Liberia : Samuel Doe et Charles Taylor, d’un massacre l’autre (#4)

À l’occasion du verdict en appel du TSSL dans le procès de Charles Taylor, Jeune Afrique vous offre à redécouvrir ses articles les plus saisissants concernant l’ancien président libérien. Quatrième volet de la série : les massacres commis pendant la guerre sanglante que Charles Taylor mène contre le président Samuel Doe. Un article introductif de Francis Kpatindé, suivi d’un reportage de Mariam C. Diallo, tous deux parus dans le J.A. n° 1544, du 1er au 7 août 1990.

Samuel Doe (à g.) et Charles Taylor en 1990. © AFP

Samuel Doe (à g.) et Charles Taylor en 1990. © AFP

Publié le 26 septembre 2013 Lecture : 10 minutes.

Liberia : Charles Taylor, itinéraire d’un tueur
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Liberia : Charles Taylor, itinéraire d’un tueur

Plongée dans la vie et les œuvres de Charles Taylor à travers toute une série d’articles d’époque issus des archives de Jeune Afrique.

Sommaire

L’histoire se répéterait-elle au Liberia ? On est porté à le croire, tant les événements qui s’y déroulent depuis huit mois ressemblent étrangement aux péripéties sanglantes qui ont accompagné l’accession au pouvoir de Samuel Doe, le 12 avril 1980. Ce jeune sous-officier analphabète avait fait nuitamment irruption – on s’en souvient – dans la chambre du chef de l’Etat, William Tolbert, à l’époque président de l’OUA. Trois balles tirées par un de ses sbires avaient mis fin à la séculaire domination des « Congos », l’aristocratie afro-américaine, sur les « Natives ». Dix ans plus tard, un autre « rédempteur» se trouve aux portes du palais présidentiel. Son nom ? Charles Taylor. Son objectif déclaré ? « Tuer Doe ». 1980 : une révolution des autochtones contre le « colonisateur de l’intérieur », 1990 : une jacquerie conduite par un métis libéro-américain, dont on a bien du mal, au-delà de la liquidation de Doe, à cerner le projet politique. En 1980, une fois passées les premières heures d’un coup d’Etat, qui avait pu paraître « légitime » à certains, Samuel Doe devait vite montrer son vrai visage : macabre.

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Fac similé de l’article de Francis Kpatindé, du J.A. n° 1544.

Le 23 avril 1980, onze jours à peine après le putsch, treize membres du gouvernement renversé étaient passés par les armes sur une plage de Monrovia. Les télévisions étrangères avaient été invitées à « couvrir » cette boucherie. Samuel Doe fut mis en quarantaine par le « syndicat » des chefs d’Etat africains. Son crime ? Non pas tant l’assassinat du président symbolique de toute l’Afrique que le spectacle d’abomination offert aux multitudes à travers le monde. Une faute impardonnable aux yeux de ses pairs africains. Et voilà que, dix ans plus tard, les armes règnent à nouveau au Liberia. L’horreur a succédé à la barbarie, avec pour maîtres d’œuvre Samuel Doe et Charles Taylor, deux « justiciers » aux mains sales.

Les nervis du premier ont rasé de la carte des villages entiers, dont les habitants avaient le malheur d’appartenir aux ethnies ghio et mano. Ces dernières, qui forment aujourd’hui l’ossature des troupes de Charles Taylor, ne font pas, non plus, de quartier : elles égorgent systématiquement tout ce qui ressemble à un Krahn, l’ethnie de Doe, ou à un Mandingo (appellation imprécise pour désigner les commerçants venus de Guinée). Au Liberia, on ne se bat pas pour un idéal, on ne tue pas au nom de valeurs ou d’une idéologie. L’inhumanité des uns semble simplement justifier la sauvagerie des autres. Quand l’horreur semble la chose au monde la mieux partagée qui choisir? Un dictateur ubuesque aux abois ou un prêcheur millénariste quelque peu cupide dont le principal mérite se réduit à avoir « découvert» tardivement le « despotisme » de son ex-employeur ?

