaires africaines à la cellule diplomatique n’était pas forcément au courant des visiteurs du soir et des rencontres qui se faisaient hors de l’Élysée sur d’importants dossiers. Cela aussi a créé de l’incohérence.
On se demande vraiment quelle a été la valeur ajoutée de Bernard-Henri Lévy, qui dans son livre ne cesse de critiquer les diplomates.
Comment voyez-vous l’évolution et l’avenir des relations franco-algériennes ?
Elles traversent une phase très délicate. Avec le cinquantenaire des accords d’Evian et de l’indépendance, on observe une grande retenue de part et d’autre. C’est une relation bien sûr marquée par la passion. Un mot de trop, une initiative de trop et c’est le drame. La France doit travailler prudemment avec l’Algérie et le projet de mettre Bigeard aux Invalides n’est pas de nature à apaiser les choses. Côté algérien, le FLN (Front de libération nationale, au pouvoir, NLDR) accroît les tensions en voulant relancer la loi sur la criminalisation de la colonisation. Il va y avoir les élections de mai et peut-être les mouvances islamiques qui sont bien placées seront plus pragmatiques. Mais il faudra sans doute attendre l’après-Bouteflika pour que les relations s’apaisent vraiment. Il sera intéressant de voir ce que vont faire les autorités algériennes pour les célébrations de l’indépendance en juillet : la France sera-t-elle invitée ? Le président renouvelé ou François Hollande, s’il est élu, s’y rendra-t-il ?
La France s’est-elle accommodée de l’islamisme ?
Il ne s’agit pas de s’accommoder, c’est une réalité. Mais cela ne veut pas non plus dire que l’islamisme soit l’horizon politique exclusif des pays arabes. Ennahdha a été élue démocratiquement, de même que le PJD [Parti de la justice et du développement, NDLR] au Maroc. En Algérie, les islamistes sont présents et le seront probablement de plus en plus. Il faut juger sur les actes et ne pas mettre des conditionnalités ni être plus vigilants que de coutume. Conditionnalité et vigilance peuvent s’exercer à l’égard de tout pouvoir, islamiste ou laïque.
La politique étrangère semble absente du débat électoral…
Il faudra peut-être attendre le second tour pour voir enfin s’affirmer les discours sur la politique étrangère.
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Propos recueillis par Laurent de Saint Périer.
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