Sénégal : l’interdiction de « Charlie Hebdo » est « le reflet de la course au religieusement correct »

Tiokk Baram, journaliste satirique sénégalais s’exprimant sous pseudonyme, est un fervent partisan de l’émancipation du carcan religieux. Dans un entretien accordé à « Jeune Afrique », il explique comment l’attentat contre la rédaction de « Charlie Hebdo » a été perçu au Sénégal, où la religion pèse encore de tout son poids dans la vie quotidienne.

La grande mosquée de Dakar. © AFP

La grande mosquée de Dakar. © AFP

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Publié le 15 janvier 2015 Lecture : 5 minutes.

On taira son vrai nom, tout comme on s’abstiendra de le représenter en photo. En devenant le rédacteur en chef du P’tit railleur sénégalais, un journal satirique lancé au Sénégal en novembre 2013, Tiokk Baram, la quarantaine, a opté pour un pseudonyme afin de ne pas exposer sa famille ni sa sécurité. Tiré entre 3 000 et 5 000 exemplaires, Le P’tit railleur sénégalais, un mensuel à périodicité aléatoire, faute de moyens financiers suffisants, est aujourd’hui le seul représentant de la presse satirique dans le paysage éditorial sénégalais.

Alors que le gouvernement vient d’interdire la diffusion des numéros de Charlie Hebdo et de Libération datés du 14 janvier, Tiokk Baram, qui se revendique “de gauche” et prône une émancipation d’avec le carcan religieux (il est notamment l’auteur d’un texte sur "l’Allahicité" sénégalaise), revient, sans prendre de gants, sur la manière dont l’assassinat des collaborateurs de Charlie Hebdo a été ressenti au Sénégal.

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Au lendemain de la vague d’assassinats survenue la semaine dernière en France, comment le pays a-t-il réagi ?

J’ai le sentiment, au vu de ce que j’entends sur la bande FM et des prises de position de certains mandarins de la presse, intellectuels ou politiciens, que la position majoritaire au Sénégal est de justifier, au moins implicitement, l’attentat contre Charlie Hebdo au motif qu’à une violence des mots et de l’image aurait répondu une autre violence.

Le Quotidien a été le seul, le 8 janvier, à se montrer à la hauteur de l’événement, ainsi que Le Soleil, dans une moindre mesure. Au lendemain du drame, L’Obs [premier quotidien du pays en tirage, appartenant à Youssou Ndour, NDLR] n’a consacré qu’un entrefilet à l’attentat et par la suite, il n’en a quasiment plus parlé. Et quand le philosophe Souleymane Bachir Diagne a désigné les morts de Charlie comme des martyrs, ajoutant qu’on ne pouvait prétendre tuer la pensée, il s’est fait copieusement insulter par les Internautes sur le site Web d’information le plus lu du pays, Seneweb.

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Pourtant, le président Macky Sall n’a pas hésité à se joindre à la manifestation parisienne du 11 janvier…

C’était un geste courageux car Macky Sall ramait clairement à contre-courant de sa propre opinion publique. Un prédicateur qui intervient tous les jours sur Sen-TV était hilare devant la caméra en évoquant la “vengeance” contre Charlie Hebdo. Un politique islamiste a estimé de son côté que l’attentat était justifié. Quant à la presse, à de rares exceptions près, elle s’est montrée lamentable. Cela étant, Macky Sall n’a pas osé assumer ce soutien à domicile; c’était seulement un geste pour l’international.

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Le ministère de l’Intérieur vient en effet de faire savoir que les numéros-hommages de Charlie Hebdo et de Libération seraient interdits de diffusion au Sénégal. Schizophrénie ?

C’est le reflet de la bienséance hypocrite et de la course au religieusement correct qui nous caractérisent. Cette annonce est avant tout démagogique puisque Charlie Hebdo est interdit de facto de diffusion au Sénégal depuis juillet 2013. Les grands électeurs de la démocratie à la sénégalaise sont les clergés de toutes sortes, à commencer par les grands marabouts. Être persona non grata auprès d’eux, c’est abdiquer tout destin politique.