Francis Kpatindé

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1990 : voyage au bout de l’horreur

Par Miriam C. Diallo, envoyée spéciale

« Mange ma fille, cela t’aidera à tenir une journée ou deux, si tu veux aller au Liberia. » La patronne d’un restaurant de Danané (ville ivoirienne la plus proche du Liberia) qui m’encourageait de la sorte, ne croyait pas si bien dire. Aller au Liberia, c’est voyager dans l’inconnu et affronter de dures épreuves.

En guerre civile depuis bientôt sept mois, il est devenu difficile d’accès. Toute la région Nord, jusqu’aux portes de Monrovia, est sous le contrôle des rebelles. Impossible d’entrer dans le pays sans leur accord.

A Danané (tout au nord de la frontière ivoiro-libérienne), il nous a fallu trois jours de négociations avec les rebelles de Charles Taylor pour obtenir le droit d’entrer au Liberia sous leur escorte. Enfin, nous roulons, cahotons à vive allure sur une piste défoncée, à bord d’un pick-up Toyota bleu sombre. Première étape: le poste frontière de Liguatuo, théâtre de toutes les horreurs. On raconte en effet que les maquisards ont laissé les cochons dévorer les corps de soldats gouvernementaux abattus. Nous atteignons ce poste à la tombée de la nuit. Partout, des jeunes gens nerveux et armés jusqu’aux dents de fusils, de pistolets, de coutelas. Une demi-heure plus tard commence un long interrogatoire: « Que venez-vous faire ici? Pour qui travaillez-vous? De quelle nationalité êtes-vous ?… » Cela dure deux bonnes heures. A peine est-ce terminé que mon interlocuteur s’endort et ronfle.

« Vous passez la nuit ici, et demain on verra si vous pouvez continuer la route », me dit le chef d’un ton ferme. On m’attribue une chambre impeccable dans l’un des bâtiments qui abritaient les bureaux des douanes. Reste à résoudre la question de l’eau. « La rivière coule non loin d’ici », me fait-on remarquer. Et les toilettes ? D’un geste vague, on me désigne la nature. Mais, partout, on m’accompagnera : faute de quoi, alors que l’on se croit seul dans l’herbe, des guérilleros surgissent, l’arme au poing, tels des lutins endiablés !

Au bout d’une nuit de mauvais sommeil, les rebelles acceptent de me laisser pénétrer plus loin. Toujours en leur compagnie. Nous traversons les villages de Kande, Karhplay, Beeplay. A l’entrée de chaque village, le drapeau rouge sang flotte sur des poteaux de fortune. Et, horreur! on a accroché à ces montants des crânes de soldats gouvernementaux abattus. Les maquisards sont fiers d’exhiber ces « trophées». La guerre transforme-t-elle à ce point l’être humain?

A part les combattants, il n’y a pas âme qui vive dans ces villages. Les populations ont fui. Les portes défoncées de certaines maisons, les toits incendiés témoignent de l’âpreté de la lutte. Nous mettons le cap sur Gborplay, toujours par des pistes peu praticables en cette saison des pluies.

Gborplay, c’est avant tout un vaste camp d’entraînement perdu au cœur de la forêt libérienne. Une foule de combattants est là, parmi lesquels les fameux « scorpions noirs », les commandos. De nouvelles recrues, hommes et femmes, sont également là, qui suivent un entraînement intensif. Ils vont à l’exercice armés de bâtons et n’ont droit au fusil qu’après avoir acquis quelques rudiments dans le maniement des armes. Les rebelles sont pour la plupart des jeunes. On y rencontre même des gosses de 8 à 14 ans.

On me conduit vers une vaste cour fermée par une palissade. A l’intérieur, un petit baraquement. On s’agite beaucoup autour de cette bâtisse dont toutes les issues sont jalousement gardées par des éléments féminins, kalachnikov à la main, M 16 américain au dos, une ceinture de munitions à la taille et, ô stupeur, une grenade, accrochée innocemment au soutien-gorge. Image surréaliste. Prenant leur rôle très au sérieux, elles font preuve d’une vigilance incroyable. Rien ne leur échappe.

