Tunisie : Mohsen Marzouk, l’éminence grise de BCE
Nommé début janvier conseiller spécial du président tunisien avec rang de ministre, en charge des affaires politiques, Mohsen Marzouk fait désormais partie du cercle de confiance de Béji Caïd Essebsi. Retour sur un parcours atypique.
Redoutable débatteur, c’est un habitué des plateaux de télévision. Membre fondateur et dirigeant de Nidaa Tounes, Mohsen Marzouk, 50 ans, a été, tout au long de ces quatre dernières années, à la fois le fantassin et le franc-tireur de Béji Caïd Essebsi. Cet ancien syndicaliste étudiant, issu de la mouvance de l’extrême-gauche, n’appartenait pas au "premier cercle" de l’entourage du futur président. Mais il a su se rendre indispensable, au point de devenir son plus proche conseiller.
C’est à lui qu’a échu le privilège de diriger la campagne présidentielle du candidat BCE. Une mission dont il s’est acquitté avec brio, aux côtés de Sélim Azzabi et de Ridha Belhaj. C’est aussi lui qui, sans attendre la proclamation officielle des résultats du second tour de l’élection, et sans même attendre que soient dévoilées à la télévision les premières estimations des sondages "sorties des urnes", avait annoncé avec aplomb la victoire finale de Béji Caïd Essebsi, le 21 décembre 2014. Une manière de couper l’herbe sous le pied du camp Marzouki, qui voulait faire durer le suspense pour mieux pouvoir contester les résultats.
Nommé début janvier conseiller spécial (avec rang de ministre), en charge des affaires politiques, Mohsen Marzouk a donc rejoint son patron à Carthage. Il est aujourd’hui au centre et au cœur du dispositif présidentiel. Pourtant, en dépit de sa surexposition, l’homme reste mal connu. Retour sur un parcours turbulent et atypique.
Les années de jeunesse : avec Chokri Belaïd au bagne de Rjim Maâtoug
Né à Mahrès, à 30 kilomètres de Sfax, Mohsen Marzouk a cinq ans lorsque son père meurt ; sa famille bascule alors dans la précarité. Il est élevé avec son frère et sa sœur par sa mère, illettrée. Un oncle l’initie à la littérature et au théâtre. Au tout début des années 1980, son professeur d’anglais sera à l’origine de sa politisation précoce. Il rejoint le mouvement lycéen, s’y illustre, ce qui lui vaut d’être renvoyé du lycée de garçons de Sfax, en 1981.
Réintégré après une année blanche, il finit par passer son baccalauréat en 1984 et s’inscrit en sociologie à la faculté de La Manouba. Aux côtés de Chokri Belaïd (l’opposant de gauche assassiné le 6 février 2013), il est l’un des leaders des patriotes démocrates, le futur Watad (extrême gauche). En 1987, les deux agitateurs sont arrêtés, détenus au secret et maltraités, puis enrôlés de force au service militaire. Ils passent plus d’un an dans la "caserne" de Rjim Maâtoug, sorte de camp de travail et de rééducation en plein désert. Gracié fin 1988 par Ben Ali, il reprend ses études et le flambeau du militantisme à l’UGET (le syndicat étudiant, contestataire).
En 1992, il rompt avec l’extrême gauche : il avait perdu la foi.
"Tous ces engagements ont été une magnifique école de formation et me rendent fier. J’ai combattu aux côtés de valeureux camarades, j’ai gagné l’aisance en public. Mais, à partir de 1990-1991, j’ai commencé à me détacher des dogmes du marxisme, à relativiser. J’ai compris que nous étions à côté de la plaque." En 1992, il rompt avec l’extrême gauche : il avait perdu la foi.
De la fondation Mandela à Freedom House
Après une première expérience professionnelle dans un institut de sondage, Mohsen Marzouk intègre El Taller, une ONG internationale fondée par Nelson Mandela, spécialisée dans le renforcement des sociétés civiles, et disposant d’une antenne à Tunis. C’est une révélation. Il se découvre une vocation de citoyen du monde. Lui qui n’avait jamais voyagé va désormais passer le plus clair de son temps dans les avions, à courir de séminaire en séminaire. En 2002, changement de cap : il rejoint l’organisation américaine Freedom House, en qualité de directeur régional MENA (Monde arabe / Moyen-Orient). Il se spécialise dans l’étude des processus de changement politiques et des transitions démocratiques. En 2008, lassé des tracasseries dont il faisait l’objet en Tunisie, et craignant aussi les amalgames avec la politique américaine, il gagne Doha, au Qatar.
