Armée libyenne : dans l’urgence de se reconstruire

Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis. Après avoir évoquer dans un premier billet le problème de l’intégration des milices dans l’armée libyenne, il s’attache cette semaine à dresser un état des forces de cette dernière.

Des soldats libyens. © Reuters

Des soldats libyens. © Reuters

Publié le 3 décembre 2013 Lecture : 9 minutes.

Alors que les autorités libyennes sont confrontées au problème de l’intégration des milices, les programmes d’entraînement concernant plus de 20 000 militaires et paramilitaires sont loin d’atteindre leurs objectifs. De plus, l’organisation générale, le rééquipement et les modernisations pâtissent de l’absence de politique de défense claire, avec par exemple l’élaboration d’un "livre blanc" réaliste, dans le cadre d’une réflexion stratégique cohérente. De fait, la modernisation des forces s’avère plus aléatoire et conditionnées par des opportunités que réellement pensée. En d’autres termes, la défense libyenne "vit au jour le jour", soumise aux événements, aux caprices des milices, aux rivalités entre responsables politiques et militaires.

Des programmes de formation qui prennent du retard

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Afin de tenter de constituer une armée valable, des programmes d’instruction sont initiés notamment avec l’étranger. Au mois de juillet, Ali Zeidan évoque des stages en Grande-Bretagne (pour 2 000 hommes) et en Italie. L’Angleterre se dit également prête à ouvrir les portes de ses académies militaires aux officiers : Sandhurst (forces terrestres), Cranwell (aviation) et Darmouth (marine). Au "Camp 27" dans les environs de Tripoli, des Special Force américains entraînent les Libyens. Toutefois, le vol de nombreux équipements (dont des Hummer GMV, des lunettes de vision nocturne, des carabines d’assaut M4 et leur visée laser) provoque le départ des Bérets verts américains durant l’été 2013. Par ailleurs, si les annonces se multiplient, dans les faits, le nombre de Libyens formés en-dehors du pays reste faible tandis que les programmes accusent un retard croissant.

En septembre, il est toujours question de 1 600 hommes qui doivent se rendre dans la péninsule italienne ainsi qu’en Turquie. Huit cent dix-sept hommes sont déjà rentrés de l’académie de police d’Ankara. Les Émirats arabes unis aident aussi au développement de la police. Le mois d’octobre 2013 voit Tripoli solliciter l’OTAN pour la mise sur pied de ses forces armées ; requête examinée par l’organisme. Dans la foulée, les États-Unis réactualisent leurs projets pour la Libye : ils envisagent ainsi de faciliter l’instruction de 7 000 à 8 000 hommes, en Bulgarie.

En ce qui la concerne, l’Europe forme, depuis mai 2013, les garde-frontières et garde-côtes. Les 110 membres de l’Eubam-Libya (European Border Assistance Mission in Libya) constituent les maîtres d’oeuvre discrets de ce programme méconnu, tout en fournissant de l’imagerie satellite aux services de renseignement libyens. La France, quant à elle, prépare 75 gardes du corps qui seront affectés à la protection des responsables libyens ou au sein de l’unité de protection diplomatique, ainsi que 30 personnels de l’Armée de l’air, 20 officiers de la Marine. Sont également signalés 72 plongeurs-démineurs. Enfin, la possibilité de voir des troupes libyennes être entraînées en Serbie a été évoquée. Cependant, du fait de la présence de nombreux mercenaires serbes aux côtés de Kadhafi en 2011, il est pour l’heure peu probable que la proposition de Belgrade prenne corps.

Différents éléments compliquent la bonne marche de ces processus : indiscipline et absence d’assiduité  d’une partie des recrues issues des groupes révolutionnaires, pas de véritable sélection de ces derniers, prudence quant à l’organisation d’unités de forces spéciales susceptibles de servir par la suite de garde prétorienne, comment vérifier que les hommes entraînés intègrent bien une armée fantomatique et qu’ils ne rejoignent pas de "faux vrais" groupes de milice…

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Cependant, tout n’est pas catastrophique. En effet, il est à souligner que la Libye maintient un dialogue de qualité avec les pays concernés par sa situation et avec ses voisins géographiques. Des accords de coopération sont signés, des protocoles d’échanges de renseignement décidés (notamment avec l’Algérie). Outil diplomatico-militaire par excellence, la marine mène des exercices avec l’Algérie, la France, la Grande-Bretagne, Malte, le Maroc…

