France – Edwy Plenel : « La banalisation de la xénophobie n’a pas d’étiquette politique »
Le journaliste et fondateur de « Médiapart », Edwy Plenel, vient de publier un manifeste intitulé « Pour les musulmans ». Nous l’avons rencontré.
En 1896, vingt mois avant d’écrire son J’accuse en faveur du capitaine Dreyfus, Emile Zola, alors au fait de sa notoriété, publiait un article, Pour les juifs, où il dénonçait une banalisation générale de l’antisémitisme conséquence d’un discours propagé « d’en haut », par les élites politiques et intellectuelles de l’époque. En septembre dernier, dans un essai intitulé en écho Pour les musulmans, l’ancien directeur de la rédaction du Monde et fondateur de Médiapart, Edwy Plenel, s’alarme d’une normalisation similaire du discours islamophobe, dans un contexte d’extrémisation de la droite et de droitisation de la gauche. Interview.
Jeune Afrique : Depuis l’émergence de l’État islamique sur la scène internationale, des musulmans ont lancé une campagne "NotInMyName". Que signifient pour vous le souci musulman de se désolidariser du monstre jihadiste mais aussi les injonctions à cette justification qui leur sont adressées ?
Edwy Plenel : Tout d’abord il est très estimable que des Européens musulmans de culture, d’origine ou de croyance, disent spontanément que ce qui se passe là-bas n’a rien à voir avec leur culture, leur croyance. C’est le sens de ce cri qui a débuté au Royaume-Uni avec ce hashtag "NotInMyName". Il est en revanche très détestable d’avoir vu en France cette campagne pour demander aux musulmans de se prononcer, pour dire tout de suite qu’ils n’en faisaient pas assez, comme si nos compatriotes musulmans étaient comptables de ce qui se passe là-bas. Comme s’ils devaient montrer patte blanche davantage que d’autres, comme si cette minorité devait en permanence s’excuser pour des actes auxquels ils n’ont aucune part.
Enfin, et c’est tout le sens de mon livre, il y a dans ce mécanisme pervers le danger qui nous menace d’un choquant retour, où, au nom de la guerre menée contre ce soi-disant État islamique, on en vient ici même à désigner un ennemi intérieur qui prend la figure du musulman.
On a l’impression, à vous lire, d’un retour fatal aux mécanismes xénophobes de l’époque de Zola et de son article Pour les juifs…
Il y a une résonnance entre la situation actuelle et ce premier article de Zola où il se dresse contre la banalisation mondaine, intellectuelle, académique de l’antisémitisme en France. Dans la foulée de la Commission nationale consultative des droits de l’homme qui a relevé cette banalisation du discours islamophobe, je cherche dans mon livre à pointer l’engrenage qui peut conduire à des dérives fatales pour toute l’humanité.
L’engrenage de la discrimination, de l’indifférence, de ce regard qui met à part des gens derrière un mot en les essentialisant, en les rendant comptables en bloc de nos propres malheurs et de nos propres inquiétudes.
L’antisémitisme a commencé comme cela, en mettant à part les juifs de France comme s’ils étaient comptables des désordres du capitalisme et, plus tard, des violences du communisme.
Mais mon livre n’est pas dans l’essentialisation en retour. Il pourrait aussi bien s’intituler Pour les minorités, Pour les Roms, Pour les Noirs, Pour les juifs… Il pourrait s’intituler Pour la France tout simplement, dans le souci de sa diversité, de son peuple tel qu’il est, tel qu’il vit et travaille.
Alain Finkelkraut affirmait en juin dernier : "Il y a un problème de l’islam en France". Cette assertion rejoint-elle certaines théories qui prétendent que l’islam ou son interprétation posent problème en soi ?
Certaines sociétés traversent des crises, comme leur culture et leur histoire. Mais demandons-nous aux catholiques en général d’être comptables des crimes commis en Europe contre les protestants puis contre les juifs ? Non. C’est un dérèglement de notre modernité qui a produit les crimes de génocide et ce ne sont pas les catholiques en tant que tels qui en sont responsables. De la même manière, est-ce que nous réclamons des compte à nos compatriotes juifs des violations des droits de l’homme commis par les dirigeants actuels de l’État d’Israël, qui eux-mêmes se réclament du judaïsme ? Non. Nous sommes capables de voir qu’il y a une diversité derrière ces mots : islam, musulman, judaïsme, juif, christianisme, chrétien. Il y a une diversité d’appartenance, de situation, de pays.