De là, il participe à la création de la Fondation arabe pour la démocratie, implantée dans l’émirat gazier et (honorifiquement) présidée par Sheikha Mozah. Il en devient le secrétaire général. Ses connections internationales expliquent qu’il ait été propulsé directeur des relations extérieures de Nidaa Tounes, au lendemain de la création du parti, en 2012. Mais elles constituent aussi un angle d’attaque idéal pour ses détracteurs : le cosmopolite étant forcément suspecté de ne pas être patriote, certains ne se priveront pas de le dépeindre comme un agent du Qatar, inféodé aux intérêts américains…
Dans l’arène, après la Révolution
Il rentre immédiatement en Tunisie après la fuite de Ben Ali, en janvier 2011. L’expert en transitions politiques comprend vite que le déséquilibre des forces en présence et le "romantisme" des élites de l’opposition risque de conduire à une prise du pouvoir par les islamistes d’Ennahdha. Il rencontre pour la première fois Béji Caïd Essebsi en mars 2011, peu après que ce dernier a été nommé Premier ministre du gouvernement provisoire. Il voit en lui l’homme de la situation, le seul à même de combler le vide politique de la transition, et s’en rapproche un peu plus au cours de l’été 2011.
Mohsen Marzouk fait alors campagne pour qu’un référendum soit organisé, le 23 octobre, en même temps que l’élection de l’Assemblée constituante, pour limiter la durée de son mandat à une seule année et pour encadrer ses prérogatives. BCE est sur la même ligne, mais ne peut le dire publiquement : le président provisoire, Foued Mebazaa, et une partie du gouvernement sont réticents, et les partis, ainsi que la Haute Instance, s’opposent résolument à l’initiative, qui échoue. Mais Marzouk prend date. Il fait naturellement partie du petit noyau des fondateurs de Nidaa Tounes. Et se jette avec gourmandise dans l’aventure partisane.
Depuis trois ans, la férocité du combat laisse peu de temps à l’autre passion qui l’habite depuis sa jeunesse : l’écriture poétique.
Depuis trois ans, la férocité du combat laisse peu de temps à l’autre passion qui l’habite depuis sa jeunesse : l’écriture poétique. "La poésie et la beauté littéraire agissent sans doute comme une sorte d’échappatoire", concède-t-il. Avant d’ajouter : "En réalité, bien qu’éloignées en apparence, les deux activités ne sont pas sans rapport. La politique, c’est aussi de l’émotion et des symboles, et requiert de la sensibilité. Je suis affligé de voir qu’aujourd’hui, autant de professionnels de la politique lisent peu, et à quel point leur culture est médiocre."
Un lieutenant admiré et jalousé
Sa nomination en qualité de conseiller spécial du président était dans l’ordre des choses. "Mohsen aurait pu revendiquer une tête de liste aux législatives, et se faire élire tranquillement, explique un membre de son équipe. D’autres pensaient qu’il se réservait pour devenir ministre. Il a préféré lier son destin à celui de BCE, et il est allé au charbon en dirigeant la campagne."
"Béji Caïd Essebsi ne laisse rien au hasard dans le choix des hommes", renchérit Hassen Zargouni, directeur de l’institut de sondages Sigma Conseil. "Il a tendance à s’appuyer sur les gens qu’il connaît et qu’il a pratiqués. Ceux qui forment aujourd’hui son entourage au Palais étaient déjà avec lui en 2011. C’est vrai de Ridha Belhaj (le directeur du cabinet présidentiel), de Rafaâ Ben Achour (la plume), de Moez Sinaoui (le directeur de la communication) ou encore d’Habib Essid (le Premier ministre désigné). Mohsen Marzouk est le seul qui a réussi à se glisser dans son cercle de confiance. L’explication, c’est sa loyauté sans faille. Il s’est mis au service de son patron, n’a jamais tenté de jouer "perso", et il a su garder ses états d’âme pour lui. En politique, ça compte…"
Contrairement à l’étiquette "d’homme pressé", véhiculée par ses adversaires, à l’extérieur mais aussi à l’intérieur du parti, Mohsen Marzouk ne souhaite pas brûler les étapes. Son credo ? "Il y a deux types d’ambitions : les petites ambitions individuelles, et la grande ambition collective. Être en première, en deuxième ou en troisième ligne ne change rien du moment qu’on participe à cette grande aventure de la réinvention de la Nation tunisienne. Malheureusement, beaucoup ont perdu de vue cela. Habib Bourguiba a lutté près de trois décennies avant d’arriver au but suprême. Et que dire de Béji Caïd Essebsi ?"
Certains – pour lui savonner la planche ? – le dépeignent déjà comme un présidentiable en puissance.
Certains – pour lui savonner la planche ? – le dépeignent déjà comme un présidentiable en puissance. "Il a le talent et l’habileté pour, résume un fin connaisseur du parti. Il est charismatique et très populaire auprès des militants. Mais il a pour l’instant deux handicaps : primo, il est relativement isolé dans l’appareil, car les caciques le jalousent et se méfient de lui. Secundo : il n’a pas de fief régional ou électoral. Il devra y remédier un jour s’il veut viser encore plus haut…"
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Samy Ghorbal
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