L’organisation

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Il est extrêmement difficile de brosser un portrait de ce que sont aujourd’hui les forces armées et de sécurité libyennes, d’autant que, comme nous l’avons vu, la frontière entre unités gouvernementales et milices est souvent des plus floues. Par ailleurs, la désignation des unités se révèle souvent fantaisiste (les bataillons étant fréquemment nommés "brigades"). Il apparaît toutefois que l’armée s’organise en au moins une brigade de commandos, au moins un bataillon mécanisé (le 204e) qui rassemble les chars et véhicules blindés récupérés aux forces de Kadhafi ainsi que ceux réparés dans les dépôts. Au moins quatre brigades d’infanterie (numérotées de 1 à 4) et jusqu’à une dizaine de bataillons d’infanterie indépendants figurent également dans l’ordre de bataille.

>> À lire aussi : Libye : des milices très encombrantes

La brigade commando (environ 2 000 hommes) profite d’un rappel d’une partie de ses réservistes en juillet 2013 ; beaucoup de ceux-ci travaillaient (depuis la chute de Kadhafi) dans des entreprises de sécurité privée (notamment au profit de banques). Elle engerbe une section de forces spéciales et une unité de protection des personnalités. À cette unité considérée comme relativement solide (par rapport au reste de l’armée libyenne) s’ajoute la Force conjointe de sécurité (Joint Security Force) qui regroupe des éléments du ministère de la Défense et du ministère de la Défense, soit environ 2 000 hommes, 300 4×4 armés et 21 véhicules blindés NIMR.

Le corps des garde-frontières se divise en deux composantes : les Garde-frontières et la Garde-côtière qui comprennent respectivement 9 000 et 6 500 hommes, en plusieurs bataillons. Autre unité paramilitaire, située entre la milice et l’unité gouvernementale, la Garde de sécurité des installations pétrolières qui dispose en 2012 de 390 4×4 (dont beaucoup armés), de 40 blindés divers et d’une dizaine d’ambulance.

Matériels anciens et rééquipement

L’Armée de Terre n’aligne plus qu’une poignée de T-72 et T-55 en état de fonctionnement, aux côtés de quelques blindés à roues EE-9 et EE-11, de BRDM-2 et BTR-60PB, de blindés chenillés M113 (dont certains modifiés avec des tourelles de BTR ou d’AML 90) et BMP-1, de pièces d’artillerie (dont beaucoup d’automoteurs de 155 mm Palmeria, de lance-roquettes multiples BM-11, BM-21, RM-70). En dépit des pertes subies sous les coups des avions de la Coalition, des quantités considérables de ces engins vieillissent tranquillement dans les hangars de l’ère-Kadhafi où, déjà à cette époque, l’arsenal comptait trop matériel pour des effectifs insuffisants. Aujourd’hui, plutôt que des véhicules lourds, le pick-up armé ou le blindé léger constituent le "cheval de bataille" des forces gouvernementales. Sont montés sur ceux-ci tout un panel d’armes : mitrailleuses de 12,7 et 14,5 mm,  canons automatiques de 23 mm, canons sans-recul de 73 et 106 mm….

Malgré les pertes de 2011, malgré l’âge de ses matériels (et de ses pilotes !) l’aviation s’affirme comme l’entité la plus stable.

Là encore, malgré les pertes de 2011, malgré l’âge de ses matériels (et de ses pilotes !) l’aviation s’affirme comme l’entité la plus stable. Ses personnels qualifiés disposent de MiG-21, MiG-23, Mirage F1, L29 et L39, Mi-8 et Mi-24. Ils opèrent également les quelques drones de surveillance au sein d’une unité dédiée. Les appareils de l’Armée de l’air sont fréquemment engagés, notamment dans des missions de surveillance et de reconnaissance offensive dans le sud libyen, où ils interviennent parfois contre les terro-bandits (plusieurs 4×4 ont ainsi été visés par des tirs-canons ou à la roquette). La marine, en revanche, a souffert des événements de 2011 : la frégate al-Hani (une classe Koni) endommagée en 2011 arrive à la Valette (Malte) pour réparations en octobre 2013. Des bâtiments d’opérations amphibies sont également réparés à Toulon et à la Valette depuis 2012.

