Tunisie : Ennahdha, blocage à tous les étages
Tout semblait sourire au parti islamiste, passé de la clandestinité au gouvernement tunisien en moins d’un an. Mais depuis son arrivée au pouvoir, dissensions internes et contradictions criantes, notamment sur l’attitude à adopter à l’égard des salafistes, le plongent dans le doute.
Avec 89 sièges sur 217 à la Constituante, Ennahdha pèse de tout son poids sur la préparation de la nouvelle Constitution tunisienne et sur les orientations du gouvernement de coalition. Élu sur un programme en 365 points qui mettait en avant une intention démocratique attachée au respect des libertés, le parti, à travers son projet de Constitution, a changé son fusil d’épaule en proposant la charia comme première source législative et en conditionnant les libertés au respect de toutes les formes du sacré.
Abdelaziz, sympathisant islamiste, note que, « au fond, il n’y a pas de quoi s’étonner ; Hamadi Jebali, alors secrétaire général du parti, avait annoncé en mars dernier que l’application de la charia serait progressive et incontournable. Pour les élections, Ennahdha a voulu séduire en affichant une image d’ouverture à la turque, mais elle montre aujourd’hui un tout autre visage et fait face à des divergences internes ». L’ancien Premier ministre, Béji Caïd Essebsi, a déclaré que « lors des dernières élections, Ennahdha a fait le plein d’électeurs. Maintenant, il lui faut élargir son champ en s’alliant à d’autres tendances islamistes ».
De fait, le parti ne parle pas d’une seule voix et donne aujourd’hui l’impression d’être écartelé entre ses engagements électoraux et le souci de ne pas s’aliéner sa branche la plus extrême, le mouvement salafiste. Il doit en outre accorder ses violons avec le gouvernement et la Constituante.
Après le double langage, le temps est à la double gouvernance. À la manoeuvre, Rached Ghannouchi, chef de file d’Ennahdha, qui entretient une confusion entre les positions du parti et les prérogatives du gouvernement, prenant la parole au nom de la Tunisie sur la scène internationale après avoir placé au sein de l’exécutif des proches, tels que son gendre Rafik Abdessalem, ministre des Affaires étrangères, ou un fidèle compagnon de route, Lotfi Zitoun, ministre conseiller chargé des Affaires politiques, ou encore son neveu, Habib Khedher, rapporteur à la Constituante. Tout aussi troublant est son refus de condamner clairement les actes de violence des salafistes.
Diversion
Si Samir Dilou, ministre des Droits de l’homme et de la Justice transitionnelle et porte-parole du gouvernement, déclare qu’il « préfère que le gouvernement soit accusé d’être faible plutôt que répressif », il confie aussi qu’au sein du parti « le ton monte, mais on ne le dit pas ». L’affrontement entre faucons et colombes est latent, tant et si bien que le parti a reporté sine die son congrès. Ennahdha a d’ailleurs par trois fois affiché ses divisions ; sur le port du niqab, sur les déclarations de Sadok Chourou (lire ci-contre) et sur l’inscription de la charia dans la future Constitution. Alors que le ministre de l’Enseignement supérieur, Moncef Ben Salem, tergiverse sur l’interdiction du port du niqab à l’université, Ali Larayedh, ministre de l’Intérieur, déclare « être personnellement opposé au port du niqab, qui est sans aucun fondement religieux », mais dit respecter « celles qui ont fait ce choix ». Sur la question de la charia, Habib Khedher affirme « qu’elle va de soi dans un pays musulman et que le futur pouvoir législatif élaborera les lois en fonction de l’interprétation qu’il fera de la charia », tandis qu’Ajmi Lourimi, membre du bureau exécutif d’Ennahdha, souligne que l’application de la charia n’est pas au programme.
Nombreux sont ceux qui s’alarment de tous les débats stériles. « Polygamie, califat, charia, identité arabo-musulmane, tout ça est destiné à faire diversion, à escamoter l’incapacité d’Ennahdha à redresser l’économie, tout en lançant un signal dangereux pour détruire l’État moderne », analyse un chef d’entreprise. Au nombre de ces diversions, les tournées de prêcheurs extrémistes du Moyen-Orient venus conforter les salafistes en vantant « un retour aux sources de l’islam, salvateur pour la société ». Ripostant aux procès intentés par ces cheikhs ultraréactionnaires contre l’identité tunisienne (lire encadré), Abdelfattah Mourou, ancien membre d’Ennahdha, a déclaré : « Nous avons une tradition musulmane ancrée depuis des siècles. Nul ne peut prétendre nous donner des leçons. Quant à la démocratie, elle ne peut être contre l’islam, car elle n’est pas une religion mais un système. »
Pas de ligne claire
Sur la question des salafistes, les dirigeants du parti refusent de trancher. « Ils sont aussi les fils de ce pays », se justifie Ghannouchi. Sahbi Atig, chef du groupe Ennahdha à la Constituante, explique même que « le salafisme est aux origines du mouvement Ennahdha, lequel a ensuite eu un parcours politique fondé sur la démocratie ». Sadok Chourou joue d’ailleurs aujourd’hui le rôle d’interface avec les différents courants salafistes. Mais, selon Slaheddine Jourchi, analyste politique, « le récent accrochage entre forces de l’ordre et salafistes près de Sfax [12 djihadistes ont été interpellés à l’issue de l’enquête, NDLR] montre une rupture entre Ennahdha et une partie d’entre eux. En tirant sur les représentants d’un gouvernement d’Ennahdha, ils ont signifié leur rejet de la ligne du parti islamiste ». Il en va de même avec les wahhabites du Hizb Ettahrir, non autorisé, qui critiquent ouvertement un gouvernement jugé « non islamiste ».
Sur fond de conflit idéologique au sein du parti, certains militants confient que « la situation est grave. Nous ne savons pas gouverner et, faute de ligne claire, nous avons du mal à tenir notre base ». Raoudha Gharbi, de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), note pour sa part que « les salafistes font leurs tests pour s’installer au pouvoir ». D’aucuns pensent qu’Ennahdha cherche à gagner du temps et à imprimer des changements de comportement dans la société à travers, entre autres, le tissu associatif en vue des prochaines élections. Mais les relations entre Ennahdha et le pouvoir sont tellement intriquées que les dissensions du parti sont devenues une faiblesse de l’État.
Un "salafou" nommé Wajdi Ghanim
On savait les chaînes satellitaires religieuses influentes. Aujourd’hui, en Tunisie, on en mesure l’impact. Après la visite du prédicateur égyptien Amr Khaled, ce fut au tour de son compatriote Wajdi Ghanim de porter la « bonne parole ». Bardé de diplômes, ce théologien de 66 ans, figure de la propagande salafiste, est adulé dans de nombreux pays arabes, notamment en raison de ses harangues antisionistes. S’appuyant sur une lecture très personnelle des textes sacrés, il a littéralement enflammé la coupole d’El-Menzah, le 11 février, à Tunis. Là, il s’est contenté de stigmatiser la laïcité et l’indécence des sportives. Mais à Sousse, il a abordé l’un de ses thèmes favoris – pourtant totalement étranger à l’islam -, l’excision, qui ne serait pas une mutilation mais une banale opération esthétique, tandis qu’à Mahdia il a asséné, sous les ovations, que « la démocratie est faite par des mécréants et qu’il faut s’en remettre à la choura ». Ses outrances ont suscité un tel émoi dans le pays qu’une plainte a été déposée contre lui et les associations qui l’ont invité.
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