L’une de ces combattantes, rapide comme l’éclair, vole vers moi. "Comment t’appelles-tu ? moi c’est B… Je voudrais que tu sois mon amie !"

L’une d’elles, rapide comme l’éclair, vole vers moi. « Comment t’appelles-tu ? moi c’est B… Je voudrais que tu sois mon amie ! » Je ne demande pas mieux dans cet univers particulièrement hostile. En deux mots elle me révèle qu’elle monte la garde chez le « patron », et repart aussi vite qu’elle est venue. Le patron ? Oui, il s’agit de Charles Taylor en personne. Celui que ses troupes appellent le « Chairman » (le président) était arrivé la veille à Gborplay, avec sa jeune compagne Agnès, celle que, là-bas, on désigne déjà comme la « First Lady ». En robe au plissé impeccable et chaussures vernies, la First Lady offre, en pleine brousse, un contraste saisissant avec cette armée de combattants dépenaillés. Agnès supervise les préparatifs d’un voyage imminent tandis que le Chairman reçoit ses conseillers, discute, donne des ordres, et accepte de m’accorder une interview. Moins d’une heure plus tard, il s’engouffre dans une rutilante Pajero. Destination… inconnue!

Mais à Gborplay la vie continue. « Doe must go. Taylor is coming ! » scandent les rebelles. On s’essaie à la mitraillette Beretta, au fusil d’assaut A 47, au M 16 lance-grenades, au canon antiaérien. Les troupes de Charles Taylor possèdent aussi des mitrailleuses soviétiques, des RPG 7 contre les véhicules, des mortiers, etc. Toutes ces armes, disent-ils, ont été prises aux militaires après les combats. Les combattants n’ont pas récupéré que les armes. Ils se sont également approprié les véhicules de l’armée et de la police. On peut les voir au volant de certains véhicules munis de gyrophares! Mais ils se sont aussi emparés de voitures luxueuses appartenant à des particuliers ou à des transporteurs, qu’ils abandonnent généralement dès qu’une panne technique sérieuse survient. Le véhicule est alors entièrement démonté et les pièces détachées sont revendues à vil prix dans les pays voisins. Au Liberia, on ne compte plus les voitures immobilisées au bord des routes. «Vous en trouverez partout ici, des bagnoles abandonnées, et dans toutes les positions! » raconte un jeune combattant.

Les rebelles « récupèrent » également d’autres choses. Au cours de notre voyage nocturne, des véhicules arborant leur drapeau rouge et portant la mention « Commando spécial Killer » sont interceptés par notre guide, l’un des proches conseillers de Taylor. Fouille systématique de ces véhicules : ils étaient bourrés de matériel n’ayant rien à voir avec des armes de guerre : vidéo, radio-cassettes, postes de télévision et autres objets de luxe susceptibles de rapporter gros de l’autre côté de la frontière. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les rebelles de Charles Taylor ne sont pas tous Libériens. Nous avons rencontré parmi eux des Ghanéens, des Sénégalais, des Nigérians, des Gambiens, des Guinéens, des Burkinabè, des Ivoiriens, etc. D’origine gambienne, G.D. est le type même de l’aventurier. Il a bourlingué dans maints pays, notamment la Libye. Grand admirateur de feu Thomas Sankara, il a séjourné au Burkina du temps de son héros. G.D. n’a qu’une ambition : c’est de prendre part à toutes les luttes de libération : «Je suis pour toutes les luttes d’indépendance. J’ai combattu en Guinée-Bissau, aux côtés d’Amilcar Cabral. C’est pour les mêmes raisons que je me retrouve ici, l’arme à la main. Le président Doe est un dictateur sanguinaire et borné. Nous lui avions cependant laissé l’opportunité d’une sortie honorable ; il n’a pas su saisir la perche. Tant pis pour lui ! »