Jeune Afrique : En tant que journaliste satirique, avez-vous été influencé par Charlie Hebdo ?

Tiokk Baram : J’ai longtemps été un lecteur assidu de Charlie lorsque le journal a redémarré, au début des années 1990. À Dakar, je me procurais le journal dans les rares librairies qui le distribuent. Certains amis, lorsqu’ils en feuilletaient un exemplaire chez moi, étaient horrifiés en raison de leurs convictions religieuses. Or je suis moi-même de confession et de culture musulmane, mais en tant que musulman je défends le droit au blasphème, même si son exercice n’est pas possible au Sénégal actuellement.

En tant que musulman je défends le droit au blasphème.

Quelles avaient été les réactions à la suite de la publication par Charlie Hebdo, en 2006, des caricatures de Mahomet ?

Le souvenir que j’en ai, c’est qu’il y a eu une condamnation par les milieux intellectuels comme par la classe maraboutique. Mais c’était une bombe à déflagration lente car c’est véritablement un an plus tard, au moment du procès contre Charlie qui s’est tenu à Paris en 2007, que le débat est descendu au niveau de l’opinion publique et qu’une marche s’est tenue à Dakar pour dénoncer ces caricatures. Je me souviens encore d’un Baye Fall, un talibé mouride reconnaissable à sa tenue et à ses dreadlocks, qui, devant une télé, pleurait toutes les larmes de son corps en apprenant qu’on avait blasphémé le prophète. Selon moi, cette marche cristallisait une opinion majoritaire au Sénégal, dont la locomotive est la classe maraboutique et dont les intellectuels et les politiques constituent les premiers wagons. Le Sénégalais moyen ne comprend pas, et condamne, l’idée même du droit au blasphème.

Avec le P’tit railleur sénégalais, quelles limites vous imposez-vous sur les questions qui touchent à la religion ?

Nous nous permettons de faire preuve de dérision concernant les marabouts et les confréries mais nous le faisons en tentant de démontrer qu’ils sont eux-mêmes en contradiction avec les valeurs qu’ils sont censés incarner. Mais s’attaquer frontalement aux confréries, c’est un bâton de dynamite. Si on touche à la plus influente d’entre elles, que je n’ai pas besoin de citer [la confrérie mouride, NDLR], on peut s’attendre à des réactions violentes.

Que se passerait-il, selon vous, si vous franchissiez les limites ?

Je pense qu’il y aurait une réaction des pouvoirs publics, qui considéreraient que c’est un trouble à l’ordre public et intenteraient probablement une action sur le plan légal. Et qu’il y aurait également une forte réaction du corps social, avec la possibilité de violences.

Au Sénégal, être traité de mécréant ou d’hérétique a des implications très sérieuses.

Pourquoi travaillez-vous sous pseudonyme ?

Je sais d’expérience ce qui est susceptible d’arriver à un journaliste qui se montre un peu trop iconoclaste. Je travaille bénévolement au P’tit railleur, c’est un engagement personnel et philosophique.

Mais il y a un potentiel de menaces qui pèse sur mon intégrité, pas seulement physique mais morale : au Sénégal, être traité de mécréant ou d’hérétique a des implications très sérieuses. Être mis au ban, subir l’opprobre, ce n’est pas facile à assumer, notamment pour la famille. Et bien sûr, une minorité serait prête, je le pense, à passer à la violence physique.

Votre prochain numéro sortira en janvier. Y publierez-vous un hommage à Charlie Hebdo ?

Certainement. Ceux qui ont été exécutés sont des icônes de la liberté de conscience, de la liberté d’opinion et de la liberté de pensée, même si une majorité de mes compatriotes y voient seulement des blasphémateurs. Dans les limites qu’imposent notre sécurité personnelle et notre capacité de résistance à l’opprobre, nous le ferons. Mais nous sommes très seuls.

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Propos recueillis à Dakar par Mehdi Ba
  

 

 

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