Les premières victimes des violences commises en Irak, en Syrie et dans toute cette zone depuis trente ans, ce sont des musulmans. L’essentialisation identitaire de part et d’autre, jihad contre croisade, nous empêche de comprendre que ce soi-disant État islamique est le produit de l’histoire de l’Irak où nous menons aujourd’hui la quatrième guerre depuis trente ans. La première a été menée – on l’oublie trop souvent – par Saddam Hussein au nom de l’Occident, qui l’armait et le considérait comme une barrière contre la menace déjà qualifiée d’islamiste qu’était la révolution iranienne. Trente ans d’aveuglement n’ont fait qu’ajouter du désordre au désordre et du malheur au malheur.
L’Histoire de France ne commande-t-elle pas d’éliminer ce qui sort du modèle national ? Simon de Montfort se devait d’éradiquer l’hérésie cathare, les Valois avaient pour mission d’anéantir les schismatiques protestants… C’est aujourd’hui au tour des musulmans ?
La France s’est en effet construite de manière intérieure comme un empire avant de se projeter sur le monde comme tel. Aussi notre capacité à assumer la question coloniale me paraît essentielle pour que nous sortions de l’ornière. J’appelle dans ce livre la France à assumer son imaginaire politique et national. Ce pays est une Amérique de l’Europe, c’est un pays multiculturel. Loin d’être une fragilité, c’est une opportunité formidable dans notre monde interdépendant, interconnecté et globalisé. Comme c’est une chance d’être à la fois la fille aînée de l’Église, le pays de l’édit de Nantes, le premier pays musulman d’Europe, la première communauté juive rescapée du génocide, le pays de la créolisation et du tout-monde caraïbe et africain et le pays de la laïcité, entendue comme le respect des minorités. Tout cela devrait nous rendre forts, nous donner une capacité à comprendre le monde d’aujourd’hui et à nous y affirmer.
Une des dimensions de la crise française permise par l’extrémisation de la droite républicaine et de la droitisation de la gauche sociale est de céder du terrain à notre ennemi de toujours, l’extrême-droite, dont le fonds de commerce idéologique est l’essentialisation des identités, l’affirmation des inégalités, l’idée qu’il y a des hommes supérieurs aux femmes, des civilisations et des religions supérieures à d’autres. Nous devons opposer à cet imaginaire régressif un imaginaire supérieur qui permette de libérer les énergies de la France.
Il faut en revenir à l’authentique agenda qui permet de construire un monde commun, un bien-vivre commun, cet agenda démocratique et social où il importe plus de savoir ce que nous allons faire ensemble que ce que nous croyons séparément.
Zola, Jaures, Briand, Césaire… Vous convoquez les plus éminents intellectuels de gauche. Votre texte s’adresse-t-il surtout à "ceux d’en haut à gauche" qui se droitisent ?
Il s’adresse à tous ceux d’en haut, qu’ils soient de droite ou de gauche. Mon adversaire n’est pas le racisme de comptoir. Il peut y avoir des médiocrités ou des bassesses dites au quotidien. Le vrai danger, c’est la banalisation intellectuelle, politique, académique et bienséante de la xénophobie. C’est là qu’elle devient une idéologie dangereuse, qu’elle s’empare de la société et c’est là qu’il faut se battre. Cette banalisation n’a pas d’étiquette politique. Je pense qu’un Dominique de Villepin à droite, ou un Pouria Amirshahi, à gauche, seraient tout à fait d’accord avec ce que je dis.