Modernisations et achats

Le 6 février, l’Italie offre 20 blindés Puma. Dans le courant de l’année, Tripoli commande 300 BRDM-2 et BVP-1 (version tchèque du BMP-1) à la République tchèque. Le contrat de 51 millions de dollars inclut la remise en état de 300 autres BRDM-2 et BMP-1 que possède déjà l’armée libyenne. Pour l’heure, la livraison est bloquée : en effet, rien ne garantit aux Tchèques que les munitions ne finiront pas aux mains des milices.

En avril, le pays reçoit 49 blindés légers NIMR II qui s’ajoutent aux 120 achetés par Kadhafi en 2009. En juillet, Washington cède 24 Hummer GMV (la version "opérations spéciales" du véhicule) : 10 sont affectés aux garde-frontières, 14 gardés en réserve et pour l’instruction à Tripoli (ceux-là mêmes qui sont volés fin juillet/début août 2013). En août, 20 000 armes légères sont commandées à Ankara (dont une majorité de fusils d’assaut G3). Tripoli porte aussi son attention sur les hélicoptères et les drones turcs. De plus, sont obtenus 20 camions blindés anti-émeutes Toma de la firme Nurol.

Des fusils d’assaut bulgares AR-M9F en 5,56 mm dotent des unités des commandos. Fin septembre arrivent 10 9SP157-2 Khrizantema-S, version antichar du BMP-3. Commandés par Kadhafi à Moscou, ils ne sont pas inutiles en 2013, face à des milices susceptibles de disposer de moyens blindés lourds. À l’occasion de leur livraison, l’ambassadeur russe Molotkov indique que son pays s’investira pour l’entraînement des forces libyennes afin de leur permettre d’acquérir du matériel perfectionné. Rappelons que la Russie perd pour 4 milliards de dollars de contrats d’armements avec la révolution… Toujours en septembre, Tripoli évoque la possibilité d’acheter de 16 à 22 Chinook (6 CH-47D et 16 CH-47F) pour renforcer son dernier CH-47 vraisemblablement toujours opérationnel, ainsi que d’acheter 2 C-130J-30 Super Hercules. Ce dernier contrat de 588 millions de dollars comprendrait la formation des équipages, l’entretien des appareils, les pièces de rechange. En octobre, une première tranche de 30 Hummer, sur un total de 350, sont débarqués.

Le réseau de détection radar est remis en état. Pour la surveillance de ses 1 770 kilomètres de côtes, la Libye augmente sa flotte avec 30 embarcations semi rigides rapides françaises Sillinger (certains protégés blindages). D’autres bateaux sont prévus : des patrouilleurs néerlandais et 25 patrouilleurs sud-coréens pour les garde-côtes. Enfin, la sécurisation des dépôts de munitions est entreprise. Il s’agit à la fois de protéger les populations contre les accidents, mais aussi de lutter contre les trafics d’armes et de munitions. Dans ce but, la Suisse octroie une aide de 200 000 dollars pour la construction d’un site de stockage à Misrata.

L’armée pourrait représenter l’unité du pays ou au contraire, disparaître dans les conflits armés tribaux, religieux, politiques

L’avenir de la Libye dépend grandement de ce que deviendra – ou ne deviendra pas – son armée. Cette institution pourrait représenter l’unité du pays ou au contraire, disparaître dans les conflits armés tribaux, religieux, politiques, avec en toile de fond d’importants intérêts économiques (contrôle des installations pétrolières, contrôle des zones "grises" de tous les trafics aux frontières…). D’autres régions du monde ont été confrontées à cette situation : Liban, Somalie, RDC… Elles ont alors sombré dans le chaos et après des décennies sanglantes, elles ne sont toujours pas convalescentes. C’est ce qui attend la Libye sans la ferme résolution de ses dirigeants à dissoudre les milices et à construire de véritables forces armées au service du pays, chargée de protéger tous ses citoyens. Très lucides, ces citoyens perçoivent d’ailleurs le danger en réclamant la fin des milices, la présence de la police, l’intervention des militaires et en espérant que le gouvernement prenne des décisions. Tout n’est pas encore perdu donc, d’autant que les thuwar sont les pères, les maris, les fils, les cousins, les amis de ceux qui souhaitent les voir rendre leurs armes.

>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.

>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard

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