Jean-Claude V. lui, est un jeune Ivoirien de 23 ans, venu apporter un soutien ethnique à Charles Taylor : « Je ne peux pas croiser les bras lorsque l’on tue des gens de la même ethnie que moi ! » Cependant, les rebelles disent de leur lutte qu’elle n’est pas tribale. « C’est une révolution populaire. Nous ne sommes pas des militaires. Seulement des civils, qui manifestent leur ras-le-bol du régime pourri de Samuel Doe. » Alors, comment expliquer cet acharnement d’une ethnie contre une autre ? C’est, nous explique-ton, parce que les affrontements opposent essentiellement les Ghio et les Mano, partisans de Taylor, aux Krahn et Mandingo du même clan que le président Doe, que cette guerre tourne au conflit ethnique.

Après Gborplay, nous mettons le cap sur Buchanan, le port minéralier du pays (situé à une centaine de kilomètres au sud-est de Monrovia), que nous atteindrons après treize heures de piste, en nous offrant une petite escale à Tapeta, une ville de l’Est vidée de sa population. Même les prêtres de la mission catholique ont plié bagage à la hâte, abandonnant station de radio, voitures, bulldozer et deux petits avions dans un hangar.

La piste, et rien que de la piste, au Liberia. A Buchanan, le vide est aussi total. Juste une petite poignée de Libanais. Là également, les guérilleros sont rois. Ils ont envahi les belles résidences qui abritaient il y a peu les cadres de la société minière, la Lamco. Ils se sont approprié le parc automobile de ladite entreprise et ses énormes réservoirs de fuel. Les conditions de vie sont plus agréables à Buchanan. Joliment construite et dotée de belles plages, en temps normal elle ferait songer à des vacances de rêve. Mais l’heure n’est pas à la rêverie. Et, au loin, les usines silencieuses de la Lamco offrent un aspect sinistre.

Dans la maison qui m’a été affectée, c’est le malaise. Des poupées abandonnées dans la chambre d’enfants, quelques jouets traînant encore dans la cuisine.

Je suis hébergée dans une luxueuse résidence. Il n’y a pas le choix, les hôtels n’existent plus. Aucune trace d’activité économique, pas de commerces, plus de supermarché. Dans les belles demeures, les rebelles ont razzié les réserves alimentaires. Le Liberia manque cruellement de vivres et de médicaments. Dans la maison qui m’a été affectée, c’est le malaise. Des poupées abandonnées dans la chambre d’enfants, quelques jouets traînant encore dans la cuisine, au salon, des photos de famille : quelques têtes blondes et rieuses témoignent de moments de bonheur. Dans la salle de bain, une brosse, des épingles à cheveux, une robe de chambre. La télévision trône encore dans le living feutré de cette maison. Pour la grande joie des rebelles qui profitent de tout. Les climatiseurs ronronnent dans les chambres. Le chauffe-eau tourne 24 heures sur 24. On profite de la trêve. Sans toutefois oublier le combat.

La guerre au Liberia repose également sur le recours à la superstition. Les rebelles portent presque tous aux poignets, au cou, aux doigts et au bout du fusil des amulettes faites de cordelettes, qui les rendraient invulnérables. Ils vont au combat le corps enduit de kaolin – précaution qui aurait le pouvoir de les protéger des balles ennemies. Une image à vous glacer d’effroi.

Réputés pour leur maniement de forces occultes, les rebelles inspirent une peur certaine à leurs adversaires. Certains maquisards n’hésitent pas à porter des perruques et des vêtements féminins pour se rendre au combat.

Des prisonniers, ils n’en font que très peu ou pas du tout. En proie à une frénésie de violence, les rebelles préfèrent achever leurs ennemis. Généralement, les cadavres restent sur place. Qui, dans cet effroyable chaos, les enterrerait?

Beaucoup, au Liberia, se souviendront de cette vision cauchemardesque de corps mutilés pourrissant au soleil. Mais pour certains rebelles l’irréparable s’est déjà produit. Ils flirtent paisiblement avec l’horreur.

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