Simplement je dérange la gauche sur un point précis, celle de la laïcité où elle a cédé du terrain à l’extrême-droite en épousant un laïcisme sectaire qui n’a rien à voir avec la laïcité originelle. Ce laïcisme est pour moi à la laïcité ce que l’extrémisme est à la religion. La laïcité originelle, loin d’être la détestation et la mise à distance du religieux, est au contraire la reconnaissance des cultes minoritaires. La loi de 1905 a permis l’émergence de ce catholicisme de gauche et des réseaux chrétiens qui ont été solidaires des mouvements pour les indépendances, de l’indépendance algérienne… On ne leur avait pas demandé d’effacer l’affirmation de leur christianisme, au contraire, c’est en affirmant leur christianisme qu’ils ont rejoint la cité commune.
Je demande la même chose pour l’ensemble des autres identités religieuses dans notre pays. De la même manière que l’on peut se dire français et juif, il faut que nos compatriotes musulmans puissent se dire fièrement français et musulmans, pas l’un sans l’autre, pas l’un contre l’autre, pas l’un au-dessus de l’autre.
Boulangisme, maurrassisme, poujadisme ont fait long feu. Ne vous vous alarmez-vous pas outre-mesure de l’avenir de l’extrémisation à l’œuvre ?
Cette vision a posteriori est trop optimiste. Comme le grand historien israélien Zeev Sternel l’a montré, le laboratoire de toutes les idéologies les plus meurtrières en Europe a d’abord été la France. Ce n’est pas parce que la réalité politique destructive que fut le nazisme a été produite ailleurs qu’en France que nous devons balayer cette particularité, d’autant moins que la France est le seul pays dont la majorité des élites politiques, économiques et intellectuelles ont accepté la collaboration. C’est la ruse de De Gaulle d’avoir mis la France dans le camp des vainqueurs. Elle aurait dû être dans le camp des vaincus.
Aujourd’hui, la prégnance de l’extrême-droite n’est pas le produit de la crise sociale, même si cette dernière peut en être l’accélérateur. Elle est le produit de cette longue histoire. Mon premier livre s’appelait L’effet Le Pen. Il est paru en 1984, au moment où l’URSS existait toujours, l’UE n’existait pas, l’Allemagne était divisée en deux et déjà, à cette époque, le FN faisait 2,5 millions de voix aux Européennes.
Que signifient les discours sur le renforcement des communautarismes ou les replis identitaires ?
Dès que l’on affirme la multiculturalité de la France, on nous brandit le discours communautariste. Mais que vient justement de faire le discours dominant ? Il a demandé aux musulmans de se comporter en communauté et de défendre leur culte contre des jihadistes. C’est bien la preuve que nous fabriquons cela ! Reconnaître notre diversité est loin de créer des communautés, c’est au contraire créer une diversité d’appartenance. Il faut libérer chacun pour se retrouver ensemble et ne pas être stigmatisé par rapport au foulard que l’on porte, à ses habitudes alimentaires, au jeûne, aux prières que l’on respecte, à tout ce que l’on a en propre.
Je rappelle que la formule de Karl Marx, "la religion comme opium du peuple", loin d’être une formule de mépris du religieux, est une formule de compréhension. Quand vous être dominé, opprimé, humilié, vous n’avez parfois que cette bribe d’espoir. Si en plus on vous dit qu’on va vous enlever cela, on crée le danger et la menace. Le réflexe de fierté devient un réflexe de communautarisme crispé. C’est ainsi que l’on produit nos propres monstres : des jeunes qui, à force de discriminations, choisissent un chemin identitaire qui est un chemin de perdition. Ces soi-disant jihadistes ne sont pas le produit de l’islam – une religion qu’ils connaissent finalement assez mal -, celui de notre société et de notre histoire. Jaurès, après la Commune, appelait à comprendre les causes qui amenaient des jeunes issus de milieux prolétaires à mettre des bombes dans des cafés pour "tuer le bourgeois"? C’était des crimes qu’il fallait évidemment sanctionner.
Mais ceux qui sont soucieux de progrès et d’humanité cherchent l’injustice qui se cache derrière le désordre pour essayer d’y remédier en profondeur, quand les conservateurs et les réactionnaires disent qu’il faut le sanctionner… au prix de l’injustice.
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Propos recueillis par Laurent de Saint Périer
Edwy Plenel, Pour les musulmans, La Découverte, septembre 2014, 12 euros.
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